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Personnage remarquable de l’histoire d’un pays remarquable. Pourtant, nous sommes portés à oublier ce qu’il a fait, peut-être parce que les fruits de son oeuvre paraissent aujourd’hui bien banals. Voici une appréciation de l’héritage laissé par sir Sandford Fleming, humaniste et homme de science canadien. Premier texte d’une série intermittente traitant des grandes figures de notre passé…

Sir Sandford Fleming n’est pas complètement oublié, mais vu tout ce que les Canadiens lui doivent toujours, 63 ans après sa mort, il est curieux que nous pensions si peu souvent à proclamer ses réalisations extraordinaires. À sa manière, il a accompli autant que sir John Macdonald ou sir Wilfrid Laurier pour unifier le Canada. Mais si l’on demandait à cent Canadiens différents qui est Sandford Fleming, la plupart d’entre eux répondraient sans doute que c’est un ancien sénateur du Nouveau-Brunswick ou un ex-joueur de défense des Bruins de Boston.

Les mots – prononcés ou imprimés – perpétuent la mémoire des hommes politiques. Mais Fleming était ingénieur, et, comme il l’a dit lui-même, « les ingénieurs doivent oeuvrer dans une sphère distincte qui leur est propre et où il s’agit moins des paroles que des actes et moins des hommes que des choses. » Même si Fleming fut en réalité un des ingénieurs les plus loquaces d’une époque prolixe, il n’en est pas moins vrai que son legs réside dans ce qu’il a fait et non dans ce qu’il a dit et ce que les autres ont dit de lui. Le fruit de ses efforts est si bien connu aujourd’hui que nous ne nous arrêtons guère à y réfléchir.

Grâce à lui, le monde connaît l’uniformité de l’heure. Cheminot professionnel et navigateur amateur, il observa que, si les trains et les navires allaient de plus en plus vite, la confusion des heures menaçait d’annuler tous leurs progrès. Les horaires internationaux étaient le cauchemar des employés des chemins de fer, la tour de Babel des voyageurs. L’imbroglio régnait jusqu’à l’intérieur d’un même pays. À midi à Toronto en 1880, il était 11 h 58 à Hamilton, 12 h 08 à Belleville, 12 h 25 à Montréal. Les chemins de fer des États-Unis utilisaient cent types d’heure différents. On voyait dans les gares des séries d’horloges marquant l’heure à divers points le long de la voie ferrée. Les voyageurs chevronnés portaient des montres ayant jusqu’à six cadrans.

C’est pour ramener cette pagaille des heures à la saine raison que Fleming inventa le système des 24 fuseaux horaires basés sur un méridien d’origine de longitude passant par Greenwich, en Angleterre. Au début, les sociétés scientifiques qualifièrent le projet de rêve insensé, mais il y travailla avec acharnement pendant 20 ans. Le comte Grey, le gouverneur général qui donna la coupe du même nom au Rugby canadien, disait un jour de Fleming qu’il avait la ferveur missionnaire de saint Paul. En matière d’uniformisation de l’heure en tout cas, il réussit avec le temps à « convertir » le monde. En 1890, l’Amérique du Nord, la Grande-Bretagne, la Suède, la majeure partie de l’Europe et le Japon avaient tous adopté son système. C’est grâce à Fleming que n’importe qui aujourd’hui peut ouvrir un atlas, consulter l’horloge et calculer l’heure qu’il est aux antipodes.

Son influence sur les itinéraires qu’empruntent les Canadiens dans leur pays subsistera tant qu’il y aura des trains qui circuleront d’un océan à l’autre. Pourquoi l’Océan Limitée, de Halifax à destination de Montréal, passe-t-il dans telle forêt, longe-t-il telle rivière ? Qui est celui qui, en 1862, présenta au gouvernement canadien le premier plan pratique – établi jusqu’au dernier dollar et la dernière traverse – d’un chemin de fer vers le Pacifique ? Qui a dit que « le chemin de fer du Pacifique surpasserait en tout point l’ampleur et le coût de tout ouvrage jamais tenté par l’homme » … et qui une douzaine d’années après devint ingénieur en chef de cette prodigieuse entreprise de construction ? Qui dirigea d’historiques et périlleuses expéditions dans les Rocheuses pour faire les études non seulement de la ligne du Pacifique à travers le col du Cheval-qui-Rue, mais aussi de ce qui serait un jour la voie du Canadien National à travers le col de Yellowhead ? Dans chaque cas, la réponse est Sandford Fleming.

Fleming mesurait largement les six pieds. Sa barbe avait blanchi au moment où, en novembre 1885, un nommé Ross, de Winnipeg, prit, à Craigellachie (C.-B.), l’une des meilleures photographies de l’histoire canadienne. On y voit un groupe de terrassiers et de dignitaires dans la brume de la montagne. Habillés de vêtements sombres et fripés et coiffés de melons ou de casquettes, ils entourent le directeur du C.P., Donald Smith, en train d’enfoncer le dernier crampon du chemin de fer conçu 23 ans auparavant par Fleming. Derrière Smith et dominant presque la photographie se dresse Fleming lui-même en haut de forme. L’extrémité de sa barbe ressemble au tranchant d’une pelle. Il a l’air solide et impassible comme un poteau totémique, mais il est profondément ému. Il écrira plus tard :

La plupart des ingénieurs, ainsi que les centaines de travailleurs de toutes nationalités qui avaient été embauchés dans les montagnes étaient présents… Les coups frappés sur le crampon retentirent jusqu’à l’enfoncement complet de celui-ci. Mais personne ne rompit le silence… On aurait dit que le geste accompli avait exercé un charme sur tous les assistants. Chacun paraissait absorbé dans ses réflexions… Soudain, un hourra jaillit spontanément de toutes les bouches, et ce n’était pas un hourra ordinaire. L’enthousiasme contenu, les sentiments refoulés de ces hommes accoutumés au travail ardu s’exhalaient librement. Et les hourras succédèrent aux hourras… Pareille scène se produit parfois sur le champ d’une bataille âprement disputée lorsqu’enfin la victoire est certaine… Au milieu des acclamations, une voix cria du ton le plus prosaïque et comme s’il s’agissait d’un fait de tous les jours : « En voiture pour le Pacifique ! » Le signal fut aussitôt suivi, et, en quelques minutes, le train était en marche. Il passa sur la voie nouvellement posée et, parmi les bravos redoublés, fila droit vers l’ouest.

Sir Andrew MacPhail, professeur d’histoire médicale à l’université McGill et écrivain à ses heures, disait qu’il est bien possible que Fleming ne soit pas le plus grand ingénieur qui ait jamais existé, mais qu’il est sûrement « le plus grand homme qui se soit jamais occupé de génie ». Fleming s’occupa de beaucoup d’autres choses. Il créa le premier timbre-poste du Canada en 1851. Il fonda une société de membres des professions libérales connue sous le nom de Canadian Institute et dont il célébra le cinquantième anniversaire. Le 5 septembre 1883, à 4,600 pieds au-dessus du niveau de la mer, dans les monts Selkirk, il participa à la formation du Canadian Alpine Club et en fut le premier président.

À la conquête de l’entité nationale par les huîtres et le champagne

Premier lithographe du Canada, il imprima la première véritable carte urbaine du pays. Il élabora un plan détaillé pour le port de Toronto, où il fit lui-même tous les sondages avec un bateau à rames. Il rédigea des articles sur la navigation maritime, les navires à vapeur, les tableaux historiques, les timbres-poste et le daltonisme.

Il écrivit un livre de Courtes prières quotidiennes pour familles affairées, plaça si bien son argent qu’il se trouva riche entre 35 et 40 ans et, au moment de l’historique conférence de Charlottetown de 1864, réussit à faire adopter son voeu que celle-ci soit suivie de voyages par les délégués canadiens à Halifax et à Saint-Jean (Terre-Neuve). Il estimait qu’il « n’y a rien de tel que la fraternité de la table » ; et, comme l’avaient déjà démontré ses plantureuses réceptions à Ottawa et à Halifax, il croyait aussi à la fraternité des huîtres et du champagne. Après les agapes des provinces Maritimes, en 1864, le Morning Telegraph de Saint-Jean reconnaissait avec satisfaction dans son éditorial : « Les Canadiens sont de braves gens et de joyeux compères ; nous regrettons de nous en séparer. »

Cet homme avait le don d’être présent là où l’histoire canadienne pouvait l’effleurer de son souffle. En 1849, il se rend de Toronto à Montréal pour obtenir un brevet d’arpenteur et tombe au beau milieu d’une émeute. Une bande d’émeutiers avaient assailli le carrosse du gouverneur à coup de pierres et d’oeufs pourris, et la foule emporta Fleming jusqu’aux portes du palais du Parlement en flammes. Il avait alors 22 ans et n’avait quitté son foyer de Kirkcaldy, en Écosse, que quatre ans auparavant. Il s’empressa d’organiser une petite escouade pour sauver un immense portrait de la reine Victoria. Ardent impérialiste pendant toute sa vie, Fleming ira même plus tard jusqu’à célébrer les grands moments de son existence, comme la traversée de la ligne divisoire des eaux des Rocheuses, en portant un toast à la reine Victoria dans l’eau bouillonnante des ruisseaux de montagne.

Le tour du monde dans les deux sens par le câble de Fleming

Après avoir relié les diverses parties du Canada par le rail, Fleming décide de réunir les possessions de l’Empire par le câble. Le principal anneau manquant des communications impériales réside alors entre le Canada et l’Australie. En 1879, il écrit la première lettre par laquelle il propose l’installation d’un câble dans le Pacifique. À la suite d’une campagne qui l’emporte même sur sa croisade pour l’uniformisation de l’heure par sa ténacité et les fonds personnels qu’il y affecte, il assiste enfin à la mise en service du câble le 31 octobre 1902. Le Premier ministre de la Nouvelle-Zélande lui envoie un télégramme pour le féliciter. Pour marquer le coup, Fleming expédie vers l’ouest et vers l’est des messages qui font le tour du monde dans les deux sens.

Même à une époque où le travail est vénéré, le zèle de Fleming pour le travail paraît extraordinaire. Encore petit garçon, en Écosse, il a recopié ces lignes de l’Almanach du bonhomme Richard, de Benjamin Franklin : « Mais aimes-tu la vie ? Alors, ne gaspille pas le temps, car c’est l’étoffe dont la vie est faite. Combien plus qu’il n’en faut en passons-nous à dormir, oubliant que le renard qui dort n’attrape pas de poules et que nous dormirons toujours assez dans la tombe. L’oisiveté rend toute chose difficile, mais le travail rend tout facile. » Toute sa vie et durant chacune de ses 88 années, Fleming refusera obstinément de perdre son temps.

Il est tout à son honneur, à la fois comme ingénieur réputé et comme bourreau insatiable de travail, de n’avoir occupé à un certain moment pas moins de trois des plus hauts postes dans les chemins de fer de notre pays. Il fut ingénieur en chef de l’Intercolonial, en cours de construction entre Halifax et Québec ; ingénieur en chef du Canadien Pacifique, dont il devait établir le tracé de la voie jusqu’à l’océan ; et ingénieur en chef des études de ce qui serait un jour la compagnie de chemin de fer de Terre-Neuve. « Aucun homme ne possédant pas son extraordinaire vigueur intellectuelle et physique, écrit son ami et biographe L. J. Burpee, n’aurait pu supporter cet énorme effort. C’était une tâche herculéenne. » Fleming fut le type par excellence de l’Écossais laborieux du Nouveau Monde.

Mais si Fleming fut un Écossais, il fut aussi un super-Canadien. C’est chez nous un cliché historique de dire que la barrière de la distance à vaincre pour réaliser leur unité a forcé les Canadiens à trouver des solutions aux problèmes de communication et de transport. Fleming avait, entre autres, la passion des chemins de fer, des réseaux télégraphiques, des navires à vapeur, de la navigation maritime, des communications postales et des câbles, dont il voulait ceinturer le globe.

Trait d’union entre les salles de conseil et la nature la plus sauvage

Il appartenait aussi à la race typiquement canadienne des gentils hommes de la nature sauvage. C’était à la fois un intellectuel et un homme de science, un fervent pratiquant et un spécialiste des affaires publiques. Pourtant, il était dur comme un fer de hache, ne le cédant qu’aux Indiens dans l’art de se débrouiller dans les bois. Il fréquenta les princes et les trappeurs, les gouverneurs et les métis, les premiers ministres et les Indiens, les lords et les maquignons de la brousse. Cet humaniste coureur de bois servit de trait d’union entre l’arrière-pays et les salles de conseil, la bureaucratie et les universités. Il évolua avec aise dans l’un et l’autre de ces deux mondes.

Il traversa le Canada à pied, en raquettes, en traîneau à chiens, en canoë, en chariot, en radeau et en pirogue. Mais il sillonna Venise en gondole et fit une ascension en ballon à Paris. Il lui arriva même une fois de parcourir en 5 jours les quelque 300 milles que séparent Shédiac de Rimouski, par un temps d’hiver des plus rigoureux. Il visita cinq continents par bateau et connut le luxe suprême d’avoir un wagon de chemin de fer particulier.

Dans la Prairie, il se rendit chez un chef sioux, portant un collier de griffes d’ours, des bandes de mouffette aux chevilles et des plumes de faucon dans les cheveux ; à Paris, il fut présenté au Prince de Galles, dont il partagea la loge royale à l’opéra. Sur le parcours d’une future voie ferrée, il s’enfila une peau de loup sur la tête et se joignit à un groupe de danseurs Indiens. À Londres, il se trouva nez à nez avec sir John Macdonald. Les deux hommes et leurs épouses passèrent deux jours ensemble, courant les magasins et visitant en grand équipage les bords de la Tamise.

« Comment a-t-on pu choisir un homme qui n’a jamais étudié à l’université ? »

Le soir de son 24e anniversaire, il coucha sur les rives du lac Huron couvertes de trois pieds de neige et par un vent qui fit descendre la température à -14ºF. Mais il passa d’autres anniversaires dans les lits de plumes des plus somptueux hôtels d’Europe. Un jour, il mit en fuite, avec un parapluie, un gros ours qui lui barrait la route dans un coin désert de l’Ontario. À certains moments, il mangea de l’ours, des babines d’orignal, de la bécassine, du huard, du chevalier à pattes jaunes et, bien sûr, du rôti de bison. Il déjeunait avec autant d’appétit sous un canoë renversé, durant un orage, que dans les meilleurs restaurants parisiens.

Il y avait parfois convergence entre son univers sauvage et son univers mondain. En 1864, par exemple, le gouverneur du Nouveau-Brunswick le pria avec insistance à dîner. Fleming n’avait d’autre choix que de se présenter dans la tenue qu’il portait depuis des semaines au fond des bois : chemise de flanelle rouge, pantalon d’étoffe du pays, grosses bottes. « Vous imaginez, écrit-il, la sensation que j’ai faite en entrant dans le salon de l’Hôtel du gouvernement, rempli de dames en grande toilette et d’officiers en uniforme de cérémonie. Pourtant, on me donna une charmante compagne pour passer à table et le repas fut très agréable. »

Il a connu le Premier ministre d’Australie, la reine d’Hawaï et, selon sir Andrew MacPhail, « toutes les personnes de marque de l’Empire ». C’est au milieu de la nature sauvage qu’il fit la connaissance de quelques-uns au moins de ces personnages. Ainsi, en juillet 1880, pendant une excursion de pêche au saumon de cinq jours sur la Matapédia, dans le Québec, il dîna successivement avec George Stephen (le futur lord Mount Stephen), Donald Smith (le futur lord Strathcona), lord Elphinstone et le duc de Beaufort. Il trouva aussi le temps d’assister à un magnifique feu de joie avec son vieil ami George Grant, recteur de l’université Queen’s, ainsi qu’avec la princesse Louise et le prince Léopold. Au terme de ces épuisantes réunions mondaines en forêt, Fleming annonça que son fils avait pris un saumon de 25 livres et que, lui, en avait manqué un au gaffage, failli en attraper un autre et réussi a en amener deux à terre malgré sa grande fatigue. Il n’avait que 53 ans. C’était trop tôt pour ralentir. Il dormirait assez longtemps au cimetière.

La même année, il est nommé chancelier de l’université Queen’s et note tout joyeux dans son journal : « C’est la chose la plus étrange de ma vie. Pour quelle raison a-t-on choisi pour occuper le plus haut poste un homme qui n’a jamais étudié de sa vie à l’université ? » Il n’avait vu l’université Queen’s pour la première fois que quelques jours après son arrivée au Canada en 1845. Mais la vie ne l’avait-elle pas comblé au cours des 35 années écoulées depuis. Il a une femme affectionnée, une résidence secondaire à Halifax, un hôtel familial à Ottawa, un territoire de pêche au saumon dans le nord du Nouveau-Brunswick, le droit de voyager gratuitement dans les meilleurs trains du monde, une fortune personnelle et le prestige d’une charge universitaire.

Peu de temps avant sa mort, le 22 juillet 1915, Fleming réfléchit à « son grand bonheur d’avoir eu la chance de vivre dans ce beau pays ». Et il ajoute : « Je me suis souvent dit combien je dois être reconnaissant d’avoir vu le jour dans ce monde merveilleux. » D’autres aussi pourraient songer parfois à remercier le ciel de sa venue, parmi nous, sur cette terre d’Amérique. Une magnifique occasion de le faire est offerte au voyageur qui chemine vers Montréal, en provenance de l’Atlantique, par la grande ligne du CN, ou à celui qui file vers la côte ouest, à travers la Prairie et les Rocheuses, dans un convoi du CP. Ou encore au touriste qui règle sa montre en passant d’un fuseau horaire à un autre, dans toutes les parties du monde.