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Une grande partie du temps consacré à nos rapports avec les autres consiste à écouter. Mais écoutons-nous vraiment tout ce que les autres ont à dire ? Nous examinerons ici une fonction bien négligée ainsi que les moyens de la mieux remplir. Et aussi comment rendre notre message plus facile à écouter…

Le célèbre romancier André Gide commençait un jour une conférence par cette remarque : « Tout ceci a été dit auparavant, mais comme personne n’a écouté, il faut le redire. » Combien souvent arrive-t-il que personne n’écoute et que de fois il est nécessaire de répéter un message parce qu’on n’a pas été attentif. Dans les relations professionnelles, familiales ou personnelles, l’incapacité d’écouter convenablement est à tout le moins la cause d’un énorme gaspillage de temps.

Pourtant, on n’a guère accordé d’attention jusqu’ici à l’action d’écouter dans la communication. Les cours théoriques de communications tendent encore à mettre l’accent sur le savoir-parler et le savoir-écrire plutôt que sur la technique de la réception et de l’assimilation des idées. Depuis quelque temps cependant certaines grandes entreprises américaines commencent à offrir à leurs employés des cours sur l’art d’écouter. Cette initiative est due principalement au fait que l’on estime dans les milieux compétents que le pouvoir d’écouter des ouvriers de l’industrie est de moins de 50 p. 100, ce qui signifie qu’environ la moitié seulement des messages verbaux diffusés dans le courant d’une journée de travail est bien comprise.

Les grandes entreprises se préoccupent naturellement de la communication, étant donné qu’elle joue un rôle si essentiel dans leurs opérations. De la communication orale surtout, car la parole est dans une large mesure le combustible de la machine administrative des sociétés. Des enquêtes indiquent que les cadres supérieurs des grandes compagnies américaines emploient jusqu’à 80 p. 100 de leur temps de travail à discuter, en réunion, en conversation personnelle ou au téléphone. Supposé qu’ils écoutent plus qu’ils ne parlent, comme le fait d’ordinaire un bon chef, ils consacrent environ la moitié de leur journée à écouter.

Le temps passé à écouter diminue quelque peu à mesure que l’on descend dans l’échelle hiérarchique. Mais l’action d’écouter demeure une fonction essentielle, du bureau du patron jusqu’aux ateliers. Elle est primordiale pour faire exécuter les choses et influe fortement sur le moral, qui à son tour agit sur la productivité. Les mêmes phrases se retrouvent dans toutes les enquêtes sur l’attitude des employés envers leurs supérieurs. L’homme qui s’entend bien avec son patron dira : « Il m’écoute » ou « On peut lui parler ». Les autres diront le contraire.

Un fait qui s’est produit dans une usine manufacturière des États-Unis il y a quelques années démontre clairement les conséquences de la mauvaise réception des messages dans l’industrie. Un grave problème de contrôle de la qualité se posait à cette entreprise, et il fallut des mois – et des sommes relativement considérables – pour l’identifier et le résoudre. Or, un jeune ouvrier sur le point de démissionner avoua au chef du personnel qu’il savait depuis le début ce qui n’allait pas. Pourquoi donc n’en avait-il pas parler ? « Eh bien, a-t-il révélé, je me suis adressé et à mon contremaître et à l’ingénieur des services techniques, mais ils n’ont pas voulu m’écouter. J’ai cessé d’essayer de leur dire quand j’ai eu l’impression qu’ils me prenaient pour un nigaud. »

Si cet exemple indique qu’il serait possible d’apprendre à mieux écouter dans les entreprises, petites et grandes, il donne également à entendre que l’on pourrait aussi écouter plus attivement dans la société en général. Il s’agit ni plus ni moins que de la disponibilité à écouter, disposition plus souvent absente chez les humains qu’on ne veut l’admettre. Les cas où l’on parle dans le désert ne sont pas aussi rares qu’on le croit.

C’est presque un lieu commun d’affirmer que dans les disputes de ménage les époux « n’arrivent pas à communiquer ». C’en est sûrement un chez les parents de dire que leurs enfants « ne veulent pas écouter la voix du bon sens ». D’autre part, les jeunes se plaignent que leurs aînés ne prennent pas au sérieux ce qu’ils ont à dire. Manifestement, les messages émotifs que nous adressons à nos proches ne sont pas entendus comme il conviendrait.

Comme l’a dit Samuel Butler, « il faut deux personnes pour dire quelque chose : celle qui parle et celle qui écoute. L’une est aussi indispensable que l’autre à l’énonciation d’une vérité. » Nous avons tous à écouter dans la vie, mais nous nous inquiétons peu pour la plupart de savoir comment nous nous acquittons de cette tâche capitale dans les affaires humaines. Nous confondons les mots entendre et écouter, croyant que si l’audition est une fonction naturelle, il doit en être ainsi de la faculté d’écouter. Or, d’après le spécialiste en communications verbales Harrel Allen, c’est tout le contraire. « Écouter, dit-il, est un travail ardu et exige un surcroît d’énergie : le cour bat plus vite, la circulation sanguine s’accélère et la température monte. »

L’esprit s’élance comme un cheval emballé

Écouter est donc une forme d’activité. Ceux qui aspirent à bien exercer cette tâche doivent en faire une action consciente. Que faut-il pour bien écouter ? Tout commence par la concentration. Nous écoutons parler les autres à travers un épais écran de distractions physiques et psychiques que l’on ne peut percer que par l’application intentionnelle de la force de l’esprit.

Les distractions physiques sont généralement assez faciles à écarter, même si peu de gens s’en donnent la peine. Il suffit souvent de fermer une porte ou une fenêtre, de s’éloigner des chuchoteurs, de supprimer les appels téléphoniques. Mais les distractions engendrées par notre esprit le sont beaucoup moins. Car il y a dans l’acte d’écouter un obstacle immanent : celui qui parle ne peut pas marcher du même pas que la pensée de celui qui écoute.

La vitesse moyenne de l’élocution est d’environ 125 mots à la minute, alors que l’intelligence ordinaire pense à un rythme presque quatre fois plus rapide. Pendant cette avance dont elles disposent, les personnes qui écoutent un exposé ont tendance à se laisser emporter par leurs pensées, à penser à autre chose.

On dit alors que l’esprit de l’auditeur vagabonde ; en fait, il s’élance hors de la piste comme un cheval de course qui s’emballerait. Cela aide à comprendre pourquoi les gens concluent trop vite. Ils prévoient ce qui va se dire au lieu de suivre ce qui se dit à l’instant même. Un brasseur d’affaires sans façon adressait cette exhortation à l’assistance au début d’une réunion : « Messieurs, écoutez-moi lentement ». C’était un homme de bon sens.

Il faut un effort concerté de la volonté pour surmonter certains des autres obstacles qui empêchent l’esprit d’écouter, d’autant plus qu’ils procèdent de sentiments humains tout à fait normaux. Par exemple, chacun a un cercle d’intérêts limité ; c’est ce qui nous porte à résister aux idées qui ne nous touchent pas personnellement. Il est naturel d’en déduire que les idées complexes étrangères à notre champ d’expérience dépassent notre entendement et que nous ne faisons pas d’effort pour les assimiler. Et personne n’est immunisé contre l’ennui : les premières phrases prononcées par un orateur peu intéressant suffisent pour nous faire fermer l’oreille à tout le reste de son discours.

Il est difficile de réprimer les réactions émotives que déclenche la rencontre des paroles d’un autre avec nos opinions… difficile, mais nécessaire pour bien écouter. La nature humaine nous incline à ne vouloir écouter que ce qui nous plaît et à rejeter ce qui nous déplaît. Nous écoutons attentivement les idées conformes à notre manière de voir, mais nous négligeons ou contestons mentalement celles qui nous paraissent désagréables. Pour bien écouter, nous devons aussi combattre notre penchant à la censure émotive, c’est-à-dire à rayer ou à omettre les opinions que nous préférons ne pas entendre.

L’important c’est la personnalité de celui qui parle

Selon la formule souvent citée de Marshall McLuhan, « le médium c’est le message ». Il en est peut-être ainsi des media électroniques et imprimés, mais ce n’est pas le cas dans la conversation directe où le médium est la personnalité de celui qui parle à un moment donné. Il se peut qu’il ne soit pas notre genre ; que son apparence ou sa manière nous choquent ; mais l’important c’est ce qui se dit et non qui le dit. Il en va de même pour nos réactions émotives : certaines personnalités peuvent nous faire une impression si favorable que nous prendrons ce qu’elles disent pour avéré sans réfléchir au sens de leurs paroles.

Il ne suffit d’autre part d’écouter avec ses seules oreilles. Toute personne qui parle émet en parlant des signes non verbaux, comme le savent bien les amoureux qui se regardent dans les yeux. L’expression du visage, la posture, les gestes, les pauses, les hésitations révèlent parfois mieux le message que les paroles entendues. Le « langage corporel » permet parfois de saisir non seulement la pensée, mais le sentiment du sujet parlant sur ce qu’il dit.

Vérifiez vos conclusions et votre connaissance des faits

L’avance que possède la pensée sur la parole peut servir à celui qui écoute à mieux observer cette mimique souvent éloquente du locuteur. Il peut aussi l’utiliser pour résumer sommairement et analyser ce qui se dit. Un bon moyen pour empêcher notre esprit de bondir en avant des mots articulés est de vérifier périodiquement nos conclusions et notre connaissance des faits en posant des questions. Il permet de clarifier les malentendus et d’assimiler les idées énoncées par étape.

On peut également appliquer toutes les possibilités de son esprit à la tâche d’écouter en l’exerçant à rechercher comme un radar les idées essentielles. Celui qui écoute sera ainsi en mesure d’aller droit au fait quand viendra son tour de parler. Certains ont une capacité prodigieuse de retenir les détails ; mais la plupart des gens courent le risque de s’embrouiller en essayant de se rappeler tous les détails d’une longue discussion. Notre entendement s’en trouvera mieux si nous identifions d’abord les points qui forment la trame du message et tentons ensuite, par des questions, d’en arriver à les bien comprendre.

Il va de soi que le succès d’une discussion ne dépend pas uniquement de celui qui écoute. L’écart qui existe entre la parole et la pensée exige que celui qui parle veille sans cesse à ce que ses idées ne tombent pas dans l’intervalle qui les séparent l’une de l’autre, c’est-à-dire dans le vide. Un psychologue new-yorkais, Jesse Nirenberg, qui a consacré de longues années à l’étude de la question d’écouter, donne les conseils suivants pour retenir l’attention de l’auditeur :

Commencez toujours par la conclusion ; jamais par une question.

N’amenez pas votre idée principale avec lenteur ; autrement, l’esprit de l’auditeur pourrait bien vous avoir déjà devancé lorsque vous l’aborderez.

Chaque fois que c’est possible, exprimez ce que vous avez à dire en fonction des intérêts éventuels de celui qui écoute. Les auditeurs seront attentifs s’ils estiment qu’ils peuvent en tirer quelque chose.

Répétez subtilement votre raisonnement au cours de votre exposé, de préférence en citant des exemples, qui empêcheront l’auditeur de s’ennuyer.

Évitez les pronoms. Au lieu de « que pensez-vous de cela ? » dites « que pensez-vous de (une chose précise) ? » Les désignations précises fixent l’attention.

Sondez les réactions de votre interlocuteur sur tout ce que vous avez dit d’important en lui posant des questions de temps en temps. Vos questions soulèveront des problèmes qui l’obligeront à réfléchir au sens de ce que vous avez à dire.

Ces techniques vous aideront à faire accepter vos idées, mais à la condition qu’elles soient claires. Vous devez d’abord savoir exactement ce que vous voulez dire. Chaque fois que les circonstances le permettent – et il faut avouer que c’est assez rarement le cas – les gens qui se proposent de prendre souvent la parole dans une discussion devraient systématiquement ordonner leurs idées au préalable. Il s’agit ensuite de les apprendre par coeur ou, mieux encore, de rédiger des notes que l’on consultera au cours de la séance.

Interrogez-vous sur votre vocabulaire et votre style avant de parler

« À moins d’être un génie, mieux vaut s’efforcer d’être intelligible », écrit Anthony Hope, auteur du Prisonnier de Zenda. Il devrait être évident – mais apparemment ce ne l’est pas – qu’il importe de choisir avec soin les mots que l’on emploie. Le langage peut être extrêmement trompeur, du fait qu’en français, comme dans toutes les langues, les mots les plus courants ont souvent plusieurs sens différents. Sachant qu’il en est ainsi, toute personne qui s’engage dans une discussion sérieuse a intérêt à se demander : 1° si elle ne parle pas un argot ou un jargon professionnel qui ne sera peut-être pas compris par l’ensemble des gens ; 2° si ses termes sont suffisamment définis ; 3° si l’expression de sa pensée est sans ambiguïté ; 4° si elle recourt à des euphémismes qui coupent l’effet de ce qu’elle veut dire.

Un message doit être aussi clair que le langage peut l’exprimer et aussi complet que les faits le permettent. Une règle de base pour bien communiquer est de ne jamais surestimer la somme de connaissances et d’informations que possède celui qui écoute. Les spécialistes des diverses disciplines sont ordinairement surpris de constater combien les autres sont peu au courant – ou peu soucieux – de leurs domaines.

Il faut savoir distinguer toutefois entre assez et trop. Un excès de détails peut dérouter l’esprit de l’auditeur. S’il est bon de répéter discrètement ses idées pour les faire comprendre, les redites trop fréquentes et trop manifestes provoquent l’ennui chez celui qui écoute. Les gens ont tendance à parler plus longtemps qu’il n’est nécessaire. Il serait peut-être sage d’imiter en cela Edward Forster à qui l’on demandait un jour pourquoi il n’avait publié aucun livre depuis Route des Indes vingt ans auparavant. « Parce que je n’avais plus rien à dire », répondit-il.

Être résolu à mener l’opération à bien

Toute communication, pour être fructueuse, suppose non seulement la présence, mais aussi la collaboration à égal degré d’au moins deux personnes. C’est un travail d’équipe, où l’un doit mettre tout en oeuvre pour se faire écouter et l’autre s’appliquer activement à écouter. L’idéal est que chacun ait conscience de contribuer à une tâche commune et soit résolu à mener l’opération à bien. Cet esprit engendre automatiquement chez les interlocuteurs un sentiment d’empathie, cette faculté de se mettre à la place de l’autre pour le comprendre et lui venir en aide.

La conversation est une chose plus sérieuse qu’on ne le pense. Dans un monde qui souffre du manque de communication entre les individus et les groupes – à l’échelle nationale, industrielle et familiale – les gens réussiraient à mieux communiquer s’ils réfléchissaient davantage à l’importance de l’art d’écouter. Tout ce qu’il faut, au fond, c’est une prise de conscience du fait qu’écouter est un travail difficile et ardu, qui exige de l’effort et de l’attention de celui qui écoute comme de celui qui parle.