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Le monde va-t-il bientôt manquer d’humour comme on dit qu’il va manquer de pétrole ? On le dirait parfois à regarder les prétendues « comédies » que nous sert la télévision. Mais non, pas vraiment ; les meilleures blagues sont celles qui fusent de notre vie quotidienne. L’humour est un don précieux fait à l’humanité…

L’humour, gémit-on de plus en plus, ne semble pas mettre souvent le nez dehors. S’il n’est pas malade, il ne va certes pas bien.

Pourtant, il se dépense énormément d’argent et d’énergie dans les journaux, à la radio et à la télévision pour amener les adultes à faire ce que fait naturellement le jeune enfant qui rit tout bas à la vue de son ours en peluche. Les ondes aériennes sont remplies de comédies de situation heureusement vite oubliées ; les comédiens sans costume se multiplient aux feuilletons parlés du soir ; des spectacles de variétés naissent et dépérissent en l’espace de quelques mois.

Le réseau anglais de Radio-Canada inaugurait dernièrement un jeu télévisé appelé Trivia. Deux équipes y rivalisaient d’esprit pour présenter des informations totalement inutiles. Le but de l’émission était de faire rire.

Pour tromper l’ennui, l’animateur adressait de temps en temps une question à la salle. Une de ses devinettes demandait : « Quel est le cadeau idéal pour un couple qui fête son vingt-cinquième anniversaire de mariage ? » Presque à l’instant, une voix lança du fond du studio : « Des vacances séparées ».

Avec un sourire contraint, l’animateur se hâta d’expliquer le véritable sens des noces d’argent. Un autre rire – en direct à la télé – venait d’être étouffé dans l’oeuf.

On a là un exemple remarquable de la différence entre le rire spontané et le rire préfabriqué, entre le comique et la simple facétie. La machine à faire rire de la télévision déverse chaque jour des milliers de plaisanteries, pourtant il semble y avoir beaucoup de blagues et peu de rires. Ce qui paraît manquer, c’est le sens du ridicule, l’instinct qui permet à l’homme de vivre en paix avec lui-même et à un commis de magasin éreinté de survivre à la grande presse de Noël. Le sens du ridicule est difficile à inventer, car on le trouve d’ordinaire chez les personnes réelles dans des situations réelles. Les situations fictives vraiment comiques, que ce soit dans la presse, au théâtre, sur le petit ou le grand écran, sont généralement comme les miroirs déformants des foires : elles accentuent les absurdités essentielles de la vie réelle.

C’est pourquoi les maîtres de l’humour écrit sont le plus souvent ceux qui ont le talent de conférer des proportions démesurées et frappantes aux vérités fondamentales de la condition humaine. Il faut du courage pour être drôle parce que les hommes n’aiment pas se faire dire combien ils sont ridicules. L’humoriste P. G. Wodehouse écrivait il y a une dizaine d’années : « Les gens de notre époque sont fort sérieux, et ils regardent avec inquiétude et méfiance l’écrivain qui refuse de les prendre au sérieux. » Ce problème ne se posait même plus dix ans plus tard aux bonimenteurs professionnels des mass media : il n’est que trop évident que le métier d’amuser le public est pour eux une affaire très sérieuse. C’est peut-être pour cela que leurs plaisanteries de série paraissent si souvent faibles.

« Le véritable humoriste, dit Wodehouse, est sûrement l’homme qui a le moins de chances de réussir. Il est comme la colombe lâchée hors de l’arche, incapable de trouver où se poser… En tant que classe, les humoristes sont des êtres sombres, et c’est le sentiment d’être à l’écart du troupeau, d’être, en quelque sorte, le sumac vénéneux du corps social, qui les rend ainsi… »

Il peut toujours nous chatouiller les côtes à l’improviste

Nous sommes tous sensibles au côté humoristique des choses de la vie, et, si nous avons à choisir entre rire et pleurer, nous optons le plus souvent pour le rire. Notre sens de l’humour est notre première ligne de défense contre les contrariétés et les malheurs de l’existence. Avoir de l’humour, c’est au sens large le don de discerner le grotesque et l’absurde dans les événements et les idées.

L’humour a un style bien à lui, et il peut nous chatouiller les côtes le plus inopinément du monde. Une ancienne reine de beauté tentait il n’y a guère, dans un article de revue, de raconter l’une de ses journées. « Soit que je demande à la réception de m’appeler pour m’éveiller, écrivait-elle, soit que j’utilise un simple petit réveil qui fait tic tac. Puis je me prépare en vitesse… Je fauche d’un coup, dans un sac, toutes les choses de dernière minute que j’ai alignées sur la commode. En partant, je m’examine de la tête aux pieds pour voir si j’ai bien tous mes vêtements. »

Ne serait-ce qu’un instant, cette jeune personne avait su donner, sur le pas de sa porte, un tour comique à la sérieuse et triste petite besogne de se préparer chaque matin à faire face au monde, en présentant une image risible à l’imagination du lecteur. Souvent, cet aspect humoristique surgit spontanément dans l’esprit des gens. On raconte cette histoire d’un couple londonien courant en tenue de nuit vers un abri, pendant un violent bombardement. À peine étaient-ils descendus dans la rue que la femme rebroussa chemin pour revenir à l’appartement en péril.

« Que fais-tu ? » cria le mari.

– « Il faut que je retourne à la maison. J’ai oublié mon dentier. »

« Pour l’amour du ciel, clama le mari, au milieu du fracas des bombes, tu ne crois tout de même pas qu’on nous lance des sandwichs ! »

Une histoire comme celle-là ne fait pas rire tout le monde, tant le sens de l’humour est une affaire individuelle. Aux yeux des autres, certaines personnes ne semblent avoir aucun sens de l’humour. La chose ne paraît guère possible puisque chacun croit en être doué. Accuser quelqu’un d’en être dépourvu est une insulte impardonnable. Comme le dit l’essayiste Frank Moore Colby : « Les hommes avoueront une trahison, un meurtre, un crime d’incendie, qu’ils portent des fausses dents ou une perruque. Mais combien admettront qu’ils manquent d’humour ? Le courage de faire cet aveu rachèterait tout. »

Une explication rationnelle peut mettre fin à une querelle, mais elle annule l’effet d’une plaisanterie

Vouloir disséquer l’humour, le décomposer pour voir ce qui le suscite serait futile et destructif. Rien ne change aussi radicalement l’humeur d’un conteur d’histoire que d’entendre la doléance : « Je ne saisis pas ». Une explication rationnelle peut mettre fin à une querelle de ménage, mais c’est le moyen le plus sûr de détruire une bonne blague.

Définir l’humour n’est pourtant pas une affaire aussi vaine qu’il semble, car il a une origine aussi curieuse qu’intéressante. Le terme vient directement du mot latin qui désigne l’humidité, humor. Celui-ci s’appliquait dans la médecine ancienne aux quatre substances liquides cardinales du corps humain : le sang, la lymphe, la bile jaune et la mélancolie (bile noire). Selon les premiers médecins, l’homme parfait était celui où ces quatre éléments se retrouvaient dans une proportion harmonieuse. Leur dosage expliquait les quatre tempéraments fondamentaux reconnus dans l’Antiquité : le sanguin, le lymphatique, le bilieux et le mélancolique.

À partir du XVIe siècle, le mot français humeur désigne souvent un penchant à la plaisanterie facétieuse ou ironique. On dit ainsi d’un homme qu’il a de l’humeur. Le mot est employé dans ce sens dans certaines comédies de Corneille. C’est de cette acception, tombée en désuétude en français, que les Anglo-Saxons tireront leur humour. Ironie du sort, vers la fin du XIXe siècle, le mot humour, sans équivalent dans notre langue, sera naturalisé français.

Quoi qu’il en soit, au moment où la Renaissance bat son plein, l’humour est un sujet de comédie, car les auteurs de ce genre littéraire s’emploient surtout à ridiculiser les comportements bizarres et les travers humains. L’humour a pris un sens complètement nouveau, et le rire préfabriqué entre définitivement dans les mours.

Se moquer de soi-même, acte des plus nobles et des plus difficiles

La comédie n’est pas un succès du jour. Il y a belle lurette que l’homme se moque de lui-même. Les comédies grecques d’Aristophane (450 av. J.-C.) connaissent encore la faveur des spectateurs, et il existe en Angleterre un recueil de bons mots qui remonte à 1526, soit une dizaine d’années avant la première version complète de la Bible en langue vernaculaire.

Mais la comédie et l’humour ne sont pas nécessairement synonymes. Le sens de l’humour est beaucoup plus que la capacité de rire sur commande. Le rire n’est pas non plus indissociablement lié au sens de l’humour.

Les hommes de guerre, par exemple, ont un rire bourru quand une vague de terreur déferle sur eux et les laisse indemnes. Le rire que provoque la peur n’est pas moins agréable que celui que provoque la joie. En fait, les gens rient pour l’unique raison qu’ils sont heureux. Ils rient – bien qu’avec un tantinet de réserve – de leurs propres erreurs et se moquent avec beaucoup plus de plaisir des sottises et des malheurs des autres.

Rire de soi-même est une des choses les plus nobles et des plus difficiles que l’on puisse faire, car il faut du courage et de l’intelligence pour reconnaître ses bêtises et dénoncer ses prétentions et ses grands airs. Les meilleurs humoristes ont toujours commencé par se moquer d’eux-mêmes avant de se moquer des autres.

L’humour se présente sous les formes les plus diverses, de la mauvaise plaisanterie à l’épigramme préméditée ; mais les rires que l’on se rappelle le plus volontiers sont d’ordinaire ceux qui jaillissent à l’improviste dans la vie quotidienne. L’incident suivant s’est passé à Londres dans une rame de métro bondée de travailleurs rentrant chez eux par une vilaine soirée d’hiver. Dans la voiture de tête, un monsieur bien habillé, portant melon et parapluie, se lève soudain, ouvre la porte de la cabine du conducteur et disparaît à l’intérieur. Après un moment de stupéfaction dans le métro qui roule, un homme barbouillé de charbon et à l’air fatigué dit à la cantonade : « Eh bien, voilà. Nous filons vers Cuba. » Tous les occupants de la voiture se sentirent réchauffés par le rire général que souleva cette réflexion.

C’est cet esprit de camaraderie collective qui accroît notre sentiment de la valeur et de la nécessité de l’humour en tant qu’adjuvant de la vie. Problème partagé, dit le vieil adage, est problème diminué de moitié ; mais plaisir partagé est plaisir amplifié.

Trouver des raisons de rire dans un monde cruel et pénible

Le rire partagé résulte souvent du partage commun de nos maux et de nos adversités ; de notre lutte contre les mêmes vicissitudes. Il y a quelques années, l’auteur et chroniqueur canadien Tony Aspler écrivait un amical et éloquent hommage à l’humour de la race juive. L’humour juif, remarquait-il, a une saveur aigre-douce de dégoût universel et de dénigrement de soi-même. L’histoire du peuple juif lui a démontré que le sens de l’humour est un puissant bouclier contre la souffrance.

Ce n’est pas par hasard que beaucoup des plus grands comédiens américains sont d’origine juive. Leur tradition culturelle abonde en histoires didactiques prônant les vertus de justice et de piété : on a recours à l’esprit et à l’humour pour en faire comprendre le sens. Mais par-dessus tout les Juifs savent se moquer d’eux-mêmes ; ils vont même jusqu’à trouver sujet de rire dans la discrimination dont ils sont victimes. Aspler raconte l’histoire d’un certain Moses Greenbaum qui, après avoir trimé toute sa vie pour amasser une fortune, décide qu’il est temps de jouir de son argent.

Fervent du golf, M. Greenbaum brûlait de l’ambition de jouer sur un terrain superbe qui, malheureusement, appartenait à un club exclusivement réservé aux chrétiens. Il décide donc de se faire une toute nouvelle identité, non juive, pour pouvoir entrer dans le club. Il va s’installer dans un nouveau quartier ; rompt tout contact avec sa famille et ses amis ; change son nom, par acte unilatéral, en celui de Charles Montmorency Ffoulkesmythe. Le club accepte sa demande d’adhésion. Il est si heureux qu’il veut profiter de ses services le jour même où il reçoit sa carte.

Parmi les agréments du club figure une attrayante piscine extérieure, autour de laquelle de nombreuses personnes sont assises. L’ex-M. Greenbaum s’empresse donc de revêtir son maillot, court allègrement vers la piscine et jette un regard circulaire sur ses compagnons de club avant de plonger. L’eau est glacée. Le choc le fait s’exclamer en haletant : « Oy vey ! » Regardant timidement autour de lui après s’être remis debout dans l’eau, il ajoute à haute voix : « Quoi que cela veuille dire… »

Si la veine de l’humour juif filtre plus abondamment à travers la société actuelle que celle d’autres minorités, c’est uniquement que les Juifs ont eu plus d’occasions d’en renouveler et d’en affiner le fonds. Au lieu d’en émousser l’esprit, l’oppression et la persécution ont aiguisé leur sens de l’humour.

Bien des gens considèrent comme répugnant le fait de se moquer des coutumes sociales et des traits nationaux d’un autre peuple. Mais les Juifs – ainsi que les Écossais, les Irlandais et les Terre-Neuviens – racontent depuis des années des histoires sur leur propre compte.

La vogue des blagues terre-neuviennes semble en voie de régression, et ce n’est pas trop tôt, mais cette île rude et morne parfois a produit une race d’hommes au coeur généreux, éminemment aptes à comprendre les absurdités de la vie.

Ainsi, un petit village de pêcheurs de Terre-Neuve venait d’acquérir une pompe à incendie après des années d’économies et de privations de la part du conseil municipal. L’ancienne pompe était trop vieille pour être réparable, mais la question de savoir ce qu’on allait en faire posait un problème insoluble aux édiles. Pour en finir, le conseil convoqua une assemblée publique, à laquelle toute la population adulte voulut assister. Dans l’atmosphère enfumée de la salle, chacun y alla de sa suggestion. Quelqu’un proposa de la vendre à la casse, mais d’autres prétendirent qu’il en coûterait plus que le produit de la vente pour la faire transporter au dépôt de ferraille. Un autre conseilla de l’installer comme antiquité au milieu du terrain de jeux des enfants. Mais certaines mères protestèrent énergiquement, alléguant que ce serait trop dangereux.

Les esprits s’échauffaient, les maris grognaient contre leurs femmes, et la réunion tournait à la pagaille. Puis il y eut un de ces silences inexplicables, capables d’arrêter net le pire vacarme, et un vieux pêcheur se leva. « Pourquoi, dit-il, ne pas simplement garder le machin et l’utiliser pour les fausses alertes ? » Tout le monde rentra chez soi en riant de la plaisanterie.

Apprécions-nous nos blagueurs de tous les jours à leur juste valeur ?

La littérature est remplie de personnages dont l’unique rôle a été de dérider les mélancoliques, d’associer la gaieté à la tristesse. Les bouffons abondent toujours dans la vie. Toute grande entreprise a au moins deux garçons de courses impayables. On dirait toujours qu’ils vont par deux. S’ils en ont la moindre chance, les garçons de restaurant et les barmans aiment jouer un petit tour à un client habituel ; s’ils passent un jour ou deux sans le faire, le client se sent négligé et froissé. Les ouvriers des chaînes de montage, les membres des sociétés philanthropiques, les équipes sportives, amateurs ou professionnelles, comptent tous dans leurs rangs un boute-en-train. Ces gens sont-ils appréciés ? Pas assez, semble-t-il.

C’est encore P. G. Wodehouse qui nous dit : « On ne cesse pas de faire sur l’humour des articles et des conférences, qui commencent généralement par les mots Un de ces jours, quelqu’un dira et on en sera tout décontenancé. »

Mais l’humour est là, voletant de-ci de-là, s’efforçant d’atténuer les revers de la vie. Il n’exige qu’un peu d’attention et d’usage dans nos vies quotidiennes pour que tout s’arrange.