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On compare souvent le pays de minorités qu’est le Canada à une mosaïque ou à un jardin de fleurs. En effet, cette remarquable société cosmopolite offre de nombreux attraits. Mais le moment est venu de démontrer la réalité qu’il y a derrière l’image ; de prouver que l’égalité et la fraternité peuvent vraiment exister…

Sur les tablettes, le thé de Chine voisine avec le sablé d’Écosse et le salsifis en boîte de Belgique. Le couscous du Maroc avec la pâtisserie taco du Mexique et le fromage feta de Grèce. Le comptoir des viandes offre des saucisses polonaises, allemandes et italiennes, et du boeuf découpé à la française. Les charcuteries fines abondent dans toutes les grandes villes du Canada, et des clients de presque toutes les origines raciales viennent faire leur choix parmi leurs multiples produits.

Ici, la richesse de la société multiculturelle du Canada filtre à travers les emballages multicolores de denrées provenant de pays variés. Ces rayonnages bondés sont une exaltation muette de tout ce que le Canada a acquis en offrant un foyer à des gens venus des quatre coins du monde. De tout temps, les citoyens des autres pays ont considéré le Canada comme une contrée essentiellement monotone, aux habitants laborieux mais au pas lourd… êtres gris dans un paysage gris. Il y avait peut-être jadis une part de vérité dans cette impression ; mais grâce au dynamisme apporté dans notre pays, au cours des ans, par des millions d’immigrants et leurs descendants, elle n’est rien moins que vraie de nos jours.

Les Canadiens d’aujourd’hui, quelle que soit leur langue maternelle, sont les bénéficiaires d’une source universelle d’inspiration culturelle. Plus encore qu’ils ne s’en rendent ordinairement compte, ils ont incorporé les usages des autres pays dans leur manière de vivre. Cela se voit dans leurs vêtements, leurs logements, leurs ameublements, leurs passe-temps, leur cuisine et leurs attitudes. Mais ils n’ont pas subi uniformément les mêmes influences ; au contraire, la gamme des choix est si vaste et les goûts canadiens si diffus que l’on déplore souvent le fait que les Canadiens n’aient pas de culture nationale propre.

Dans un sens, toutefois, cette diffusion et cette docilité envers la nouveauté constituent peut-être la culture canadienne. L’habitude d’assimiler ce qu’il y a de meilleur dans diverses sources culturelles remonte aux origines du Canada.

Malgré la violence qui troubla leurs relations pendant les premières années de la colonisation, les Indiens et les blancs allèrent de l’avant et mirent en commun leur savoir et les produits de leur art. Les Canadiens français apprirent des Indiens à connaître la forêt et adoptèrent leurs raquettes, leurs mocassins et leurs canoës. Avec l’alcool et des maux mystérieux, l’homme blanc apporta aussi aux Indiens des pots de fer et des haches, des étoffes et des armes à feu. À tout prendre, la rencontre de ces peuples très différents a peut-être fait plus de mal que de bien… mais il reste qu’elle a tout de même accompli un certain bien.

Dans les années qui suivirent, Français et Anglais combinèrent des alliances avec les tribus indiennes aux cours de leurs luttes pour dominer l’Amérique du Nord. Lorsqu’enfin se termina la guerre du Canada, les « Anglais » victorieux (dont beaucoup étaient en réalité des Écossais de langue gaélique) s’associèrent par un mariage de convenance aux Indiens et aux Canadiens pour explorer les régions sauvages et repousser les invasions d’un tout nouveau pays, les États-Unis. Il en résulta, entre Canadiens français et Canadiens anglais, un échange de coutumes et de métiers aussi bénéfique pour les uns que pour les autres. Mais ils demeurèrent d’identité différente comme ils le sont encore aujourd’hui.

La survivance d’identités française et anglaise distinctes constitua le fondement du grand modus vivendi canadien. Le principe selon lequel des citoyens d’origines nationales différentes devaient conserver leurs façons de vivre sans que cela porte atteinte à leurs droits s’inscrivit donc dans la philosophie politique du Canada dès avant la naissance de la nation canadienne. À la suite des premiers pourparlers, en 1864, entre les colonies de l’Amérique du Nord britannique au sujet de la fondation du Dominion du Canada, un des pères de la Confédération, Hector Langevin, affirmait :

« Au Parlement, il ne sera pas question de race, de nationalité, de religion ni de région… La base d’action adoptée par les délégués à la Conférence de Québec en ce qui concerne la préparation des résolutions était de rendre justice à tous : justice à toutes les religions, à toutes les nationalités et à toutes les catégories de la population. »

Le respect des identités nationales et religieuses facilita la venue au Canada d’un grand nombre d’immigrants écossais, irlandais, allemands, ukrainiens, polonais et scandinaves au dix-neuvième siècle et au début du vingtième. Alors que William Howard Taft, président des États-Unis de 1909 à 1913, disait avec orgueil « nous avons accueilli des millions d’étrangers dans notre civilisation, mais nous les avons tous assimilés, nous en avons fait tous des Américains », ce genre d’assimilation à tous crins était peu prisée chez nous. Au contraire, le chef de gouvernement contemporain de Taft, sir Wilfrid Laurier, faisait écho à un sentiment populaire en comparant le Canada à une cathédrale gothique faite de marbre, de chêne et de granit. « Voilà l’image à laquelle je voudrais que ressemble le Canada de demain, affirmait-il. Car je veux que le marbre demeure marbre, que le granit demeure granit, que le chêne demeure chêne ; et avec tous ces éléments je bâtirai une nation, grande parmi les nations du monde. »

Mais si les hommes politiques bâtissent des nations, seule la volonté des citoyens ordinaires les fait subsister. Si la population du Canada s’était laissé diviser en factions hostiles par ses différences culturelles et religieuses, la cathédrale de Laurier se serait écrasée. Le fait que la chose ne se soit pas produite à l’époque des pionniers, où la discrimination raciale sévissait ailleurs, semble dû en partie aux exigences du pays et de son climat. Dans un milieu où l’aide d’un voisin, quelle que fût sa race ou sa religion, pouvait être une question de vie ou de mort, la prudence commandait de taire ses préjugés.

Il est difficile de haïr sans raison valable un homme avec qui on partage son repas de midi après avoir fait avec lui une dure matinée de travail

Dans le Canada principalement agricole où vinrent s’établir plus de trois millions d’immigrants entre 1895 environ et la première guerre mondiale, souvent les conditions de vie rapprochaient inopinément les membres de groupes nationaux différents. « Les Ukrainiens étaient habitués au froid et savaient construire de bonnes maisons, mais pas nous », rappelait dernièrement un des premiers colons américains de race noire à venir s’établir dans le nord de l’Alberta. « Parfois, les gens de couleur engageaient les Ukrainiens pour les aider à bâtir leurs maisons. »

Grâce aux contacts de ce genre, des brèches s’ouvrirent dans les barrières innées de la défiance entre groupes raciaux. Seule l’ignorance, dit un auteur, engendre les monstres et les croque-mitaines ; les personnes que nous connaissons réellement sont des gens bien ordinaires. Il est difficile de haïr sans raison valable un homme avec qui on partage son repas de midi après avoir fait avec lui une dure matinée de travail. Même si l’intolérance collective demeurait grande, il existait assez de simple bonne volonté pour permettre à une société multiculturelle de germer.

Sa croissance au cours des décennies n’a pas été sans connaître ses difficultés et ses revers.

Mais, encore une fois, un degré suffisant de tolérance subsista. Dans les années d’après-guerre, à mesure qu’affluaient, de pays les plus divers, des personnes de plus en plus nombreuses à la recherche d’une vie nouvelle, un esprit de générosité insouciante l’emporta sur les querelles de groupes, les préjugés raciaux et le grief courant que les immigrants prenaient les emplois des Canadiens. En conséquence, plus de quatre millions de nouveaux venus, appartenant à quelque cent pays et colonies, ont pu s’établir au Canada, dans une atmosphère de bonne volonté, depuis 1945.

Cet afflux massif d’habitants de tant de pays distincts devait opérer dans la vie canadienne des changements remarquables et, généralement, bienfaisants. L’économie, les arts et les sciences ont grandement profité de la contribution des Néo-Canadiens, venus de tous les points du globe. En ajoutant une dimension cosmopolite à l’image de leurs compatriotes nés au pays, ils ont apporté le monde au Canada et hissé notre pays sur la scène mondiale. Ils ont aussi conféré un lustre incommensurable à la vie canadienne.

Comment un assemblage aussi disparate de groupes ethniques pourrait-il jamais se rallier à une cause commune ?

L’effet global de l’immigration au vingtième siècle a consisté à faire du Canada un pays de minorités. Au début du siècle, les Canadiens d’origine britannique formaient environ 57 p. 100 de la population, bien qu’il convienne de noter que ce groupe était un mélange d’Anglais, d’Écossais, d’Américains, d’Irlandais et de Gallois. Le recensement de 1971 a révélé que, même réunis en une catégorie sociale unique, tous ces Anglo-Saxons disparates et ces Gallois de religion et de métier différents représentaient moins de 45 p. 100 de la population. Les habitants d’origine française constituaient le deuxième groupe avec 28.7 p. 100 ; le reste provenant d’à peu près toutes les parties du monde.

Ce nouveau profil démographique devait poser un problème aux Canadiens dans leur recherche de l’unité. Comment un assemblage aussi disparate de groupes ethniques pourrait-il jamais rester uni devant une cause commune ? Rares sont les pays qui n’ont pas de majorité homogène ni de culture nationale générale. Le Canada se distingue encore par ses deux langues officielles : l’anglais et le français. Tout cela rend notre pays vulnérable aux forces du patriotisme de clocher et de la division. Ainsi, lorsque le Canada fut officiellement déclaré « société multiculturelle dans un cadre bilingue », en 1971, les Canadiens durent s’initier à un nouveau mode de relations humaines, où la bonne volonté de tous est mise à l’épreuve.

Il ne saurait être question de revenir à l’homogénéité du « melting pot » à l’américaine. Ces dernières années, le désir parmi les groupes culturels d’affirmer leur identité distinctive n’a fait que s’intensifier. De ce fait, les Canadiens en sont maintenant au point où il leur faut en venir à un accommodement avec le caractère multiculturel de leur pays si celui-ci doit survivre en tant que démocratie active et cohésive.

La politique du multiculturalisme officiel ne pourra réussir que si l’on a pleinement conscience de ses dangers intrinsèques. L’un d’entre eux, souligné avec force par des porte-parole du Canada français, est que le multiculturalisme pourrait servir de cheval de Troie pour favoriser la langue et la culture anglaises et devenir une menace pour le statut de peuple cofondateur des Canadiens-français et la survie du mode de vie canadien-français. Un autre est que cette politique pourrait bloquer les citoyens des autres groupes ethniques dans leurs positions socio-économiques existantes et réserver le sommet de la pyramide aux occupants traditionnels, qui sont pour la plupart d’origine britannique. Un autre encore serait que le multiculturalisme soit exploité à des fins politiques, c’est-à-dire pour dresser un groupe contre un autre dans la lutte pour le pouvoir politique.

Les Canadiens entre tous devraient connaître la valeur de la tolérance

Peut-être le plus grand danger de tous est-il la possibilité que la politique multiculturelle soit détournée de sa voie pour promouvoir les maux qu’elle est destinée à éliminer. Rosemary Brown, ancien ministre d’origine antillaise du gouvernement de la Colombie-Britannique, fait cette mise en garde : « Le multiculturalisme ne doit ni ne peut être une situation dans laquelle les groupes ethniques conserveraient leur identité culturelle parce qu’ils sont aliénés, isolés, opprimés, ostracisés, catégorisés ou manipulés en raison d’antécédents culturels particuliers. »

Dans ces circonstances nouvelles et impérieuses, il serait contraire à notre intérêt de feindre, comme par le passé, que l’intolérance est un facteur négligeable dans la société canadienne. La violence raciale a dernièrement relevé sa tête hideuse dans les villes canadiennes où les personnes de couleur sont nombreuses. Alors que des conflits raciaux manifestes font les manchettes, il est amplement démontré que la discrimination raciale indirecte sévit quotidiennement au Canada. Il est certain, par exemple, que l’intolérance de part et d’autre a envenimé le débat national sur le bilinguisme et l’avenir politique du Québec.

Pourtant, les Canadiens entre tous devraient connaître la valeur de la tolérance. Leur histoire et leur milieu devraient leur enseigner combien modique est son prix et grande sa récompense. Une société qui tolère la diversité des cultures est aussi capable de tolérer la diversité des opinions.

Il est instructif d’évoquer le déchaînement des éléments de l’intolérance

Les conséquences d’un défaut de tolérance ne sont que trop évidentes. En regardant les informations qui leur parviennent des autres pays du monde, les Canadiens doivent constater qu’ils font partie d’une minorité de gens heureux. L’Irlande du Nord et le Liban sont les plus récents et les plus frappants – mais non les seuls – exemples de ce qui arrive lorsque l’intolérance prédomine. Beaucoup de Canadiens d’aujourd’hui ont connu directement l’oppression et la terreur de l’intolérance pour les avoir fuies ailleurs. Et, ne l’oublions jamais, plus d’un million de Canadiens ont combattu – et plus de 50,000 sont morts – dans une guerre livrée il n’y a pas si longtemps pour faire disparaître l’ignoble fléau raciste du nazisme. Il est instructif, à ce propos, d’évoquer le triste souvenir du déchaînement des éléments de l’intolérance : jalousie, suspicion, cruauté, ignorance et mépris de la dignité humaine.

L’intolérance est un ramassis des pires sentiments humains. Elle devrait être indigne des gens civilisés ; mais la civilisation est un état fragile, comme le prouve toujours les retours périodiques de l’humanité au barbarisme. Que personne ne se fasse l’illusion que la civilisation est une réalité inviolée au Canada. Notre contexture nationale comporte au moins son lot de fanatiques, de brimeurs et d’autres racailles toujours à l’affût d’une occasion de montrer leurs têtes repoussantes.

Les hommes politiques peuvent bien ériger des structures institutionnelles compliquées pour appuyer l’esprit de tolérance multiculturelle, c’est toujours aux citoyens ordinaires qu’il incombera de le soutenir. Que valent les festivals populaires et les conférences de groupes minoritaires organisés par l’État s’ils ne contribuent pas à faire progresser la compréhension de masse nécessaire pour entretenir l’idéal multiculturel ?

Jusqu’ici, le Canada a été un pays où tous sont considérés comme égaux, mais certains le sont plus que les autres. Pendant de longues années l’image de la démocratie canadienne que nous ont présentée les gouvernements et les institutions d’enseignement a été un peu comme le portrait de Dorian Gray, c’est-à-dire qu’il ne fallait pas l’examiner de trop près de peur d’y découvrir les vilains traits cachés sous le visage exposé au monde. Les Canadiens du groupe dominant anglo-celtique se félicitaient de leur tolérance tout en espérant que les membres des autres groupes ethniques seraient beaux joueurs et resteraient à leurs places d’inférieurs. Jusqu’à ces dernières années, la porte n’est demeurée que légèrement entrouverte aux immigrants de couleur. La chaleur du dissentiment démocratique a depuis fait fondre cette fausse image, et maintenant il faut remédier à de véritables injustices dans un esprit de véritable tolérance. Sinon, la société multiculturelle pourrait se changer un jour en une arène de combats multiculturels.

Il est donc temps que les belles paroles fassent place à la réalité. Il faut établir clairement que la remarquable société multiculturelle qui s’est créée au Canada n’est pas un mirage politique ; qu’elle offre effectivement le meilleur espoir d’égalité pour tous les intéressés. Pour y parvenir, chaque Canadien doit montrer qu’il est capable de s’élever au-dessus des rivalités tribales qui ont toujours flétri l’humanité. Chacun doit démontrer cette proposition invraisemblable que l’unité n’est pas incompatible avec la diversité. Ce faisant, les Canadiens prouveront que la sagesse et le progrès humain existent encore dans notre monde.

Nouveau style

Nous vous présentons, dans le présent numéro, une version rénovée du Bulletin. Cette version se distingue par son texte légèrement plus court et une typographie nouvelle visant à en faciliter la lecture. Malgré ces modifications, nous entendons rester fidèles à la tradition de l’exposé de haute tenue sur des sujets variés, formule qui a gagné l’estime des gens dans le monde entier. Nous espérons que le Bulletin demeurera à l’avenir aussi utile et agréable aux lecteurs que par le passé.