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Le Canada offre à sa population une nature de toute beauté et nos rapports avec celle-ci imprègnent fortement notre culture. Mais si nous ne gérons pas notre héritage précieux avec plus de discernement, nos régions sauvages risquent de devenir un paradis perdu…

Un étranger circulant cet été sur nos routes pourrait bien avoir l’impression que les Canadiens, sous des dehors flegmatiques, cachent une véritable âme de nomade. Des autocaravanes montent vers le Nord, au milieu de voitures qui tirent des bateaux et des remorques. La nuit, tout ce monde s’arrête le long des routes, dans des parcs qui, avec leurs feux de bois, ressemblent aux camps d’Indiens aperçus par les premiers explorateurs européens. Devant ce spectacle du Canada moderne retrouvant ses racines en pleine nature, on se sent transporté à une autre époque.

Les enfants qui s’endorment en entendant le clapotis des vagues et le sifflement des huards ne font que perpétuer une tradition nationale. Les Canadiens ont toujours été attirés par la vie en plein air. Autrefois, bien sûr, ils n’avaient pas d’autre choix que de vivre proches de la nature. Mais, même maintenant que la plupart résident en milieu urbain, ils ressentent le besoin d’y retourner. L’appel de la nature est, pour un Canadien, plus qu’une expression littéraire et, même pour les immigrants récents, le « bois » a un attrait magique.

L’auteur torontois Patrick Anderson a parlé de l’étreinte de la toundra et de la forêt, et des vastes étendues désertes dont nous ressentons la présence, physiquement et psychologiquement. La nature sauvage lui paraissait « violente et triste », mais son attrait était irrésistible. « En été, nous fuyions la chaleur pesante de la ville; la nature se refermait sur nous; nous nous y enfoncions comme dans un édredon de plumes. »

La nature influence fortement l’image que se font d’eux-mêmes les Canadiens. Le simple fait de vivre dans un vaste pays de lacs, de forêts, de montagnes et de plaines nous différencie de la population des pays beaucoup plus peuplés.

Notre caractère nordique est au coeur de notre culture. La nature sauvage a toujours inspiré l’art et la littérature, dans les deux langues officielles. Rares sont les poètes canadiens qui, dans leur style propre, n’ont pas loué la beauté de notre pays. Les peintres canadiens, notamment le Groupe des Sept, ont représenté des paysages désolés et rocailleux. Les héros de notre mythologie nationale – l’éclaireur indien, le coureur des bois, le pilote de brousse, l’officier de la police montée – sortent tout droit de notre vision romantique du vrai nord, libre et fort.

Pour les Canadiens, l’accès aux grands espaces est un droit inaliénable, qui est acquis de naissance ou, s’ils ne sont pas nés ici, que leur confère leur résidence au Canada. Tous les printemps, on recueille de l’argent dans les villes pour envoyer les enfants pauvres dans des camps d’été, vu que personne ne doit être privé des plaisirs de la vie au grand air.

Le droit de profiter de la nature est inscrit dans la loi. Dès 1885, le gouvernement canadien mettait sous sa protection ce qui est devenu le parc national de Banff. Le réseau de parcs fédéraux s’étend maintenant de la Colombie-Britannique à Terre-Neuve. Chaque province a également ses parcs et sanctuaires fauniques.

Dans la plupart des régions du pays, le chalet est devenu une véritable institution. Dès la fin de l’année scolaire, des familles entières déménagent. Tous ces gens deviennent temporairement des sauvages, à peine vêtus et pieds nus. Les enfants font leurs premières découvertes de la faune en donnant à manger aux « suisses » et en attrapant des têtards.

L’amour de la nature prime sur toutes les autres activités

« Les Canadiens n’accepteraient jamais de passer l’été ailleurs que près d’un lac », note le rédacteur et auteur bien connu B. K. Sandwell. « Demandez à un Canadien qui ne va pas au bord de la mer où il passera ses vacances. Il répondra sans hésitation : « au bord du lac » ou « à la plage ».

Les vrais amateurs de plein air dénigrent ces villégiateurs qui ne vivent pas « à la dure ». La seule expérience valable, pour certains, consiste à s’enfoncer en canoë au coeur de régions sauvages, et à faire des portages dangereux sur des rochers glissants et à travers des marais infestés d’insectes.

Mais peu importe que l’on dorme sous le toit d’un chalet ou à la belle étoffe. Un lac au crépuscule a toujours la même beauté, qu’il se trouve à un kilomètre d’une grande route ou du fleuve Mackenzie. Dans les régions touristiques, les bateaux à moteur font certainement du vacarme au bord des lacs, mais il est encore possible de découvrir des rives éloignées où l’on a le sentiment qu’aucun être humain n’a jamais mis les pieds.

Il ne fait aucun doute cependant que la passion de la nature sauvage est plus ardente chez certains que chez d’autres. Ces passionnés passent leurs soirées d’hiver à graisser leur fusil ou à feuilleter des livres et revues sur le sujet. Par beau temps, ils font du ski de fond, arpentent les bois en raquettes ou pêchent sur la glace avec des compagnons ayant les mêmes goûts. Dès la venue du printemps, ils brûlent d’impatience de se retrouver en pleine nature.

Ils ont tous leur marotte : le canoë, l’observation des oiseaux, la pêche, la chasse, la randonnée, la promenade à cheval, la descente de rapides en radeau, les excursions sac à dos, etc.; mais si l’on analyse leurs motifs, on s’aperçoit qu’ils ont simplement un grand amour de la nature. Ils sont un peu comme Roderick Haig-Brown, l’auteur canadien qui nous a laissé des descriptions admirables de la nature, expliquant ainsi son goût pour la pêche : « Ce n’est peut -être qu’un prétexte pour me trouver près d’une rivière. Si c’est le cas, je suis content d’y avoir pensé. » La passion de la nature peut amener certaines personnes à faire des choses tout à fait illogiques : pêcher à la ligne par exemple. Samuel Johnson a un jour défini la canne à pêche comme un bâton avec un crochet à un bout et un simple d’esprit à l’autre bout. Les pêcheurs eux-mêmes admettent qu’il n’existe pas de méthode moins efficace pour prendre du poisson.

Les bienfaits de la nature ne peuvent pas s’évaluer financièrement

« Remarquez ce courtier en bourse, un homme très aisé, qui rampe sur le ventre dans le sous-bois, ses lunettes brillant comme des lanternes », a écrit Stephen Leacock. « Que fait-il ? Il est à l’affût d’un caribou qui n’est pas là. Bien entendu, il sait très bien que le caribou n’est pas là et n’y a jamais été… mais c’est plus fort que lui : il doit traquer une proie. Remarquez comme il rampe; voyez-le se faufiler à travers les buissons de ronces (silencieusement, pour que le caribou n’entende pas le bruit des épines qui lui déchirent la peau), et par-dessus un nid d’abeilles, tout doucement pour que celles-ci, en le piquant n’effraient pas le caribou. »

Logiquement, qu’est-ce qui peut bien pousser un être sensé à s’exposer volontairement aux affres de la vie en plein air. La petite mouche noire canadienne mérite une mention spéciale; cet insecte détestable peut faire d’un séjour dans la nature un véritable enfer. Mouches noires et maringouins semblent se relayer, les premières attaquant le jour, les autres le soir, au coucher du soleil.

Aux insectes, il faut ajouter les orages, les jours de pluie interminables, les baisses soudaines de température, les chaussettes trempées, les repas mal cuits ou brûlés. Pour aimer cela, il faut de toute évidence être masochiste.

Mais alors, les masochistes ne manquent pas au Canada ! Bien que l’on ne connaisse pas le nombre exact de Canadiens qui s’adonnent à des activités de plein air (lesquelles sont de toute façon difficiles à définir), la Fédération canadienne de la faune l’estime à 83.8 % de la population. Une étude distincte a par ailleurs révélé que quelque 6.5 millions de Canadiens pêchent régulièrement.

Les activités de plein air contribuent à faire marcher l’économie. Ne serait-ce que pour la pêche, les dépenses s’élèvent à $4.4 milliards par an. La Fédération de la faune, pour sa part, a évalué à $4.2 milliards par an les sommes consacrées aux autres activités de plein air.

Les retombées économiques sont nombreuses, et les grandes usines automobiles qui fabriquent des camionnettes profitent de la situation tout comme les petits magasins de village. Les parcs et terrains de camping créent un nombre considérable d’emplois d’été pour les étudiants. Et combien n’ont-ils pas débuté en affaires en plaçant un écriteau « Vers à vendre » au bord de la route.

Mais les bienfaits de la nature ne peuvent s’évaluer financièrement. D’un point de vue purement pratique, le mieux que l’on puisse dire est que la nature permet à la population de conserver sa santé physique et mentale et sert de soupape de sécurité aux tensions de la vie urbaine. Elle a aussi une valeur éducative incalculable : « C’est une bibliothèque vivante, changeante, révélatrice où l’on peut voir, sentir, entendre et goûter la vie », a écrit le biologiste Thomas Morley.

« Il y a sûrement dans le calme souverain de la nature quelque chose qui fait taire nos doutes et nos angoisses : le bleu profond du ciel, le scintillement des étoiles semblent apaiser l’esprit », a écrit Jonathan Edwards. Ce sentiment donne une dimension spirituelle à la vie en plein air. Pour l’éprouver, nous sommes prêts à affronter maintes difficultés et même des dangers.

L’immensité de la nature, au Canada, replace les choses dans une juste perspective et nous révèle notre insignifiance dans l’ordre cosmique.

Malheureusement, en utilisant inconsidérément son pouvoir, l’homme a altéré la nature et l’a bien souvent détruite. Les lacs et rivières tués par les pluies acides et la pollution nous reprochent silencieusement la gestion abusive de notre héritage naturel. En massacrant ce qui nous a été donné, nous avons fait avancer le moment de vérité. « Les lois de la nature affirment au lieu d’interdire. Violer ses lois, c’est être son propre procureur, juge, jury et bourreau », a écrit le célèbre horticulteur Luther Burbank.

Vu l’abondance des splendeurs naturelles de leur pays, les Canadiens ont toujours pris cet héritage pour acquis, sans accorder beaucoup d’attention à la disparition de millions d’hectares de terres sauvages. Pourtant, même si l’on a l’impression, en survolant le pays, que les forêts et les lacs constituent une ressource inépuisable, il y a de moins en moins de terres forestières accessibles pour le nombre d’amateurs de plein air qui, en plus de former un groupe en pleine croissance, se livrent aussi plus fréquemment à leurs activités favorites. On estime, par exemple, qu’il se fait environ deux fois plus de pêche en eau douce maintenant qu’il y a 25 ans.

Les ressources situées à une distance raisonnable des grands centres de population se trouvent de plus en plus menacées. Il est encore possible de noliser un avion pour accéder à des terres vierges, mais c’est un luxe que seule une minorité peut s’offrir. L’important n’est pas de disposer de vastes étendues désertes dans des régions éloignées où fort peu de gens iront jamais, mais de zones plus petites pouvant être mises à la disposition de la majorité.

Des zones accessibles de plus en plus menacées

Il n’est pas non plus nécessaire de préserver un état sauvage absolu. N’oublions pas que nous allons dans la nature pour notre plaisir. La meilleure façon de sauvegarder les régions sauvages serait probablement d’en interdire l’accès. Mais comment alors satisfaire notre besoin de grand air ?

Walter Stegner, qui a été naturaliste en chef du service américain des parcs nationaux pendant quelques années, a un jour raconté une anecdote amusante. Un puriste de l’environnement (citadin, bien sûr ) exprimait son mécontentement au directeur d’un parc.

« Il y a trop de routes », se plaignait-il. Il ne faudrait rien construire ici. Les gens sont en train de détruire complètement cet endroit ! »

« Vous avez peut-être raison », lui répondit le directeur. « Mais si nous n’étions pas là tous les deux, la foule ne serait déjà pas si dense. »

« On ne préserve pas une région sauvage en évitant simplement d’y intervenir, particulièrement si elle est entourée de terres dont l’exploitation normale ou abusive a sur elle des conséquences directes ou indirectes », a écrit M. Stegner. « On ne doit pas non plus permettre l’usage récréatif de régions sauvages sans y évaluer continuellement les effets de la présence de l’homme. Ces régions doivent être utilisées de façon disciplinée, au risque de disparaître. »

Les régions sauvages ne doivent pas être simplement préservées, mais restaurées

Le secteur forestier, qui est le plus important secteur industriel du Canada, emploie directement 10 % de la main-d’oeuvre du pays. La menace qu’il pose pour les régions sauvages a suscité bien des confrontations entre les sociétés forestières et les défenseurs de l’environnement. Ces sociétés sont toutefois davantage conscientes, maintenant, des problèmes écologiques. Il est de plus en plus admis que la santé de nos forêts va dans l’intérêt du secteur forestier comme du public. Les besoins de ces deux groupes ne sont pas incompatibles et peuvent être satisfaits si nous savons gérer avec intelligence nos ressources.

Cela n’a guère été le cas jusqu’à présent. Les Canadiens adorent la nature, sans pour autant la respecter. Ils l’ont toujours détruite, brûlée et contaminée, en plus de pêcher et de chasser avec excès. Et ils ont obligé la faune, du moins les espèces qu’ils massacrent, à se réfugier de plus en plus loin.

« Il est maintenant très difficile de trouver des endroits sauvages » , faisait récemment remarquer un spécialiste de la faune au Texas. « Ce qu’il nous faut, c’est une autre planète comme la Terre, mais sans présence humaine. » Ces commentaires sont malheureusement valables pour certaines parties du Canada où des terres autrefois sauvages se trouvent surexploitées et subissent les assauts du développement et de la pollution. Nous nous sommes toutefois rendu compte ces dernières années que, pour répondre aux besoins de notre population en pleine croissance, nous devons non seulement protéger les régions sauvages, mais aussi les restaurer. Les lacs doivent être nettoyés, et les terres dévastées, réaménagées à des fins récréatives.

Nous nous apercevons, enfin, que la nature forme un tout et que notre mode de vie a des conséquences directes sur l’environnement. Nous ne pouvons espérer garder notre qualité de vie en contribuant en même temps à la pollution.

Une nouvelle attitude se dessine face à l’environnement. Elle s’exprime parfaitement dans cette phrase qui annonçait une conférence récente sur le développement « éclairé » : « Nous n’avons pas hérité la terre de nos ancêtres. Nous l’avons empruntée à nos enfants. » La question que doivent maintenant se poser les Canadiens adultes est la suivante : nos enfants et nos petits- enfants pourront-ils autant profiter de la nature que nous aujourd’hui ?

Le Canada a la chance de posséder en abondance des splendeurs naturelles qui ne se retrouvent nulle part ailleurs au monde.

Elles sont là pour que nous en profitions. Mais si nous ne faisons pas preuve d’un peu plus de discernement, la nature à laquelle nous avons maintenant accès pourrait bien n’être qu’un simple souvenir pour les générations futures. Le Canada est un paradis pour les amateurs de plein air. Mais si nous ne commençons pas à traiter nos régions sauvages comme un trésor précieux, ce pourrait bien devenir un paradis perdu.