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Une société civilisée doit-elle tolérer, chaque année, des milliers d’accidents inutiles sur les routes ? Pourtant, nous le faisons… sans trop nous en alarmer, tant que cela n’arrive qu’aux autres. Il s’agit ici du fléau social que constitue cette hécatombe. Et il n’est pas question de rejeter la faute sur « les autres » …

Il y a quelques années, au cours d’un débat sur la violence dans la société, à la Chambre haute britannique, un lord faisait observer aux pairs réunis que chacun d’eux courait maintes fois plus le risque d’être tué ou blessé par les accidents de voiture que par tous les autres périls. « La remarque était juste, notait le Manchester Guardian, car parler de la violence sans parler de l’automobile c’est un peu comme parler de Macbeth sans parler du sang. »

Il peut sembler étrange au conducteur ordinaire que l’on tienne ainsi sa voiture pour un danger, mais le fait est que le véhicule à moteur a tué et estropié, dans sa brève existence, plus de monde que toutes les bombes et les armes à feu inventées jusqu’ici. Le tribut annuel de sang et de larmes qu’exige l’imprudence des automobilistes est infiniment plus élevé que celui du meurtre ou de tout autre crime.

On peut donc, à bon droit, considérer la cruelle hécatombe des accidents de la route comme un problème social critique. Il n’est guère exagéré de dire, comme le faisait un agent de la sécurité, qu’il s’agit là d’une « autre manifestation de l’inhumanité de l’homme pour l’homme ». Car une grande partie du sang répandu sur la chaussée a sa source profonde dans le refus des conducteurs de respecter les droits légaux et moraux des autres. Ceux qui seraient portés à en douter, sous prétexte que les accidents sont une fatalité, feraient bien de réfléchir aux faits suivants :

La plupart des prétendus « accidents » de la circulation sont évitables. Ils ont lieu le plus souvent par beau temps et sur de bonnes routes. Certains spécialistes se demandent si l’accident ne résulte pas dans la majorité des cas du non-respect de la loi ou de règles de sécurité bien connues.

Au Canada, où la route coûte la vie à 6,000 personnes par année, l’absorption d’alcool est à l’origine de près de la moitié des accidents mortels de cette catégorie.

Les recherches faites sur les accidents indiquent que la plupart de ceux qui conduisent des voitures ou des camions gravement défectueux en connaissent les défectuosités et misent (souvent avec la vie d’inconnus) sur la chance de ne pas avoir d’ennuis. Les défectuosités mécaniques sont responsables d’environ 20,000 accidents graves au Canada chaque année.

On a dit que, dans le monde occidental d’aujourd’hui, il n’existe plus d’« automobiliste ». L’usage des voitures et des camions y est si répandu que la circulation n’est en somme que le grand public motorisé.

Il s’ensuit que celui qui conduit un véhicule automobile est soumis à la même obligation sociale de ne pas troubler la paix que tout autre citoyen dans un lieu public. L’unique différence est que notre possibilité d’infliger des blessures aux autres se trouve décuplée quand nous sommes au volant d’un engin de destruction en puissance, d’un poids d’une tonne et demie et capable de fendre l’espace à plus de 150 kilomètres à l’heure.

Pourtant, les ennemis sur roues de la société sont d’ordinaire des gens sans malice. C’est le brave ouvrier qui s’aventure à rentrer chez lui avec sa machine après avoir bu quelques verres ; la ménagère préoccupée par un problème familial qui tamponne l’arrière de la voiture qui la précède ; le jeune homme qui se dit : « Voyons quelle vitesse peut atteindre cette mécanique sur route droite » ; le voyageur de commerce avec des milliers d’heures de conduite à son actif qui estime indigne de lui de signaler sa manoeuvre ; le vacancier qui opte pour un départ de nuit sans avoir pris assez de sommeil.

Conduire comme si les autres étaient des imbéciles… et l’on ne se trompe pas toujours

Bah ! des gens ordinaires agissant étourdiment, dira-t-on. Mais c’est un principe de loi comme de moralité courante que l’étourderie n’excuse personne de s’exposer à causer la mort ou des dommages. Faute par omission et faute par action sont également condamnables si elles font le malheur d’autrui.

Un petit nombre des tueurs et des mutilateurs de la route poussent comme à plaisir l’inattention jusqu’à la témérité. Certains – sûrement pas tous des jeunes – trouvent une délectation à violer volontairement les règlements sur la circulation. D’autres rudoient les autres usagers de la route en intimidant les piétons, en s’insérant de force dans les files de voitures et en se rabattant brusquement devant les véhicules qu’ils doublent. D’autres encore se fâchent et utilisent leurs voitures comme arme pour menacer l’objet de leur colère. Ce qui est plutôt terrifiant, d’autres enfin persistent à conduire alors qu’ils sont sous l’influence de l’alcool ou de médicaments. Les conducteurs de cette sorte sont des dangers publics, et il conviendrait de les condamner publiquement comme tels.

« Conduisez toujours comme si les autres étaient des imbéciles », dit le vieil adage des chauffeurs de taxi. Que certains chauffeurs de taxi roulent eux-mêmes comme des imbéciles n’infirme en rien la sagesse fondamentale de ce conseil. De fait, il a été démontré que beaucoup de personnes intelligentes et sensées par ailleurs sont vraiment frappées d’une espèce de folie dès qu’elles prennent le volant. En Ontario, les chercheurs estiment que jusqu’à 80 p. 100 de tous les accidents d’automobile sont attribuables aux toquades psychologiques des conducteurs.

La lubie qui pousse l’automobiliste à se hasarder à conduire après avoir bu est un problème bien connu, mais difficile à résoudre. Moins remarquables comme cause d’accidents sont les accès subits d’insanité qui s’emparent parfois de personnes bien à jeun quand elles tiennent un volant. Les tracas émotifs peuvent retarder les réactions du conducteur, entraver son jugement et lui masquer des dangers normalement évidents. Un mouvement de colère chez le conducteur peut facilement lui faire perdre non seulement la maîtrise de ses émotions, mais aussi celle de son véhicule.

« Le pire de tous, dit un enquêteur de la circulation routière, est celui qui se dit qu’il est bon conducteur et qu’il n’a pas de folles idées. C’est justement l’état d’esprit qui peut causer un accident un jour ou l’autre. » Les spécialistes nous préviennent qu’il est vital que chaque conducteur n’ignore pas les tensions cachées qu’impose l’action de conduire et qu’il fasse un effort volontaire pour dominer ses sentiments.

La société doit s’employer à améliorer les habitudes de conduite

À l’entrée d’une petite ville japonaise, un panneau implore l’automobiliste : « De grâce, conduisez prudemment. Nos enfants pourraient nous désobéir ». C’est une des tristes réalités de la vie que beaucoup trop de conducteurs, de piétons et de cyclistes violent la loi et les règles de la sécurité. Le conducteur consciencieux doit assumer, en plus de la sienne, une part de la responsabilité de leurs actions.

C’est peut-être injuste, mais, comme le disait Maurice Chevalier à propos de la vieillesse, cela vaut mieux que l’autre éventualité. Insister sur son bon droit quand la collision est imminente, ce serait littéralement courir au suicide. Le conducteur qui pratique la patience a plus de chances de « vivre longuement ».

Est-il excessif de demander que tous les automobilistes en viennent un jour à conduire avec prudence ? Sans doute. Mais il n’en est pas moins permis d’espérer une amélioration marquée de l’horrible situation qui existe actuellement.

La question de savoir comment rendre nos voies publiques aussi sûres que la chose est humainement possible ressortit au triple domaine de la loi, de l’éducation et de l’attitude du public. Ce n’est que le jour où la société aura pris l’engagement général mais résolu d’améliorer les habitudes de conduite chez les masses que cesseront les effusions de sang inutiles sur les routes.

Sur le plan de la loi, l’hésitation apparente de certaines autorités à faire respecter les règlements établis ne sert pas la cause. Considérant que conduire de façon indisciplinée est une source fréquente d’accidents, il n’est guère réconfortant de voir des voitures filer à 110 km/h, devant un signal de limitation à 90, sous le regard d’agents de police tranquillement assis dans leurs véhicules.

La raison alléguée pour cette tolérance tacite de l’illégalité est que les lois ne sont pas réalistes. S’il en est ainsi, il appartient aux pouvoirs publics concernés de les rendre réalistes, puis de voir à leur stricte observation.

L’amélioration révélée par les statistiques laisse perplexes les spécialistes de la sécurité

Ce n’est pas à dire, toutefois, qu’il y a eu relâchement de la loi sous tous rapports et dans toutes les administrations. Au contraire, d’importants progrès d’ordre législatif ont été réalisés en Amérique du Nord, ces dernières années, dans le domaine de la sécurité routière. Les normes de sécurité applicables aux véhicules sont maintenant plus rigoureuses tant pour les constructeurs que pour les inspections périodiques des véhicules en circulation. Les limitations de vitesse ont été abaissées ; mais est-ce la peine de faire observer, au sujet de nos priorités sociales, que c’est la conservation de l’énergie, et non la sécurité routière, qui nous a valu cette initiative.

Certaines provinces canadiennes ont réduit les vitesses maximales et adopté des sanctions plus sévères pour la conduite sous l’influence de l’alcool ainsi que d’autres dispositions restrictives obligatoires. Grâce en grande partie à ces mesures, le taux national des accidents de la circulation a connu une diminution estimée à 13.2 p.100 en 1976, année où la conduite en milles-véhicules a enregistré une augmentation de 3 p. 100.

Paradoxalement, cette amélioration d’ordre statistique rend perplexes les spécialistes de la sécurité. Le Conseil canadien de la sécurité affirme que cette réduction dans les chiffres est presque entièrement due à la législation et qu’il n’y a pas, ou presque pas, eu d’amélioration du mode de comportement des conducteurs.

Cet organisme craint que la régression des statistiques n’engendre l’euphorie et ne cache ainsi le vrai problème. Le public tendra peut-être à oublier qu’un total de près d’un quart de million par année de tués ou de blessés graves dans les accidents de voiture demeure un scandale national dans un pays doté de bonnes routes, d’un équipement moderne et d’une sage législation routière.

La seule solution réelle et durable, disent les spécialistes, est d’ancrer dans la tête des gens que conduire est un art qui exige un soin et une concentration continuels. Dans le flot de la circulation, le conducteur d’aujourd’hui doit accomplir simultanément une série de fonctions complexes, c’est-à-dire non seulement diriger le véhicule lui-même, mais aussi observer de tous côtés le tableau mouvant du trafic et prévoir les problèmes éventuels. Il lui faut apprécier les actions des autres, prendre des décisions tout en roulant et choisir exactement le moment approprié. Ceux qui sont incapables de mener toutes ces choses de front sont une menace pour les autres usagers de la route.

Presque tout le monde se croit exempt de responsabilité

Une étude exhaustive faite aux États-Unis en vue d’aller à la source du problème des accidents de la circulation a démontré que « le manque de connaissance de l’art de conduire » occupe une place beaucoup plus importante dans les accidents qu’on ne l’imaginait auparavant. Non seulement les erreurs de conduite causent d’innombrables accidents, mais elles en augmentent aussi la gravité. On a découvert qu’en cas de situation critique, bien des conducteurs ignoraient comment manouvrer le volant ou arrêter leurs véhicules.

Ironie du sort, une autre étude menée presque en même temps dans le même pays montrait que les neuf dixièmes des personnes interrogées au cours d’une vaste enquête se considéraient comme « au-dessus de la moyenne » par la qualité de leur conduite et leur sens de la sécurité. Même ceux qui avaient à leur dossier des condamnations pour infractions aux règlements sur la circulation estimaient que les exhortations au public en faveur de la prudence au volant ne les concernaient pas.

C’est là une frappante illustration de ce que les policiers appellent le syndrome de « la faute des autres », attitude selon laquelle « les autres » sont toujours de mauvais conducteurs et l’accident toujours de leur faute. Ce mythe de vocabulaire représente un obstacle redoutable à l’amélioration des habitudes de conduite. Les difficultés inhérentes à toute tentative d’accroître la prudence au volant apparaissent clairement si l’on considère que la quasi-totalité des intéressés se croient exempts de responsabilité devant le taux effarant des accidents.

À notre époque de généralisation de l’enseignement secondaire, le remède à long terme contre le manque évident de connaissance de la théorie et de la technique de la conduite réside, semble-t-il, dans l’éducation des futurs conducteurs au niveau secondaire. Pourtant, l’éducation n’aura logiquement qu’une action limitée tant que les gens persisteront à défier leur devoir social envers les autres usagers de la route.

Au coeur du problème, un manque de courtoisie

L’inconscience qui explique une grande partie du problème n’existe pas uniquement chez les conducteurs. Les piétons enfreignent couramment les prescriptions du code de la route ; il y a de leur faute dans la plupart des accidents entre véhicules et piétons. Beaucoup de cyclistes semblent se croire exemptés des règles élémentaires de la circulation.

Le coeur du problème est le comportement discourtois des automobilistes. La courtoisie, la considération, la patience, la tolérance et le respect des droits de l’homme dont est tissée la civilisation sont honteusement absents des colonnes de circulation.

Cette discourtoisie se retrouve aussi bien dans l’état de la mécanique que dans les habitudes de conduite. Une personne au volant d’un véhicule dangereux compromet la sécurité des autres. Il faut combattre l’opinion répandue d’après laquelle l’individu aurait un certain droit de mettre les autres en péril en conduisant de manière imprudente.

« L’automobile, a dit Georges Duhamel, a tué la politesse. Elle exalte l’égoïsme et la vanité. Elle devient l’instrument de revanche des timides et des incapables. »

À tout prendre, le véhicule à moteur a été un bienfait pour l’humanité. Si cette heureuse invention s’est transformée en calamité pour les millions de victimes d’accidents stupides dénombrées au cours des ans, c’est que les hommes et les femmes ont refusé d’accomplir leur devoir d’êtres humains civilisés. L’automobile a opéré de grands changements dans la société, mais le rôle du citoyen civilisé est toujours le même, qu’il soit ou non au volant.

Le poète anglais John Donne n’avait jamais vu une automobile, mais ces beaux vers qu’il a écrits il y a près de 400 ans s’appliquent assez bien au conducteur d’aujourd’hui :

« La mort de tout homme me diminue, car je fais partie de l’Humanité ; N’envoie donc jamais demander pour qui sonne le glas ; il sonne pour toi. »

Pour se renseigner

Des cours et de la documentation concernant la sécurité routière sont mis à la disposition du public dans toutes les parties du Canada par les ligues et les conseils provinciaux de la sécurité. Ces organismes ont des bureaux à Vancouver, Edmonton, Regina, Winnipeg, Toronto, Montréal, Fredericton, Charlottetown, Halifax et Saint-Jean (Terre-Neuve). Ils offrent une grande abondance d’imprimés préconisant la sécurité et peuvent acheminer le public vers le lieu le plus proche, dans chaque province, où se donnent, entre autres, des cours de conduite préventive. Pour renseignements complémentaires, écrire au Conseil canadien de la sécurité, 1765 boul. St-Laurent, Ottawa (Ontario) KIG 3V4