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La peur est une force toujours prête à exercer sa domination sur l’individu ou la société. Pour la maîtriser, il faut d’abord la comprendre. Nous examinerons ici ce sentiment puissant sous certains de ses multiples aspects, y compris son rôle – non négligeable – d’allié de l’homme…

L’observation la plus révélatrice jamais faite au sujet de la peur est peut-être celle qu’elle porte toujours sur l’avenir. On n’a pas peur du présent immédiat ; on n’a pas peur du passé. On n’a pas peur non plus d’une chose, d’une personne ou d’une situation ; nous nous effrayons uniquement de ce que cette chose ou cette personne pourrait faire, ou de ce qui pourrait arriver. On peut craindre qu’une chose soit déjà arrivée, mais là aussi il s’agit de l’avenir, car ce qu’on redoute en réalité c’est de découvrir que l’événement appréhendé s’est produit.

Par définition, la peur est une émotion causée par un danger ou un mal imminent. Elle ne peut donc se confirmer que lorsque les événements ne dépendent pas de ceux qu’elle habite. Comme peu de choses, dans le cours normal de la vie, sont totalement indépendantes de notre volonté, la peur est une condition préalable de notre bien-être et même de notre survie. On craint ce qui pourrait arriver ; on s’efforce d’en empêcher la réalisation ou d’en atténuer les conséquences ; le plus souvent, l’action préventive a l’effet désiré.

Cela se révèle surtout dans le monde de la nature, où la peur, même si on l’appelle autrement, est partout. Le lièvre fuit devant l’attaque du lynx ; l’ours retraite en tremblant à l’approche d’un incendie de forêt. Tout animal, si fort soit-il, a en lui l’instinct de reculer devant le danger. Les lions eux-mêmes doivent parfois se dérober ; sinon, il n’y en aurait plus.

Le conducteur qui donne un coup de volant pour éviter une collision, la mère qui saisit son enfant sur le point de rouler en bas de l’escalier éprouvent tous les deux une peur du même genre. La peur est le grand signal d’alerte de la nature ; elle permet à tous les êtres vivants d’éviter de subir un mal.

Mais chez les humains il y a toujours danger que la peur cesse d’être un serviteur utile pour devenir un maître. Elle peut s’emparer d’un esprit, imposer sa domination à un pays tout entier. Elle a le pouvoir de régner sur le monde.

Alors que l’économie des Etats-Unis paraissait devoir s’écrouler sur la tête des Américains confondus, le président Roosevelt a témoigné d’une vive perception de la puissance illimitée de la peur en disant à ses compatriotes que tout ce qu’ils avaient à craindre était la peur elle-même. La « terreur indéfinissable, aveugle et injustifiée » contre laquelle il mit la population en garde est un bon exemple de la peur – instinct bénéfique – qui se transforme en menace de son propre chef.

Devant la crise de 1929, les gens furent pris de panique. C’est là une manifestation naturelle de la peur que l’on observe souvent dans le monde animal. Mais au lieu de surmonter leur première réaction de panique, comme le ferait un animal, et de faire le nécessaire pour affronter le danger, les hommes glissèrent dans l’inertie désespérée, qui est une marque de lâcheté. La lâcheté est une attitude typiquement humaine issue d’une autre particularité du même genre : l’imagination. Quand l’imagination suit la voie positive, l’homme est rempli de force et de courage. Mais si son action est négative, il devient l’esclave impuissant de la peur.

« Celle-ci ne connaît qu’un seul maître. Il se nomme comprendre. » C’est ainsi qu’une publication américaine désigne un trait fondamental de la nature de la peur. Lorsque les chercheurs médicaux entreprennent de trouver un remède pour guérir une maladie, ils commencent par réunir tout ce qu’on connaît de cette maladie sous tous ses aspects. Il en va ainsi de la peur ; ce n’est qu’en s’efforçant d’en comprendre les origines, les symptômes et les effets qu’il est possible de la vaincre.

« La peur vient toujours de l’ignorance », dit Emerson. Cette affirmation est peut-être simpliste, mais elle montre la route à suivre pour comprendre la peur. Elle résulte généralement d’un manque de connaissance ou de réflexion. Songeons, par exemple, aux craintes que nous nous faisons au début de notre existence.

« Maman, j’ai peur dans l’obscurité. Laisse la lumière allumée s’il te plaît. » La première enfance apporte une longue suite de peurs mal connues et sans fondement. Mais une crainte est une crainte, qu’elle ait sa source dans l’esprit ou dans la réalité extérieure. Les parents devraient prendre au sérieux les peurs de leurs enfants et chercher doucement et peu à peu à les calmer.

L’absence même de fondement des craintes enfantines offre l’occasion aux parents d’enseigner à leurs enfants un précepte qu’ils garderont toute leur vie, savoir que la peur n’existe le plus souvent que dans l’imagination. Il est plus facile de montrer à un enfant qu’à toute personne d’un autre âge que, selon le mot de Kipling « de tous les menteurs du monde, les pires sont quelquefois nos propres peurs ».

Les parents devraient prendre garde aux phobies naissantes

Dans l’éducation des enfants, il importe de se rappeler que la peur, comme la maladie, est contagieuse. Dans son excellent ouvrage sur la question, Comprendre la peur, Bonaro Overstreet écrit : « …La peur n’est pas une affaire personnelle, car celui qui en est profondément atteint infectera les autres, l’infection la plus commune étant celle des enfants par les parents. »

Les adultes peureux peuvent donc à leur insu entretenir chez leur progéniture des craintes qui ne seront peut-être jamais surmontées. Sans le faire exprès, les parents peuvent favoriser à un tel point les peurs normales de l’enfance qu’elles se transformeront en phobies débilitantes.

Beaucoup de phobies sont fréquentes chez les enfants. Il est bon que les parents aient conscience des conséquences désastreuses qu’elles peuvent avoir. Le danger, c’est que l’enfant – et plus tard l’adulte – finisse par se cantonner dans un isolement social où naîtront de nouvelles peurs et s’amorcera un cycle de souffrances. Dans les cas extrêmes, les phobiques éprouvent une peur générale de la vie ; craignant même de mettre les pieds dehors, ils souffrent mille morts dans leur solitude.

Peu de personnes sont entièrement à l’abri des phobies latentes. Certains évitent les hauteurs, d’autres ont la trouille s’ils sont seuls dans une maison, d’autres encore ont les chiens en aversion. La plupart des gens dominent ces sentiments grâce à leur intelligence, qui leur en montre l’absurdité. Beaucoup sont malheureusement incapables de tenir leurs peurs en bride, même s’ils savent bien tout ce qu’elles ont en fait de déraisonnable.

La peur se dissimule sous des masques divers

Certaines personnes ont des phobies très bizarres, comme la peur de la laine et la peur du vendredi. Pour ceux qui en souffrent, ces craintes sont d’une intense réalité. Il y a deux choses à noter au sujet des phobies : primo on peut en prendre son parti, secundo elles ne sont pas incurables. Une entreprise de transport aérien offrait jadis un cours pour les personnes que terrifiaient les voyages par air : il consistait à calmer graduellement leurs craintes par des moyens psychologiques jusqu’à ce qu’elles soient prêtes à entreprendre un vol spécial d’adaptation. La majorité de ceux qui l’ont suivi sont aujourd’hui bien à l’aise dans un avion.

Les phobies ont au moins un mérite, celui de polariser les peurs de leur victime. Ceux qui en sont atteints savent exactement de quoi ils ont peur. Mais bien des gens sont sujets à une forme de peur plus insidieuse, souvent difficile à identifier. Nous en ignorons même parfois la présence, mais elle n’en existe pas moins.

La peur se cache sous des masques divers, notamment la timidité, l’angoisse, la prudence, le conformisme, le faux scepticisme, l’indolence. Sous ces déguisements, la peur flétrit les espérances, détruit l’ambition, freine les progrès et gâche les relations personnelles. C’est, pour emprunter l’expression de Cyril Connolly, un « ennemi prometteur. » Elle dévore la vie.

Une des plus malsaines des craintes subtiles qui s’insinuent aujourd’hui dans l’esprit des hommes de la société occidentale est la peur de l’échec. Elle tente de dominer la personnalité assez tôt dans la vie, parfois même chez les écoliers de première année ou les tout jeunes joueurs des équipes sportives. Avec le temps, elle se manifeste sous diverses formes secondaires : peur de faire des erreurs, peur de blesser les convenances, peur de ses supérieurs professionnels, peur d’être mis à pied et peur d’essayer.

La psychologie démontre que la peur de l’échec résulte souvent de fausses comparaisons avec les autres. L’une des habitudes les plus démoralisantes que l’on puisse avoir est celle de se mesurer avec des personnes qui ont réussi ; mais au prix de nombreuses années d’efforts dans leur spécialité. Leur succès est ordinairement le fruit de bien des tâtonnements ; elles ne commettent plus d’erreur maintenant parce qu’elles les ont faites auparavant et su les mettre à profit. Elle n’ont pas craint d’échouer et ne se sont pas laissé arrêter par leurs échecs.

La puissance de la raison contre la puissance de la peur

Le principal effet de la peur, quelle qu’elle soit, est l’immobilisation. Les soldats saisis par la peur sur le champ de bataille restent figés, offrant ainsi une meilleure cible à l’ennemi. La peur de l’échec en particulier a une façon propre de paralyser sa victime, puis, comme un ver vorace, de faire sa proie des échecs qu’elle provoque l’un après l’autre. Elle finit ainsi par si bien affaiblir son hôte qu’il sombre dans le désespoir.

Le remède à ce mal, c’est ce que l’investigateur assidu du phénomène de la peur, Ernest Hemingway, appelle le « courage intelligent ». Le courage est une qualité assez généralement mal comprise. Il n’est pas l’absence de la peur, mais une réaction devant celle-ci. Dans le monde de la nature, le courage que manifestent les animaux pour défendre leur vie est instinctif. L’homme possède aussi cet instinct ; mais il peut y ajouter la puissante intelligence dont son espèce est douée.

La force de la raison sert non seulement à raffermir notre courage, mais à retrouver notre courage naturel aux heures où nous avons l’impression de l’avoir perdu. Devant la peur de l’échec, la raison nous dit que cette peur même nous mènera à l’échec, car il faut toujours risquer un échec pour connaître le succès.

Le pouvoir de la raison est l’arme la plus efficace de l’homme contre la puissance de la peur en général. Et, à l’époque actuelle, nous devons opposer la force de notre raison à nos peurs à l’échelon mondial. Les historiens de l’avenir pourraient bien regarder notre âge comme celui du terrorisme, âge où le recours à la peur en tant que moyen d’arriver à des fins politiques est érigé en art.

Les assauts du terrorisme invitent les peuples de tous les pays à garder leur sang-froid, afin de montrer que l’intimidation ne saurait forcer la majorité à accéder aux exigences d’une minorité impitoyable. Les enjeux historiques sont élevés, car la raison doit nous persuader que plus l’opinion publique cédera au terrorisme plus le terrorisme sévira. À ce compte, nous pourrions un jour subir la loi de la mitraillette et des attentats à la bombe.

Sur un plan plus difficilement discernable, il faudra aussi offrir une résistance raisonnée à la peur pour empêcher le progrès de l’humanité de sombrer dans un état d’inertie timorée. La peur se répand sur les funestes effets secondaires de la croissance économique. L’attitude naturelle et courageuse à adopter devant cette menace serait de déterminer ce qu’il y a à craindre de l’extension de la technique et de l’exploitation des ressources, puis de s’attaquer à ces problèmes identifiables.

Elle ne peut résister à l’action constructive

Cela permettrait d’étendre les bienfaits de la croissance économique à un nombre grandissant des habitants de la terre. La réaction de la lâcheté serait de laisser la peur exercer son emprise paralysante sur notre volonté d’activer le progrès de l’espèce humaine. La seule issue possible serait l’auto-neutralisation.

La peur collective a été la cause de certains des plus effroyables chapitres de l’histoire. Comme dans le cas des individus, l’existence de la peur chez une grande foule de personnes peut conduire à l’agression, coup désespéré porté à l’objet de la peur. La peur réciproque des pays entre eux a souvent entraîné la guerre. Entre des mains politiques malfaisantes – comme celles de l’inquisiteur espagnol Toroquemada – la peur collective est devenue l’instrument de la persécution et de la tyrannie. Nous la voyons partout dans le monde actuel. Un groupe racial ou politique en craint un autre, et le groupe qui a peur s’emploie à persécuter .et même à anéantir le groupe redouté.

Si la peur, individuelle ou collective, suscite ordinairement des réactions négatives et autodestructives, le contraire est vrai : elle ne peut résister à l’action constructive. Un grand médecin canadien, sir William Osler, a proposé un plan psychologique pour vaincre la peur et trouver la sécurité en concentrant notre action dans le présent.

Considérant que la peur se rapporte toujours à l’avenir, cela semble un bon conseil pour la combattre. Mais il est clair que, pour être en sécurité de jour en jour, nous devons prendre certaines précautions pour assurer notre sécurité dans l’avenir. Et alors faut-il se préparer pour demain ? Selon la réponse d’Osler, si nous apportons toute notre énergie, toute notre intelligence et tout notre enthousiasme à accomplir de l’excellent travail aujourd’hui, il n’y aura rien à craindre demain. En d’autres termes, notre action présente engendre la sécurité future.

L’activité constructive, exercée dans toute la mesure de nos talents, est assurément un moyen de défense contre la peur. L’activité exige de la décision, la décision inspire la confiance ; la confiance stimule le courage, le courage domine la peur.

Se demander de quoi exactement il faut avoir peur

Mais l’activité ne suffit pas toujours pour chasser la peur une fois qu’elle s’est installée. C’est ici qu’intervient la réflexion. De temps en temps, chacun de nous ferait bien de se réserver une heure ou deux de tranquillité et de solitude pour se demander : « De quoi exactement dois-je avoir peur ? » Il faudrait faire l’inventaire de nos craintes, en nous attachant surtout à celles qui se présentent sous de fausses apparences.

Cela fait, il importe de rechercher quelles sont, parmi nos peurs, celles qui sont imaginaires et celles qui sont réelles. Quelles sont celles qui sont de notre création ou de notre invention et celles qui constituent les salutaires signaux d’alerte répandus dans toute la nature ? Combien d’entre elles pouvons-nous affronter avec le courage instinctif de la nature conjugué avec l’immense avantage de l’intelligence humaine. Quelles sont celles dont il est impossible de venir à bout par une action constructive et menée sans retard.

Peut-être découvrirez-vous, par suite de cette analyse, que certaines au moins de vos craintes se sont évaporées sous vos yeux. D’autres se seront dissipées devant votre détermination de faire quelque chose, pourvu que votre action soit immédiate. L’ajournement engendre et intensifie la crainte.

Il n’est pas sans intérêt d’imaginer que, si l’ensemble des gens venaient à identifier les peurs de la société et à les examiner de cette façon, le résultat serait le même. Certaines des craintes de l’avenir se révéleraient illusoires et d’autres légitimes ; et l’on pourrait faire le nécessaire pour neutraliser ces dernières.

Il n’est pas possible que les hommes soient un jour affranchis de toute peur ni qu’ils veuillent l’être. Sans son instinctive sonnette d’alarme, ils seraient impuissants à conjurer le danger.

La peur est donc l’allié de l’homme… mais c’est tout au plus un allié sujet à caution. Il est retors et ambitieux, guettant sans cesse l’occasion de s’emparer de nous. Il faut le surveiller de près si l’on veut le tenir à distance et en tirer profit.

Le Bulletin mensuel tient à remercier M. Dick Gariepy, président de Motivation Associates, de Barre (Massachusetts), pour le concours qu’il a apporté à l’élaboration du présent numéro.