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Prendre conscience de son individualité est souvent douloureux, voire déchirant à notre époque qui oblige à jouer de nombreux rôles. Mais, mieux vaut être assailli par les affres de l’incertitude que d’être trop sûr de son identité, et ceci vaut également pour le Canada.

Rares sont les êtres pensants qui ne se sont jamais demandé au coeur de la nuit : « Qui suis-je ? » Question toute simple, pourrait-on croire, dont la réponse devrait se trouver sur n’importe quel document officiel. En réalité, le fait même que cette question hante les êtres humains témoigne de l’idée confuse qu’ils ont de leur identité. La complexité croissante des sociétés modernes les contraint, tels les participants à une émission télévisée bien connue, à obéir à l’injonction : « que le véritable moi se lève ! »

Les problèmes liés à l’identité, tout comme ceux qui relèvent de la prospérité, sont d’une nature plutôt agréable. Mieux vaut s’inquiéter des conséquences d’un excès que d’un manque de liberté personnelle, luxe ignoré d’un grand nombre des habitants de notre planète. Certains pays dictent précisément à chaque individu la place qu’il doit tenir dans la vie. Au sein d’autres sociétés plus libres, mais hautement traditionnelles, les identités sont déterminées par la coutume. Il fut un temps, même au Canada qui a toujours permis une grande mobilité tant sociale que géographique, où les identités dépendaient étroitement des circonstances.

Habituellement, les gens s’identifient eux-mêmes, ou sont identifiés par les autres, par un nombre restreint de simples points de référence : lignée, âge, sexe, profession, religion, lieu de naissance, lieu de résidence, etc. Jadis, ces points étaient relativement fixes, la plupart des hommes faisaient le même travail que leur père et la plupart des femmes s’occupaient de leur foyer, comme leur mère. Ils résidaient généralement toute leur vie dans leur ville natale, et s’identifiaient fortement à leur localité et à leur région. Pour eux, le seul point de référence standard variable était l’âge et, les années passant, après avoir été le « jeune un tel » ils devenaient le « vieux un tel. »

De nos jours, il n’en est plus ainsi. La société canadienne contemporaine, de par son dynamisme et son pluralisme, oblige les individus à changer plusieurs fois d’identité au cours de leur existence. La plupart des gens consacrent aux études une partie importante de leur vie et sont identifiés en tant qu’étudiants pendant cette période. Ils prennent leur retraite plus tôt que leurs parents et, vivant plus longtemps, deviennent sur le tard des « personnes du troisième âge. » Ils se déplacent facilement et adoptent les particularités culturelles de leur nouveau lieu de résidence.

De nombreux changements d’identité sont désormais possibles. Autrefois, il suffisait d’adopter une autre religion pour être traité comme un paria ; de nos jours, il est relativement facile de changer d’affiliation politique ou religieuse. On passe d’un pays à un autre ; on utilise au travail une langue autre que sa langue maternelle ; on monte ou descend l’échelle hiérarchique sociale. Le divorce permet de dissoudre les liens du mariage. Il est possible de changer de nom, voire de sexe.

Sans aller à ces extrêmes, les identités contemporaines sont en grande partie autocréées. Loin d’être, comme autrefois, victimes d’une identification circonstancielle, les individus choisissent les circonstances qui les identifient. Ils peuvent contrôler jusqu’à un certain point leur image publique en soulignant certains aspects de leur personnalité qui sont perçus par les autres. On ne s’identifie plus nécessairement à sa profession : un boulanger, par exemple, peut décider qu’il préfère être connu en tant que chef ethnique de sa localité plutôt qu’à titre de boulanger, et y parvient.

Le fait de disposer de loisirs facilite la fabrication de multiples identités. Aux yeux de son patron, une certaine employée est la gérante du rayon des vêtements pour femmes ; aux yeux d’un membre de son club, elle est la secrétaire-trésorière ; aux yeux d’une fillette, elle est l’entraîneur de l’équipe de softball ; aux yeux d’une autre, elle est, avant tout, sa mère.

Le plaisir de pouvoir choisir ce qu’on veut être n’est pas toutefois sans mélange. Il peut être source de conflits d’intérêts, et partant de nuits blanches. L’identité se définit, en fin de compte, par ce que l’on est en premier. Êtes-vous essentiellement l’employé d’une société ou un bénévole ? Un étudiant ou un athlète ? Un avocat ou un politicien ? La difficulté de répondre à ces questions provoque des tensions internes particulièrement aiguës pour les femmes qui travaillent et qui cherchent à réconcilier carrière et vie familiale.

Qu’elles travaillent à l’extérieur ou non, les femmes mariées sont particulièrement vulnérables aux problèmes d’identité. Le système les y prédispose. À de rares exceptions près, la convention juridique veut qu’elles sacrifient, en se mariant, l’un des éléments fondamentaux de leur identité, leur nom de famille. Féminisme à part, la notion qu’une femme mariée doit subordonner sa personnalité et ses aspirations à celles de son mari n’a jamais été totalement abandonnée.

Non, dit le crabe : « Ce n’est pas vrai. Je suis moi, seulement moi. »

Les femmes, en général, tombent victimes de la stéréotypie, la tendance qui consiste à attribuer des caractéristiques à des catégories de gens qui les possèdent ou non. La manie des étiquettes est bien partagée, notamment quand il s’agit de définir les spécificités raciales, réelles ou imaginées, des groupes ethniques : les Écossais sont radins, les adolescents irresponsables, les comptables formalistes. Or, lorsque notre propre identité est en cause, nous n’apprécions guère ce genre de généralisations et nous comportons comme le crabe de William James qui s’indignait d’être appelé un crustacé : « Non, ce n’est pas vrai, je suis moi, seulement moi. »

C’est en s’efforçant de définir l’essence de son moi que les individus sont troublés. Ils se sentent perdus et frustrés, car incapables d’établir fermement qui et ce qu’ils sont. Strictement parlant, le terme « crise d’identité » réfère à un stade du développement de la personnalité ; de nos jours cependant il s’applique de plus en plus souvent aux adultes qui craignent, à un certain stade de leur existence, s’être fourvoyés. Ils sont alors la proie du « démon de midi, » crise d’identité d’une nature particulière.

Un conseiller en orientation professionnelle de Toronto, alors qu’il était interviewé par la radio CBC, a révélé que la plupart des cadres mûrs qui désirent changer d’emploi ne savent pas vraiment qui ils sont, et sont, en cela, semblables au grand nombre de ceux qui, à un moment donné, s’interrogent sur la voie qu’ils ont choisie. Cette crise, sous ses formes aiguës, amène ceux qui la subissent à être convaincus qu’ils ont gaspillé une grande partie du temps qui leur a été donné sur cette terre à faire quelque chose qui ne leur convenait pas, d’où stress et fatigue, qui s’accompagnent d’autres problèmes fréquents, tels que l’usage de l’alcool et des drogues.

Les erreurs qui conduisent à ces douloureuses situations sont commises généralement au cours de l’adolescence, lorsque les jeunes s’efforcent de se construire une identité distincte de celle de leurs parents et de leurs frères et soeurs. Freud n’exagérait aucunement quand il qualifiait ce processus de « grande entreprise. » Selon lui, en s’identifiant à leurs parents, les jeunes enfants expriment « le premier lien émotif établi avec une autre personne. » Les adolescents qui tentent d’échapper à l’influence familiale doivent arracher des racines psychologiques profondément ancrées en eux.

Freud précise que le fait de se détacher de ses parents est une étape naturelle que chacun doit franchir pour devenir un membre utile du groupe social. Les névrotiques n’y parviennent jamais totalement. Certains restent inconsciemment sous le joug de leurs parents même après les avoir quittés. D’autres, qui parviennent presque à se libérer de cet ascendant, souffrent d’un dédoublement de la personnalité.

Au moment même où ils cherchent à relâcher leurs liens familiaux, les adolescents sont tiraillés dans plusieurs directions à la fois. Un instinct puissant les pousse à se joindre aux groupes de leur âge. Ils souhaitent ardemment appartenir à une entité plus large qu’eux-mêmes, distincte du cercle familial. Ils sont en lutte contre leurs émotions, pris entre les attitudes et les valeurs de la famille et celles du groupe.

Le besoin d’appartenance pousse les jeunes à assumer le rôle nécessaire

Freud décrit le besoin d’appartenance comme étant « essentiel au développement de l’homme en tant qu’animal social. » C’est une force positive nécessaire à la perpétuation de la race humaine. Guidés par le sens de l’« histoire dynastique » vers les institutions existantes, les jeunes découvrent leur propre rôle de rénovateurs et de « régénérateurs » de la société.

Mais le désir violent d’appartenir peut se manifester de diverses et d’étranges façons. Les jeunes d’aujourd’hui, par exemple, se rasent la tête et se teignent les cheveux en violet pour proclamer qu’ils appartiennent à un groupe. Si un tel comportement vise à défier la société établie, il exprime également un besoin de se conformer. Rien ne rend les individus plus semblables que le port volontaire d’un uniforme, que ce soit celui d’une armée ou d’un gang de motocyclistes.

Selon Freud, les jeunes en quête d’identité tendent à graviter autour de « groupes constitués par leurs égaux, dont les membres s’identifient les uns aux autres et sont sous la domination d’une seule personne. » Cette tendance les rend vulnérables et facilement manipulés par les démagogues qui ont conscience de la force politique que représente un tel besoin d’identification.

Historiquement, c’est au sein de groupes dominés par des leaders charismatiques que la crise d’identité s’est avérée dangereuse et néfaste. Les démagogues savent très bien que rien n’unit mieux un groupe que l’identification d’un ennemi commun.

« La formation de l’identité procède d’un conflit perpétuel entre de puissants éléments négatifs d’identification, » a écrit Erik Erikson, le fondateur de la théorie moderne de l’identité. « En temps de crise, ces éléments remontent à la surface provoquant une haine meurtrière de ‘l’extranéité’ qui, pour l’individu, symbolise le mal aussi bien chez les autres qu’en lui-même. »

Ces éléments négatifs représentent les propres fautes et désirs inavouables de l’individu qu’il projette sur les êtres humains apparemment différents de lui-même et de ses associés. Lorsque les groupes se refusent à accepter la diversité des coutumes et des valeurs, ils accumulent des « aversions et des préjugés irrationnels qui peuvent conduire à des accès de violence erratiques et à un malaise général très malsain pour l’individu, » explique Erikson.

Le monde, malheureusement, abonde d’événements sanglants causés par une telle irrationalité. Ils ont tous servi à aider des individus aux identités vacillantes à supprimer d’autres identités ce qui, croyaient-ils à tort, leur permettraient de raffermir les leurs.

L’élément commun à toutes les horreurs commises au nom de l’identité est une vue simpliste de l’humanité par laquelle le monde est divisé entre « nous et eux, » est soit blanc soit noir, soit bon soit mauvais. Il s’agit de la manifestation d’une crise d’identité permanente, c’est-à-dire d’une immaturité permanente.

Toute crise d’identité cache un désir instinctif de dissiper la confusion qui l’accompagne en s’identifiant à quelque chose de simple et clair. C’est ainsi que naissent les fanatiques religieux, les super-patriotes et les zélateurs de nombreuses causes. Les mouvements attirent et passionnent les jeunes, voire les moins jeunes, qui recherchent une identité instantanée. Mais, comme l’affirme Bertrand Russell, « Les mouvements vont toujours trop loin. »

C’est le désir de mettre fin à un problème d’identité qui, en obsédant ceux dont la jeunesse s’est évanouie, est à l’origine de la crise de la maturité. Et comme si la fougue naturelle des jeunes ne suffisait pas, leurs parents impatiemment les poussent à se décider. Quels sont les parents qui ne se plaignent pas que leurs enfants « ne savent pas ce qu’ils veulent faire plus tard ? » En fait, cette hésitation est tout à fait saine et raisonnable. Ce que l’on fait dans la vie dépend inévitablement de ce que l’on est. Il est donc sage de ne prendre aucune décision irrévocable tant que la réponse à cette question n’est pas claire.

Mettre trop de hâte à se découvrir une identité (ou à en emprunter une) provoque ce que les psychologues appellent la « suridentification, » mécanisme de défense contre l’incertitude. L’individu, tels certains candidats politiques obsédés par une idée fixe, se convainc qu’il a trouvé un groupe ou une activité susceptible de l’absorber tout entier.

Ce type de personnes n’ont d’ailleurs qu’une seule réponse quand on leur demande qui ils sont : « Je suis médecin… je suis catholique. » Ils sont incapables d’être deux choses à la fois tout comme le personnage de Bernard Shaw de Getting Married qui proteste en s’exclamant : « Si je dois être mère, il m’est impossible de vivre avec un homme qui s’attend également à ce que je sois une épouse. »

Sur le plan individuel, la suridentification n’est pas nécessairement un mal. Nous connaissons tous des individus totalement immergés dans un seul aspect de leur vie, que ce soit une habitude, un passe-temps, leur travail ou une autre personne. Il en est qui se raccrochent confortablement à l’une de leurs identités antérieures, comme le vétéran qui se considère toujours comme soldat, ou celui qui arbore la cravate de son ancienne école. Aucun mal à cela. En revanche, un grand nombre des victimes de la suridentification peuvent se nuire à elles-mêmes et à leurs proches. L’employé qui favorise son travail au détriment de son rôle de parent peut s’aliéner ses enfants et ne plus pouvoir compter sur leur affection au moment où il en aura le plus besoin. La femme qui s’identifie totalement à son mari au point de n’en être que le reflet peut se retrouver un jour sans intérêts personnels, ni relations sociales, ni personnalité.

La quête du meilleur de soi dure toute la vie

Les pièges de la suridentification devraient nous inciter à vérifier de temps à autre que nous n’avons pas mis tous nos oeufs dans le même panier. Certes, il est difficile, mais non impossible de se déshabituer de se suridentifier à une seule chose. Un certain sauteur à la perche olympique qui avait voué sa vie aux sports et qui fut victime d’un accident qui le laissa estropié, n’a-t-il par rétorqué alors qu’on lui demandait s’il pensait que sa vie était finie : « En tant que sauteur à la perche, certainement ; en tant qu’homme, absolument pas. »

Une identité normale est formée d’un amalgame de nombreuses caractéristiques distinctes dont l’ensemble détermine ce que l’on est. La quête d’une identité ne s’avère décourageante que s’il y a confusion entre ce que l’on est et ce que l’on souhaiterait être. L’insatisfaction ne naît non d’une inaptitude mais de la déception de n’avoir pas réalisé son potentiel.

Il en est des nations comme des individus. Les Canadiens, semblables aux jeunes qui cherchent à voir clair dans leurs esprits, souffrent de ce qu’ils estiment être un manque d’identité nationale et aspirent à en établir une définition catégorique et claire. Nous tentons, avec trop d’acharnement, de faire correspondre l’identité à la culture, avec un grand « C. » Nous négligeons les facteurs économiques, géographiques, linguistiques et ethniques qui nous distinguent des autres peuples de la terre.

Les psychologues affirment que les identités positives sont basées sur une certaine tolérance de l’ambiguïté – « sur les inévitables confusions et contradictions des systèmes de valeurs. » Ce sont les mots mêmes d’Erik Erikson qui, en fait, donne ainsi la définition traditionnelle de la maturité, à savoir la capacité de contempler en même temps deux idées apparemment antinomiques. L’acquisition de cette aptitude marque, d’après Erikson, « la fin de l’immaturité » mais non la fin de la quête d’une identité qui, à une époque où il est possible d’en acquérir sans cesse de nouvelles ou de peaufiner celles existantes, ne devrait jamais être abandonnée.

Y mettre fin serait renoncer à la personne meilleure que nous souhaitons et pourrions être. L’insatisfaction qui subsiste, due au fait que nous n’avons pas atteint notre idéal, n’est pas à craindre. À titre d’individus et de Canadiens, nous devons admettre que la « grande entreprise » qui consiste à se construire une identité qui dure, ou devrait durer, toute la vie. « Montrez-moi une personne totalement satisfaite et je vous montrerai un individu totalement inutile, » a écrit Josh Billings. En nous estimant pleinement satisfaits de nos identités, nous risquons de perdre la possibilité de jouer un rôle utile dans un monde aussi déroutant que contradictoire.