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Les forêts du Canada constituent, et de loin, notre plus grande source de richesses nationales. Mais nous les avons utilisées plus vite qu’elles ne peuvent se reconstituer. Ce qui s’impose maintenant, c’est un immense effort pour permettre à la forêt de subvenir à ses besoins. Et, chose non moins importante, une prise de conscience de ce qu’elle représente pour nous tous…

On raconte qu’avant l’arrivée des blancs au Canada, un écureuil pouvait grimper à un arbre, sur les falaises de l’actuelle ville de Québec, et sauter de branche en branche jusqu’à l’actuelle ville de Windsor en Ontario, sans jamais toucher le sol. Cet exemple fictif tend à donner une idée de l’étendue et de la densité des vastes forêts qui recouvraient jadis la partie la plus peuplée de notre pays. Libre à nous de le croire, mais il n’est pas sans rapport avec la situation de la plus précieuse de nos ressources naturelles d’aujourd’hui.

Le problème, en deux mots, est que nous consommons nos réserves forestières nationales plus vite qu’elles ne peuvent normalement se reconstituer. Les Canadiens ont agi ainsi pendant des années, et il faut reconnaître que cela n’avait guère d’importance pour eux dans les premiers temps. Ce qui ressort de l’exemple de l’écureuil, c’est qu’à l’origine nos ressources en bois étaient si incroyablement riches qu’elles pouvaient pour ainsi dire résister à tous les assauts de l’homme. Avant qu’un colon ait réussi à se tailler un passage dans la forêt vierge, une portion antérieurement coupée avait repoussé derrière lui et s’offrait de nouveau à sa hache.

Dans un pays dont les forêts occupent encore 35 p. 100 des terres, nous avons toujours considéré notre patrimoine forestier comme un don gratuit, qui ne demande nul effort. Un temps, les arbres étaient en quelque sorte l’ennemi à vaincre ; c’était le premier obstacle à détruire dès qu’un défricheur pénétrait sur un lot de terrain. Dans le Canadian Settler’s Guide, publié en 1855, un certain major Strickland indique comment défricher la terre pour qu’il n’y pousse plus jamais d’arbres.

Ce serait trop demander à la nature humaine que de vouloir que nos pionniers aient songé un instant à la conservation de la forêt. Ils employèrent tout le bois qu’ils pouvaient pour bâtir, se chauffer, se façonner des outils et produire de la potasse, mais il en resta un surplus énorme. Pour eux, c’était une simple question de survie que de déraciner les arbres et les remplacer par des cultures et des pâturages capables de nourrir les bouches d’une famille. Ce faisant, ils ont sans cesse fait reculer les limites des terres boisées du Canada.

Les débuts de notre industrie du bois d’oeuvre ne furent guère moins dissipateurs. Elle se concentra d’abord sur les arbres propres à la fabrication de mâts et de vergues pour les navires à voiles ; seuls les pins blancs et les pins rouges les plus grands et les plus droits se prêtaient à cette fin. En 1806, le premier train de bois équarri descendait la rivière Outaouais en vue d’être expédié en Grande-Bretagne. Ce matériau ne devait pas tarder à devenir le principal produit des forêts de l’est du Canada. Les pièces étaient d’une telle dimension qu’il fallait des arbres d’une taille peu commune pour les constituer. Elles étaient dressées sur le lieu de coupe par des équarrisseurs de métier, de sorte qu’une grande partie de l’arbre restait sur le sol de la forêt sous forme de copeaux inutiles.

Les bûcherons parcouraient les bois de l’est du pays à la recherche de pins du diamètre requis. Dans Le Canada avant la Confédération, les auteurs de cet ouvrage écrivent : « Comme ailleurs en Amérique du Nord, l’assaut contre les forêts se distingua par les coupes dévastatrices et les incendies jusque vers 1860, date où le pin blanc et le pin rouge commencèrent à se faire rares dans la totalité du grand arc de terre s’étendant de la rive nord du Saint-Laurent, près de Québec, jusqu’à l’amont de la rivière Outaouais. »

Les marchands de bois continuèrent comme si de rien n’était. Face à la difficulté de faire du bois équarri, ils optèrent en grande partie pour les sciages provenant de petits pins ou d’autres essences. Pourtant, un Canadien clairvoyant avait présenti les signes du danger. Sir John Macdonald, en effet, écrivait au premier ministre de l’Ontario en 1871 : « Nous détruisons imprudemment le bois d’oeuvre du Canada, et il y a à peine possibilité de le remplacer. » Malheureusement, le premier de nos premiers ministres était à peu près le seul à signaler que nos ressources forestières n’étaient pas nécessairement illimitées et ne pourraient pas toujours se suffire.

Pour la plupart des Canadiens de cette époque, il était inconcevable qu’il puisse jamais y avoir danger de manquer de bois d’oeuvre. Ils comptaient, avec raison jusqu’à un certain point, que la forêt finirait par repousser après avoir été exploitée. Les coupes se limitaient à certaines espèces de bois dur et de pin. Les arbres étaient abattus à la hache ou à la scie et sortis du bois à l’aide de chevaux et de boeufs. On ne les coupait que lorsqu’il y avait de la neige, et il fallait attendre le dégel des cours d’eau pour pouvoir les transporter. La demande de bois était limitée ; le métal l’avait remplacé dans un grand nombre de ses emplois traditionnels. Il était généralement admis qu’en protégeant le cyde de croissance naturel, la lenteur des procédés d’exploitation, jointe aux faibles exigences du marché, permettrait à la forêt de rester toujours productive.

Mais avant même que Macdonald ait exprimé ses craintes, les écluses étaient déjà ouvertes à un flot d’activités qui allaient changer à jamais les usages forestiers au Canada. La première installation destinée à réduire le bois en pâte pour fabriquer du papier vit le jour à Valleyfield, dans le Québec, en 1866. Trois ans plus tard, la première usine de pâte chimique du pays ouvrait ses portes à Windsor Mills, dans la même province. Le Canada s’apprêtait à devenir l’un des principaux producteurs de pâtes et de papiers du monde.

Le cri de ralliement : « Le bois est toujours plus abondant sur l’autre coteau. »

Cette industrie nouvelle apporta un changement dans le choix des essences : le bois dur (feuillu) céda le pas au bois tendre (résineux), plus propre à la fabrication de la pâte. Au début du vingtième siècle, époque où la production de pâte et de papier progressait à pas de géants, de vastes étendues de forêt de conifères furent complètement rasées. Le Canada possède les plus grandes forêts résineuses du monde après l’Union soviétique, et leur immensité même voilait le fait que les zones dépouillées ne se reconstituaient pas très bien ni très rapidement. L’expression « le bois est toujours plus abondant sur l’autre coteau » devint le cri de ralliement des bûcherons. Ils passaient au coteau voisin sans se soucier de celui qu’ils laissaient derrière eux.

Certains spécialistes et ingénieurs forestiers des années vingt et trente montrèrent l’imprévoyance qu’il y avait à faire une récolte sans prendre des mesures pour la remplacer. Ils firent observer que jamais un agriculteur n’agirait ainsi. Mais, à de rares exceptions près, ils prêchèrent dans le désert.

Dans l’ensemble, l’habitude de laisser la nature suivre son cours a été bénéfique à l’industrie canadienne des produits forestiers pendant la majeure partie du présent siècle. Celle-ci est devenue, et de loin, la plus grande industrie du Canada, le chiffre de ses expéditions atteignant quelque 13 milliards de dollars par an. Les fabriques de pâte, de papier, de placages, de cartons pour boîtes et autres produits à base de bois se sont multipliées à travers le pays. Cette industrie est la première source d’emploi au Canada. Un total de 288,000 personnes y travaillent directement, tandis que des centaines de milliers d’autres ont des emplois dans des industries de services essentiellement reliées à l’industrie des produits forestiers.

Comme dans les décennies antérieures, nos forêts demeurent la principale source de devises étrangères parmi nos marchés de matières premières, ce qui permet au Canada de suffire à ses dépenses d’ordre international. L’apport de l’industrie du bois à la balance commerciale s’élève à sept milliards par an environ, soit presque autant que celui des mines, de l’agriculture, des pêches et des combustibles réunis. Dans un sens, c’est une industrie d’intérêt public dans laquelle tous les Canadiens ont une part, puisque 92 p. 100 des forêts appartiennent aux gouvernements provinciaux et fédéral. Chaque habitant, homme, femme et enfant, de notre pays est indirectement propriétaire de 23 acres de terre forestière productive.

La consolante supposition que la repousse comblera l’exploitation

Plus l’industrie s’est développée, plus les abattages se sont faits rapides. Dans les années cinquante, le bûcheron délaisse sa scie à main pour la tronçonneuse motorisée, qui triple ou quadruple son rendement quotidien. Des machines à débarder, semblables à des tracteurs, permettent bientôt de transporter hors des coupes des quantités de billes inconnues du temps où l’on employait des bêtes de somme. Les camions permettent d’amener le bois aux scieries à longueur d’année.

Et cela est peu en comparaison de l’essor prodigieux des techniques de coupe au cours des dix dernières années. Des mastodontes, pesant jusqu’à 40 tonnes, coupent maintenant d’un seul coup deux ou trois arbres à la fois, les dépouillent de leurs branches, les tronçonnent, empilent les billes et les sortent de la forêt, le tout comme s’ils n’en faisaient qu’une bouchée. Ces méthodes offrent la possibilité aux exploitants de faucher plus nettement que jamais un peuplement de bois d’oeuvre. Elles ont aussi entraîné un accroissement considérable de la coupe globale.

Au cours des dernières années, les coupes ont atteint deux millions d’acres par an. Sur le plan des statistiques, cela peut sembler relativement négligeable. Près de 800 millions d’acres – une superficie équivalant à peu près à la masse territoriale de l’Ontario, du Manitoba et de la Saskatchewan réunis – sont classées comme « forêt productive ». Ces chiffres tendent à étayer la consolante supposition selon laquelle, avec une aussi vaste réserve disponible, la repousse compensera toujours amplement les prélèvements.

Ainsi, l’année dernière encore, l’organisme du gouvernement fédéral appelé Statistique Canada, affirmait dans son Annuaire : « Il existe un surplus considérable de bois au Canada, bien qu’il y ait, dans certaines régions et pour certaines espèces, des pénuries auxquelles on pourrait remédier par l’emploi accru des techniques d’aménagement et de sylviculture. En outre, une utilisation accrue de chaque arbre et de certaines espèces serait de nature à augmenter les ressources. »

Paroles réconfortantes que celles-là, qui donnent du poids à la vague impression du public que la sylviculture et l’aménagement forestier doivent être sagement mis à contribution et que les jours de l’exploitation inconsidérée sont révolus depuis longtemps.

L’abondance apparente est en grande partie illusoire

Quoi qu’il en soit, les Canadiens qui parcourent leur pays voient de leurs yeux que la forêt est à peine entamée. Le voyageur allant par train d’Ottawa à Winnipeg n’apercevra guère durant deux jours de suite qu’un défilé sans fin d’arbres de toutes sortes. On ne peut survoler la partie nord de nos provinces imparfaitement appelées des Prairies sans voir se dérouler à la verticale un immense tapis de feuillage troué çà et là par les eaux miroitantes des lacs, des ruisseaux et des rivières. De temps en temps apparaît une bande dénudée par les abattages, mais les ravages de l’incendie et de la maladie sont souvent plus manifestes que les marques laissées par les machines à abattre.

Aussi est-il étonnant de s’entendre dire par les spécialistes que ces apparences d’une abondance de bois sans limites sont en grande partie illusoires. La Conférence nationale de la régénération forestière, tenue à Québec en octobre 1977, a abouti à la conclusion qu’un juste renouvellement des forêts n’était rien de moins qu’un pressant besoin économique. Un groupe de 250 représentants des gouvernements, de l’industrie, du génie forestier, des universités et des organismes de protection de l’environnement avait assisté à cette conférence. Les participants ont été unanimes à reconnaître, dans leur communiqué, que l’insuffisance de la régénération forestière est « en vérité un problème grave et fondamental pour nos forêts. Comme le grand public et les hommes politiques ne sont pas encore sensibilisés à cette situation, il est vraiment nécessaire, ainsi que l’a démontré la conférence de « répandre la mauvaise nouvelle. »

Que penser des rassurantes données de la statistique. Les études diffusées à la conférence indiquent que seulement la moitié environ du surplus statistique est « économiquement accessible », c’est-à-dire exploitable à un coût assez bas pour permettre au producteur de vendre le produit fini à un prix acceptable sur le marché mondial.

Une renversante accumulation de terres forestières improductives

Pour ce qui est de l’impression générale que le Canada dispose d’une surabondance d’arbres, elle est juste, mais un grand nombre pousse dans des zones trop au nord pour pouvoir atteindre une taille utilisable alors que plus au sud d’immenses étendues de forêt sont terriblement délabrées. « Les nouvelles forêts qui poussent dans les régions déjà exploitées ou ayant souffert de sinistres naturels, dit le communiqué de la conférence, sont souvent de qualité inférieure à celles qu’elles remplacent. Elles laissent fréquemment à désirer sous le rapport des espèces recherchées, de la qualité, de la densité, de la résistance aux insectes et aux maladies ou de leur emplacement peu favorable pour alimenter économiquement les scieries existantes. »

De l’avis unanime des spécialistes, jusqu’à 20 p. 100 des forêts exploitées chaque année ne sont pas et ne seront pas régénérées convenablement. Si l’on y ajoute les zones où les ravages des insectes, des incendies et du vent ont entravé la régénération, un total de 647,000 acres est soustrait chaque année à notre potentiel national de production forestière.

Il faut y joindre aussi une accumulation de terres boisées improductives constituée depuis des années et que l’Association forestière du Canada évalue au chiffre atterrant de 60 millions d’acres. De vastes superficies de ces terres incultes se retrouvent dans toutes les provinces. De fait, aucune province ne saurait prétendre que, sur son territoire, la régénération parvient au moins à marcher de pair avec les coupes annuelles.

D’après l’Association, « le manque d’attention accordée à la régénération des forêts a contribué à restreindre les possibilités d’expansion dans certaines régions, à réduire les offres d’emploi dans d’autres et à provoquer en fin de compte une baisse continuelle de l’embauche et des revenus liés à l’exploitation forestière. » Certains spécialistes prédisent des raretés vraiment critiques pour la fin du siècle si l’on ne recourt pas à la mise en ouvre de vastes programmes d’aménagement et de renouvellement des forêts.

Il y aura de nombreux problèmes à résoudre

Le Canada peut-il se rattraper ? Certains éminents conseillers en foresterie prétendent que oui, mais tout juste. Comme le dit l’un d’eux dans un récent rapport pour l’Association canadienne des pâtes et papiers, « un programme plus intensif d’aménagement forestier s’impose si l’on veut créer des débouchés et contrebalancer nos déficits naissants de bois d’oeuvre. »

Il serait injuste d’insinuer que les gouvernements ou l’industrie ont fait preuve d’une négligence totale en matière de régénération. Chaque province a ses pépinières et ses programmes de reboisement ; les compagnies de produits forestiers s’efforcent d’encourager la régénération par diverses méthodes. Le Canada occupe un rang supérieur parmi les pays du monde dans le domaine des recherches forestières. Le problème n’est pas une question de manque de techniques ni de bonnes intentions. C’est tout simplement que les efforts sont insuffisants.

Nous savons quoi faire et nous avons les moyens : fertilisation, aménagement des terrains à l’aide de machines ou du brûlage dirigé, amélioration des essences grâce au choix d’espèces à croissance plus rapide et plus résistantes aux insectes et aux maladies que celles qui poussent naturellement. Mais il faudra une action réfléchie de la part des gouvernements, de l’industrie et certes du grand public pour que nos forêts subviennent effectivement à nos besoins futurs. Nous devrons résoudre de difficiles problèmes de coût, de compétence, d’écologie et de revendications de la part de l’industrie et des loisirs. Cette tâche exigera du jugement, de l’esprit de conciliation et de la détermination, mais il faudra l’accomplir si l’on veut que notre plus riche héritage naturel continue de dispenser ses immenses trésors.