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Paradoxalement, la société permissive impose aux jeunes une plus grande responsabilité que jamais. Et un nouveau conformisme risque de remplacer l’ancien. Dans ces conditions, les jeunes peuvent-ils réellement faire ce qu’ils ont envie de faire pour se réaliser ? Examinons les problèmes qui en résultent aujourd’hui…

« N’être nul autre que moi-même – dans un monde qui s’évertue, nuit et jour, à nous rendre pareils aux autres – c’est le combat le plus difficile que puisse livrer un être humain et qu’il ne cesse jamais de soutenir. »E. E. Cummings dans le courrier des lecteurs d’un bulletin d’école secondaire, 1955

Au milieu des années 60, une vague d’inquiétude déferlait sur la bourgeoisie de l’Amérique du Nord et de l’Europe occidentale. Il se produisait chez la jeunesse du jour quelque chose que les aînés n’arrivaient guère à comprendre. Ceux-ci avaient, après tout, travaillé dur et ferme pour bâtir une société où leur progéniture ne manquerait d’à peu près rien matériellement. Ils avaient assuré à la génération suivante un degré de liberté politique et économique inconnu jusque-là dans le monde. Et pourtant, des signes évidents indiquaient qu’un secteur considérable et influent de la jeune population se désintéressait des fruits de leur labeur. Abasourdis et un peu froissés, les adultes se demandaient pourquoi.

La réponse, c’est que la jeunesse était entraînée par ses éléments les plus radicaux dans une révolte contre le conformisme et l’insensibilité apparents de la société technocratique. La majorité des jeunes n’a jamais suivi à fond, mais une proportion suffisante d’entre eux nourrissaient assez de sympathie envers la cause pour provoquer un élargissement du « conflit des générations » dans presque tous les domaines de la vie quotidienne. Pendant que les manifestations étudiantes, l’évolution des normes morales et l’usage de la drogue dominaient l’attention des mass media, le mouvement des jeunes gagnait la plupart des foyers de façon moins spectaculaire. Mais il faisait du chemin.

Son effet le plus durable a consisté à créer une opposition ostensible entre les goûts, les manières de voir et les habitudes des générations. Si les adultes portaient les cheveux courts, les jeunes les portaient longs. Si les adultes aimaient la musique douce et tendre, le « rock » des jeunes était aigre et strident. Beaucoup de jeunes adoptèrent au sujet de l’utilité de l’ambition une position bien différente de celle de leurs pères et mères. On posait sur les conventions sociales des questions désespérantes, qui ne seraient jamais venues à l’esprit des parents.

Pour une fois, les jeunes tracèrent le chemin à leurs aînés par leur façon d’envisager la vie. Sous l’influence de la jeunesse, les adultes dont l’inspiration créatrice avait été freinée par les conventions se mirent à rechercher des moyens nouveaux d’exprimer leur personnalité. Les gens de tout âge commencèrent à manifester plus de liberté dans le choix de leurs vêtements et de leur coiffure. Même si les jeunes restèrent parfois fidèles aux anciens chefs de file, c’est à eux que revient en grande partie le mérite d’avoir débarrasser la vie moderne des préjugés vieillots.

Leurs assauts répétés contre le « statu quo » incitèrent à une réappréciation de la nécessité des règles sociales considérées jusque-là comme allant de soi. Un grand nombre d’entre elles ne purent soutenir le choc de l’arme puissante que nous fournit notre vocabulaire dans le mot pourquoi ! Il en résulta un relâchement radical des anciennes normes, relâchement trop radical et trop considérable de l’avis de beaucoup. Quoi qu’il en soit, les institutions de la société se trouvèrent brusquement amenées à reconnaître aux gens une plus grande liberté de mener leur vie à leur manière.

Paradoxalement, cette liberté confronte la jeunesse d’aujourd’hui à une épreuve sans précédent. La vie au sein de la société permissive n’a rien de facile ; si elle laisse les individus libres d’exercer leurs volontés dans de vastes limites, elle leur impose plus de responsabilité que jamais les humains n’en ont assumé en ce qui concerne leur santé affective. Moins il existe de règles, plus il est nécessaire d’établir ses normes personnelles pour assurer sa propre protection. Non seulement de les établir, mais aussi d’y conformer sa vie… et il est toujours plus difficile d’observer les règles qu’on s’impose que celles qui sont imposées d’en haut.

La seule tâche de rechercher quelles sont les règles à se fixer est déjà un problème troublant. Dans une société qui nous assaille continuellement d’une grande variété de choix contradictoires et nous dit ensuite : « vous êtes libre de faire ce qui vous plaît », il est vraiment embarrassant de décider de ce qu’il faut faire et ne pas faire pour notre bien.

Par méfiance, on a balancé les avantages comme les inconvénients

Vivre une vie satisfaisante dans une situation aussi compliquée exige certes un bon jugement. Mais le jugement se fonde d’ordinaire sur l’expérience, et ici beaucoup de jeunes ont l’impression d’être laissés seuls à eux-mêmes. Il leur est difficile de dire ce qu’il faut assimiler de l’expérience de leurs aînés et ce qu’il faut rejeter en tant qu’hypocrisie au service d’intérêts de longue date. Le scandale du Watergate n’est que le plus frappant des multiples événements qui ont suscité une profonde méfiance à l’égard des affectations de moralité du monde adulte.

Les jeunes ont vu se déchirer ces derniers temps une série de façades de vertu qui ne servaient qu’à cacher l’injustice et la corruption. Il n’est donc pas étonnant qu’ils soient portés à regarder d’un oeil sceptique les valeurs traditionnelles de la société. Malheureusement, comme disent les Anglo-Saxons, on a jeté le bébé avec l’eau du bain en voulant éliminer les inconvénients de l’ancienne doctrine sociale. Une méfiance absolue de tout ce qui a trait au « système » – y compris le système moral et juridique qu’il renferme – a fait naître une drôle de forme d’étroitesse d’esprit, qui serait ouverte en apparence aux idées nouvelles, mais fermée aux anciennes.

Poussé à son extrême logique, cela équivaut à l’aveugle réflexe conditionné des chiens de Pavlov, qui salivent en entendant certains sons et grognent à l’émission de certains autres ; ou encore à la mentalité du compatriote de Pavlov, l’anarchiste Mikhaïl Bakounine, qui, dit-on, apercevant un jour des hommes en train de mettre le feu à une maison, saura de sa voiture pour les aider, sans se demander un instant qui ils étaient ni pourquoi ils brûlaient cette maison.

Il est certain qu’une pression s’exerce dans divers milieux pour crétiniser l’esprit des jeunes, notamment par le slogan publicitaire selon lequel ce qui ne se fait pas maintenant ne méritait pas de se faire. Ce cri de guerre des exploiteurs de la culture juvénile voudrait couper les jeunes de toute l’expérience du passé. La rapidité des techniques d’information contribue aussi à répandre l’impression que quiconque n’est pas présent aux événements « marquants » est un paria de la société. C’est l’ère du dernier cri : la dernière théorie pseudo-scientifique ; les dernières révélations de la perfidie de l’ordre établi ; le dernier rituel du campus ; le dernier groupe de rock voyou.

Pourquoi ne pas laisser les soi-disant penseurs penser à notre place ?

Il y a dans tout cela une apparence d’audace et de libération qui peut tromper. Devant la nécessité de se tenir dans le vent, il n’est facile à personne d’avoir et de se former des opinions indépendantes. Mais pourquoi donc se tourmenter ? N’est-il pas beaucoup plus commode de laisser les soi-disant penseurs penser à notre place. Cela exclut le danger d’être démodé. Faire comme le caïd, c’est avoir la certitude d’être du dernier bateau.

Ce sentiment explique peut-être pourquoi l’attitude des jeunes présente une si grande uniformité, du moins dans les pays occidentaux. Le danger, c’est que l’uniformité peut fort bien devenir le genre de conformisme qui limite la liberté d’action nécessaire pour que les gens puissent réellement exprimer leur nature profonde.

Il serait ridicule que le conformisme, attaqué avec tant de succès par les jeunes dans les années 60, ne soit remplacé que par un nouveau conformisme encore plus rigide dans les années 80… ridicule, mais peu amusant. Et cela pourrait bien arriver. George Orwell, penseur socialiste que l’on ne saurait qualifier de réactionnaire écrit :

« Dans une société où il n’y a pas de loi et, en théorie, pas de contrainte, le seul arbitre de la conduite des citoyens est l’opinion publique. Or, l’opinion publique, à cause de la très forte incitation au conformisme chez les animaux grégaires, est moins tolérante que n’importe quel système de législation. Lorsque les humains sont gouvernés par « Tu ne feras pas… », l’individu peut se permettre un certain degré d’excentricité ; lorsqu’ils sont gouvernés par « l’amour » et la « raison », il subit une contrainte continuelle qui le pousse à se conduire exactement comme tout le monde. »

Il ne faut pas confondre les atours extérieurs de l’individualisme avec la chose elle-même

Cela peut paraître absurde à une époque où l’on s’habille de mille et une façons aussi différentes que bigarrées et où les chances d’exprimer sa personnalité sont plus vastes que jamais. Mais une certaine uniformité s’est insinuée dans les vêtements et la langue des jeunes ; même si leur mise et leurs propos diffèrent de ceux de la génération précédente, ils ne sont pas tellement différents entre eux.

D’ailleurs, il faut se garder de confondre les atours extérieurs de l’individualisme avec la réalité. L’individualisme authentique n’est pas une chose qui se voit au-dehors. Ce qui compte vraiment, ce n’est pas l’air des gens, mais leur manière de penser et d’agir.

Ce qui importe pour l’avenir d’une génération – et très sérieusement encore – c’est la question de savoir si chacun des individus qui en font partie est capable de penser et d’agir d’une façon sensiblement différente de tous les autres. Pourquoi ? Parce que ceux qui errent en troupeaux sont exposés à tomber sous le joug des chefs obsédés par le pouvoir qui voient dans l’esprit d’une masse aveulie un terrain propice où imposer leur forte volonté.

Une fois sous la griffe des accapareurs du pouvoir, le seul espoir de se libérer est la détermination de ne pas renoncer à la maîtrise de sa propre pensée. Albert Einstein, qui connaissait par expérience les énormités que peut amener l’asservissement d’une mentalité de masse écrit : « Il est vrai qu’on peut détruire une personne née libre et sensée, mais il est impossible de réduire une telle personne à l’esclavage ni d’en faire un instrument aveugle. »

L’état du monde ne sera jamais amélioré par les conformistes. Par définition, le conformiste est intolérant et même effrayé par les idées nouvelles ou différentes. Le progrès est le fruit du travail des esprits forts, des esprits que l’exercice mental maintient en forme. Les esprits fermés aux opinions des autres manquent de l’incitation et de l’aliment nécessaires pour devenir vigoureux.

Sur un plan plus personnel, il n’y a pas de place dans un troupeau pour les hommes sensés et intelligents. Deux mille cinq cents ans d’expérience humaine, dont l’origine remonte aux philosophes de l’ancienne Grèce, nous révèlent que, pour trouver le bonheur, il faut d’abord se trouver soi-même. Se trouver soi-même conduit naturellement à être soi-même, ce qui veut dire s’accorder avec sa situation propre selon ses conditions et ses normes de conduite propres. Il est illusoire de penser que le bonheur se fabrique en série. On ne saurait y atteindre en suivant un groupe.

Notre identité n’est complète que si elle est parachevée par ceux qui nous sont chers et nos amis

Étant donné cependant que nous vivons pour la plupart dans des groupes, un autre problème se pose : celui d’établir notre identité distinctive dans un cadre social donné. Les personnes qui insistent pour faire uniquement à leur guise sans égard à l’effet de leurs actions sur ceux qui les entourent ont des chances de finir en prison, lieu où l’on n’encourage nullement l’individualisme. Dans son ouvrage immortel intitulé la Liberté, John Stuart Mill donne la note juste en ce qui concerne l’individu et la société. « La liberté de l’individu, écrit-il, ne doit pas dépasser la limite au-delà de laquelle il incommoderait les autres. »

L’individualisme n’est donc pas anti-social ; c’est plutôt le contraire. L’identité d’un homme n’est pas uniquement son oeuvre ; elle n’est complète que si elle est parachevée par les parents et les amis. L’individualisme est une force ; un véritable individualiste est assez fort pour tolérer les usages et les opinions de ceux qui diffèrent de lui. Il sait respecter la personnalité de chacun des autres.

« Voici ma voie ; quelle est la tienne ? La voie n’existe pas », dit Nietzsche. Dans notre monde troublant, trouver sa voie et ne plus en dévier n’est le propre que de quelques heureux mortels. La plupart d’entre nous s’écartent de temps en temps de la route choisie : ils s’égarent dans de fausses rues ou s’engagent dans des impasses. Tout cela est très épuisant. Il serait beaucoup plus facile de demander des renseignements à ceux qui nous assurent connaître le chemin. Mais attention ! La majorité des grands maux que l’homme a infligés à l’homme, nous dit Bertrand Russell, nous sont venus de personnes qui s’estimaient très certaines de choses qui, en réalité, étaient fausses. Et sans aucun doute dit-il la vérité.

Entre le vrai et le faux, méfiez des demi-vérités

Séparer le vrai du faux est une tâche extrêmement ardue. Il est encore plus ardu de dépister les demi-vérités dont se repaissent les politiciens et les groupes de pression. Il faut un certain bagage de connaissances pour chercher la vérité ; il faut aussi reconnaître quel savoir il nous manque et être disposé à l’acquérir. Et cela, à son tour, demande de l’humilité, car la plus grande victoire que nous puissons remporter sur notre propre moi est peut-être celle de savoir ce que nous ne savons pas.

L’un des avantages d’être jeune aujourd’hui est que les chances d’apprendre sont meilleures que jamais. Jamais il n’a été aussi facile d’avoir accès à la sagesse accumulée dans le monde par l’instruction, l’information et les livres. Jamais non plus ne s’est-il trouvé tant de personnes désireuses d’aider les autres à trouver leur voie. Outre l’orientation habituelle des parents, qui malheureusement n’est pas offerte à tous les jeunes, il existe de nombreuses organisations ayant pour mission d’apporter conseil et réconfort à ceux qui ont besoin d’avis ou qui ont sombré dans la détresse.

Le boniment demeure le boniment, qu’il vienne de droite ou de gauche

Mais en fin de compte, toute la science et tous les conseils que nous obtenons ne sont en somme que la matière première qui servira à former nos opinions et nos lignes de conduite personnelles. Dans une société permissive, on paie et l’on fait son choix, comme disaient jadis les Anglais. Les choix à faire par les jeunes de nos jours sont particulièrement périlleux. Simplement parce qu’il existe beaucoup plus de possibilités de se fourvoyer que jamais auparavant.

Raison de plus, par conséquent, pour les jeunes de tenir à affirmer leur personnalité et non pas d’adopter comme un troupeau tout ce qui est dans le vent. Cela vaut non seulement pour la conduite, mais avec autant d’importance pour les idées. Comme force politique de demain, la jeunesse est soumise aujourd’hui à une somme considérable de conditionnement idéologique. Les jeunes feraient bien de considérer tout ce qu’on leur dit avec scepticisme. Le boniment est toujours du boniment, qu’il vienne de droite ou de gauche.

« Un homme peut obéir aux exigences de la charité et rester libre, dit Oscar Wilde, mais aux exigences du conformisme, personne ne peut obéir et être tant soit peu libre. » Une nouvelle poussée de conformisme tente à l’heure actuelle de s’imposer à l’esprit des jeunes. Elle est d’autant plus insidieuse qu’elle se présente sous le masque d’un individualisme illusoire. Mais elle reste tout aussi bornée que tous les conformismes antérieurs, et si les jeunes gens y cèdent, ils perdront peut-être leur plus riche héritage : le droit d’être eux-mêmes.