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L’analyse du roman policier moderne et de son attrait pour ses adeptes du monde entier permet-il d’éclaircir le mystère qui fait que le commissaire Maigret, Sherlock Holmes et autres restent toujours vivants sans être jamais nés ?

Le livre de cuisine prescrit du vin blanc plutôt que du rouge dans le coq au vin, avec une petite goutte de prunelle 15 minutes avant de servir. L’auteur, le critique gastronomique Robert Courtine, explique que c’est là ce que Mme Maigret prépare et « mijote avec amour » pour son mari Jules, mieux connu des amateurs de romans policiers de tous les pays sous le nom de Commissaire Maigret, de la police judiciaire de Paris. Courtine a compilé cette recette en s’inspirant de divers passages des histoires de Maigret. Comme Mme Maigret est Alsacienne, il propose un Traminer pour la sauce et pour accompagner le plat.

L’emploi du présent dans la recette est significatif : il montre comment certains personnages littéraires occupent dans les esprits une place si importante qu’ils deviennent en quelque sorte des êtres vivants. Tout lecteur de la série Maigret sait que les exigences intempestives du métier empêchent souvent le commissaire de savourer les bons petits plats de sa femme. Il n’ignore pas non plus que Mme Maigret s’arme de patience en pareil cas. On sympathise avec l’un et l’autre : elle, dans sa cuisine, angoissée par l’idée que le dîner sera trop cuit ; lui, le ventre ronchonnant, calé au fond d’une voiture, dans quelque petite rue pauvre, pour affronter un suspect. Pour les enthousiastes de Maigret, le commissaire et sa brave épouse sont vivants et – sauf une indigestion par-ci, par-là – bien portants.

Dans le monde du roman policier, Maigret voisine avec le célèbre Sherlock Holmes sur le palier transcendantal de la littérature, où leurs faits et gestes imaginaires représentent pour le lecteur une réalité familière. Nous sommes entrés dans leur foyer comme ils sont entrés dans le nôtre, foyer vraiment très bizarre dans le cas de Holmes.

On prétend, sans en avoir la preuve définitive comme il siérait en l’occurrence, que Sherlock Holmes est le personnage le mieux connu de toute la littérature anglaise. Il appartient au groupe très fermé des créations fantastiques qui ont survécu non seulement à leurs créateurs, mais à leur époque. Grâce au film, à la radio, à la télévision, aux bandes dessinées, les traits distinctifs de la personnalité de Sherlock Holmes sont connus d’une foule de gens qui n’ont jamais lu les aventures de l’immortel détective dans le texte.

Son créateur, Arthur Conan Doyle, se plaisait énormément au divertissement de persuader ses lecteurs que Holmes, malgré son aura de mystère, était réellement un être humain. Il y a réussi en parsemant adroitement son oeuvre d’allusions aux personnes et aux événements de son temps. Feignant d’être sérieux, les disciples de Holmes ne sont que trop contents de poursuivre le jeu encore aujourd’hui.

Ils nous disent tout d’abord que les aventures de Holmes n’ont pas été écrites par Conan Doyle, mais par un type plutôt collet monté, au demeurant d’un bon naturel, du nom de Watson. Partout (et il y en a vraiment partout), les sociétés des amis de Sherlock Holmes partent du fait élémentaire que leur héros et son compagnon ont réellement eu leur commissariat dans leur appartement du 212B Baker Street. Cette adresse n’existe plus, mais ils expliquent que c’est à cause des travaux de démolition et de reconstruction effectués depuis les beaux jours de Holmes et Watson. On raconte que la firme qui occupe le numéro le plus près de 212B reçoit souvent du courrier adressé à Sherlock Holmes.

Ainsi, longtemps après la disparition des dernières voitures de place et des becs de gaz dans les rues brumeuses de Londres, Sherlock Holmes hante toujours avec prétention la scène de l’imagination en exerçant ce que Watson appelle sa spécialité : l’omniscience. Depuis l’expiration, il y a quelques années, des droits d’auteur de Conan Doyle, des livres et des films nouveaux sur les aventures de son héros ont paru régulièrement, fondés, dit-on, sur des documents inconnus jusqu’ici. Pour un homme de 125 ans, Holmes réussit encore très bien à épater lecteurs et spectateurs par la puissance de ses raisonnements.

Quel est le secret qui permet aux détectives de roman, entre toutes les créations littéraires, de connaître une éternelle jeunesse dans nos imaginations ? Il suffit d’écouter la conversation d’un groupe d’amateurs de romans policiers – c’est-à-dire à peu près tous ceux qui aiment lire pour se détendre – pour découvrir une infinité de détails sur la vie de personnages qui n’ont jamais existé au sens strict du mot. On apprendra, par exemple, que Charlie Chan a eu non seulement des fils, mais aussi une fille ; comment Hercule Poirot oublia un jour de dire à quelqu’un qui le croyait Français qu’il était Belge en réalité ; que Nero Wolfe pourrait bien être le fils illégitime de Sherlock Holmes, fruit d’une ancienne liaison entre le grand policier et une dame oubliée du Monténégro.

Il est même un de ces détectives à qui ses excursions dans l’irréalité ont le curieux effet de conférer un air de réalité. Il s’agit de l’inspecteur Van der Valk de la police d’Amsterdam, créé par Nicholas Freeling. Avide lecteur des histoires de Maigret, il lui arrive souvent de se demander devant un problème spécialement difficile ce que ferait à sa place le commissaire Maigret.

Certes l’attrait constant des détectives imaginaires tient-il pour beaucoup au genre d’aventure dont ils sont les vedettes. Tout le monde aime le mystère. Il captive notamment les enfants ; d’où leur passion des énigmes et du jeu de cache-cache. Mais les adultes adorent aussi les casse-tête de toutes sortes, surtout s’il s’agit de déchiffrer qui est responsable du cadavre gisant sur le parquet du salon.

Les autres héros passent ; les détectives demeurent

De même que les personnages des illustrés, des téléromans et des comédies de situation, les limiers fictifs doivent, en partie au moins, leur notoriété au fait qu’ils nous reviennent sans cesse d’un roman à l’autre. Mais alors que les autres héros s’effacent de la mémoire une fois leur besogne accomplie sous les feux de la rampe, les détectives gardent leur vogue grâce à la répétition sans fin de leurs aventures dans les éditions populaires et leurs nouvelles adaptations pour la télévision, le cinéma et la scène.

Pourtant, même si l’on attribue la première histoire terrible des temps modernes à un littérateur aussi éminent qu’Edgar Allan Poe et que des écrivains aussi merveilleux que Dashiell Hammett et Raymond Chandler en aient fait une spécialité, il reste que le roman policier n’est pas encore pleinement reconnu comme une forme de littérature très sérieuse. Les grands critiques littéraires froncent toujours les sourcils devant les histoires mystérieuses. Dernièrement encore, un historien du genre policier le qualifiait de « livre par excellence des chambres de malade et des wagons de chemin de fer ». Mais si l’art est le reflet des préoccupations de la société, la demande persistante du roman policier dans tous les média devrait en faire une importante variété d’art.

À l’âge de la télévision, les critiques littéraires ont vu se joindre à eux leurs homologues qui se posent en juges de la télé pour affirmer que le public aurait mieux à faire que de s’occuper du crime et de la sensation. Ils déplorent que l’on voit défiler sur le petit écran beaucoup trop de flics violents et de fins limiers. Mais il est à noter qu’aussitôt qu’un de ces spectacles disparaît, un nouveau le remplace et des anciens refont surface. Leur attrait révèle sans doute un peu les sentiments intérieurs de leurs lecteurs, y compris la fascination atavique du vol et du meurtre. Pourtant, si les gens s’intéressent au crime pour le crime, ils s’intéressent aussi au châtiment. Ils aiment les émotions que leur procurent la supercherie et la « chasse à l’homme », mais ils ne sont pas du côté du criminel. Ils veulent que la justice finisse par triompher.

C’est ici que le détective de roman entre en scène : en tant qu’instrument de la justice. Il est l’homme (ou, très rarement, la femme) qui vainc tous les obstacles embarrassants et parfois périlleux pour s’assurer que les malfaiteurs expient leurs crimes. Plus encore, le policier fait justice alors qu’il semble impossible d’y arriver par les voies ordinaires. Sans son habileté et sa diligence à pénétrer au coeur du mystère, ce que n’auraient pu faire de moins intelligents et de moins intrépides que lui, le coupable s’en serait tiré indemne.

L’image du détective reste celle d’un chevalier errant

Selon certains historiens, les antécédents non romancés du détective sont beaucoup moins nobles. Les premiers détectives, disent-ils, étaient au mieux des espions et au pis des mouchards opérant en marge des forces de police centralisées des grandes villes d’Europe au milieu du XIXe siècle. Le public les considérait avec défiance et hostilité, et la police les regardait avec mépris comme un mal nécessaire.

Une approche plus littéraire des origines du détective lui attribue une ascendance plus aristocratique. On voit alors en lui le successeur du chevalier errant de jadis, ce brave paladin qui intervenait au moment critique, redressait les torts et s’éloignait au galop en quête d’autres injustices à réparer. Se peut-il que nos limiers classiques des temps modernes, nos Philip Marlowe, nos Lee Archer et nos Kojak, soient vraiment une réincarnation des preux voués à la recherche du Graal, des libérateurs des vierges en péril ? Et dans l’affirmative, cela expliquerait-il l’effet d’attraction des romans policiers sur l’imagination ? Y a-t-il au fond de nous quelque chose qui nous pousse à croire à la réalité de tels hommes, même si nous savons bien qu’ils n’existent que sur le papier ou à l’écran.

Notre besoin psychologique de héros ne fait aucun doute. Un héros est un être plus grand que nature, et le détective satisfait à cette norme. Il est plus fin et, le plus souvent, plus fort que la majorité d’entre nous, et il a un sens plus aigu de l’honnêteté. Il est d’ordinaire tout autant le protecteur du faible et de l’innocent que le pour-chasseur du coupable.

Affabilité et humanité chez le chef de la brigade des homicides

Peut-être le plus extraordinaire de tous les héros de roman policier – certains disent le plus grand – est-il le commissaire Maigret. Quoi qu’il en soit, Maigret offre un excellent point de référence pour tout débat sur les différences et les similitudes des détectives fictifs et sur la raison pour laquelle ils vivent dans nos esprits.

Maigret est la création d’un écrivain de génie notoire, Georges Simenon. Cet auteur a écrit plus de 150 romans, dont la majeure partie n’appartiennent pas au genre policier ; Maigret ne figure que dans un tiers environ de ses ouvrages. Dans ses autres romans, Simenon traite de sujets comme la maladie, la vieillesse, l’ignorance, le suicide et la folie.

C’est dans ce monde cauchemardesque que Simenon introduit, en 1930, le personnage serein et rassurant du commissaire Maigret. Les critiques distinguent deux aspects dans l’oeuvre de Simenon : le drame et la sagesse. La sagesse rayonne dans la série Maigret, là où les thèmes crus du drame, illuminés par l’art éblouissant de Simenon, sont soumis à l’influence adoucissante de l’humanité de Maigret.

La douceur et l’humanité ne sont pas des qualités courantes chez le directeur de la brigade des homicides d’une grande ville. Mais le lecteur découvre rapidement que Maigret est plus près des inquiétudes humaines fondamentales que les autres grands policiers. Leur personnalité et leur style de vie les isolent de l’existence quotidienne et des gens ordinaires. Ce sont pour la plupart des excentriques ou des célibataires, remarquables par leur attitude plutôt insensible envers l’autre sexe.

Maigret, en revanche, est l’un de nous : un tranquille fumeur de pipe un peu grassouillet qui ferait un bon voisin. Ce n’est pas un dur à l’américaine, toujours occupé à knock-outer ou à descendre ses adversaires. Au contraire, il est pathétiquement vulnérable.

Pour Maigret, l’important n’est pas l’auteur mais le mobile du crime

Ses raisonnements vont à l’encontre de ceux du commun des détectives de roman. Les romans policiers pivotent d’ordinaire autour d’une énigme qui exige une solution ; dans le roman policier classique, la question primordiale est de dénouer le mystère et partant de résoudre le crime. Ce qui intéresse Maigret ce n’est pas tant le coupable que son mobile. Le lecteur connaît souvent l’identité de l’assassin dès la première moitié du roman. L’un d’eux l’indique même dans le titre : Le Charretier de la Providence.

Tout cela pourrait porter à conclure que Maigret est si différent des autres qu’il constitue un genre à lui seul. En fait, il est l’exception qui confirme la règle. Car il est avant tout le protecteur du public, comme le sont tous ses confrères de la détection fictive des criminels. Ils consacrent toute leur intelligence, leur instinct et parfois leur énergie musculaire à la tâche de rétablir les certitudes sociales ébranlées par la perpétration d’un crime.

« Dans le monde complexe et périlleux des métropoles, écrit l’historien littéraire Ian Ousby, le détective de roman fait office de défenseur de l’innocence enrégimentée et de champion de la moralité sociale dominante. » Qu’il s’agisse d’un monsieur de la haute comme le Saint ou d’un excellent homme sous des dehors un peu frustes comme Travis McGee de J. D. MacDonald, la place du détective est du côté des normes d’honnêteté et de bienséance auxquelles souscrit la majorité.

Vus sous ce jour, nos détectives de roman sont vraiment des chevaliers errants des temps modernes. Il est difficile de se représenter Miss Marple d’Agatha Christie ou Father Brown de Chesterton en cavaliers pourchassant les scélérats et les vandales, mais c’est essentiellement la tradition qu’ils suivent chaque fois qu’ils emploient leur merveilleuse intelligence à découvrir qui a troublé l’ordre social en exterminant un autre être humain.

On ne peut que souhaiter que pareils héros existent vraiment

Outre le fait que les romans policiers sont amusants et constituent d’excellents et anodins tranquillisants, il semble à la vérité que leur vogue permanente tient, en partie du moins, à notre besoin bien humain d’imaginer des chevaliers errants. Les moralistes nous disent que ces paladins représentent la conscience. Même don Quichotte dans ses combats ridicules contre les moulins à vent reste l’expression de la secrète noblesse de l’homme qui se dresse pour affronter les forces obscures qui tourmentent son âme.

La question de savoir pourquoi nous voudrions croire à ces héros mythiques jusqu’au point d’imaginer qu’ils existent réellement nous ramène à la présence réconfortante et fleurant le tabac du commissaire Maigret. Maigret est bon, fort, simple, sage et compréhensif. Qui ne voudrait pas croire en un tel homme ?

Il en va de même pour tous les autres grands détectives (faites votre choix) soustraits au temps au moment où ils s’efforcent, chacun à sa manière, de faire triompher la justice : Car où en serions-nous sans la possibilité de rêver que rôdent de par le monde des gens résolus et habiles à nous délivrer du mal ? On ne saurait trop souhaiter que de telles personne n’existent pas uniquement dans les livres ; qu’il y a réellement quelque part des héros qui se battent pour nous libérer de la molestation, condition essentielle de la vie civilisée de chaque jour.