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Nous considérons ici nos voisins du sud avec amitié et estime. Ils ont leurs défauts, qu’ils sont les premiers à reconnaître. Mais les avantages de vivre à côté d’eux l’emportent largement sur les inconvénients. D’ailleurs, un pays qui a inventé le base-ball peut-il être entièrement mauvais ?

Les Canadiens savent fort bien – ou devraient savoir – qu’ils habitent un grand pays. Ce qu’ils savent peut-être moins, c’est qu’ils habitent aussi un grand continent, et ce non seulement au sens géographique du terme. Leur appartenance à l’Amérique du Nord est pour tous les Canadiens une réalité spirituelle aussi bien que matérielle. Et cela en raison surtout du mode de vie, des coutumes et des valeurs des 220 millions d’habitants des États-Unis.

Les Canadiens se plaignent souvent que les Américains les considèrent comme quantité négligeable. Leur ignorance de notre pays frise parfois le ridicule. « Lorsqu’on a mentionné le Canada, disait cet éblouissant produit de la culture américaine que fut Marilyn Monroe, j’ai cru que c’était là-haut quelque part dans les montagnes. » Sur un plan plus sérieux, rien n’irrite autant les Canadiens que d’entendre insinuer de temps à autre par Washington que, parce que les États-Unis adoptent une certaine ligne de conduite diplomatique, le Canada devrait automatiquement faire de même. Mais ne tenons-nous pas, nous aussi, pour négligeable l’avantage d’avoir pour voisin un peuple aussi magnanime ? Nous avons tendance à considérer ses qualités de bons voisins comme notre dû, tout en faisant impertinemment un monde de ses erreurs, de ses échecs et de ses défauts.

Certains chauds partisans du nationalisme canadien prétendront peut-être qu’il est illusoire de parler des bienfaits de notre proximité du pays de la CIA, du hamburger institutionnalisé et des multinationales. L’avantage primordial qui sous-tend tout le débat est si considérable et si simple à la fois qu’il est facile de l’oublier. C’est que nous avons vécu en paix avec les États-Unis durant plus d’un siècle et demi, ce qui représente sans doute un record pour un pays relativement petit limitrophe d’une grande puissance. Pendant tout ce temps, alors que les canons et les bombes saccageaient par intervalles de vastes secteurs du globe, les Canadiens sont restés à l’abri des horreurs de la guerre sur leur territoire. Et cette protection n’a pas été acquise au prix de la subordination. Les Canadiens ont réussi à vivre côte à côte avec une grande nation militaire tout en conservant un niveau d’indépendance politique, de sécurité et de prospérité qui ferait l’envie de bien des pays du monde.

Pourtant, même les Canadiens qui ne sont pas nationalistes sont portés à regarder les États-Unis avec des sentiments partagés. L’importance des capitaux américains dans notre économie et la puissance de pénétration de la culture américaine parmi nous sont depuis longtemps des sujets de préoccupations politiques. Des lois destinées à réduire l’influence économique et culturelle des Américains ont reçu au moins l’approbation tacite de l’électorat. Il importe toutefois de ne pas prendre pour de l’anti-américanisme le désir que manifestent les Canadiens de demeurer différents des Américains, même si l’on tente parfois, pour servir des intérêts personnels, d’en fausser ainsi le sens.

Quoi qu’il en soit, le Canadien qui a une animosité quelconque envers les Américains en tant qu’individus est plutôt rare. Les Canadiens en général témoignent d’une cordiale estime pour les Américains, même si certains n’approuvent pas toujours les Américains et ce qu’ils font. Les Américains, ce sont les candides pachydermes de la finance mondiale, avec leurs tout-puissants capitaux, leurs marques commerciales omniprésentes, leurs menées politiques, leurs ogives nucléaires. Ce sont ces gens qui parlent anglais avec un accent et un vocabulaire particuliers, qui n’aspergent pas leurs frites de vinaigre, qui aiment leur bière douce, leurs cigarettes fortes et leur thé glacé.

Ils forment une faune colorée, adorant les voyages, les vêtements voyants, les « gadgets », les aliments dans lesquels on mord et les audacieuses variations métaphoriques sur la langue anglaise. Ils préfèrent les prénoms aux noms de famille, et, dans la conversation, vous appellent par votre petit nom à toutes les deux phrases. Ils pratiquent ou regardent une variété déconcertante de jeux. Ils sont membres de clubs et de loges portant des noms d’animaux. Ils parlent aux étrangers aux coins des rues et dans les casse-croûte. Comme ils diraient eux-mêmes, ils sont affables en diable.

Ce sont là certes des généralisations, car il se trouve des Américains de toute taille et stature, de toute couleur et de toute nuance d’opinion. Ils ont pourtant certains traits communs superficiels, et d’autres aussi qui sont plus profonds. À tout prendre, ce sont des gens d’une bonne volonté constante, même si elle est parfois malencontreuse. Ils tendent à être intelligents, laborieux et compétents. Ce qui ne les empêche pas d’être hospitaliers, sans façon et plaisants. Ils ne se prennent pas trop au sérieux. Leur don de se moquer de leurs travers nationaux est très vif, et ils l’exercent plus que personne au monde dans leurs media.

Pour employer un lieu commun, ce sont des gens agréables : agréables à connaître, agréables à entendre, agréables à côtoyer. Les Canadiens trouvent qu’il est facile de s’entendre avec les Américains sur le plan personnel, car il existe entre les deux nationalités une familiarité unique au monde. Les voyages et les opérations commerciales entre les deux États sont plus nombreux qu’entre chacun d’eux et leurs autres voisins. Les deux pays ont connu dans leur histoire de larges échanges de population, ainsi qu’en témoignent les Franco-Américains de la Nouvelle-Angleterre et les descendants des fermiers et des cow-boys qui jouèrent un grand rôle dans la colonisation de l’Ouest canadien. Jusqu’à récemment la frontière est restée grande ouverte à l’immigration dans les deux sens.

Le confort matériel, symbole de l’idéal américain de la liberté

Les Américains sont fiers de ce qu’ils appellent leur « savoir-faire ». S’il a servi quelquefois à soutenir la cause de la destruction, il a tendu beaucoup plus souvent à améliorer le sort des hommes dans la vie. Le Canada a été le principal bénéficiaire de ce mélange de technique munificente et de franchise dans la manière d’assurer la bonne marche des choses. Nos industries et nos professions utilisent des méthodes et des techniques américaines, et l’on trouve partout au Canada des machines, des appareils et du matériel électronique de conception américaine. L’ingéniosité américaine, jointe à la passion de la commodité, a éliminé une grande partie des corvées de la vie courante des Canadiens, de celle des maîtresses de maison en particulier. L’idéal américain de la liberté se perpétue dans l’aspirateur et le lave-vaisselle, symboles en l’occurrence de la libération du labeur inutile.

Avec l’outillage, les techniques et les idées, le Canada a également importé des États-Unis beaucoup de talents humains. C’est un fils de l’Illinois, W. C. Van Horne, qui surveilla la construction du Pacifique Canadien, destiné à réunir les régions éparses de notre pays, et qui contribua ensuite à intégrer ce chemin de fer à un réseau international de premier rang. Un demi-siècle plus tard, un ministre d’État canadien né au Massachusetts, C. D. Howe, ouvrait la voie à la formation d’une ligne aérienne nationale, exemple typique des nombreuses institutions qu’il créa. Il s’assura aussi les services d’un directeur américain chevronné des entreprises de transports aériens, Philip Johnson, pour faire prendre l’air aux devanciers d’Air Canada.

Ces quelques exemples pris au hasard illustrent l’immense contribution individuelle apportée par certains Américains au progrès et au bien-être du Canada. Que beaucoup d’entre eux aient opté pour la nationalité canadienne, ce n’est pas là la question. La question, c’est qu’en raison de leurs affinités, les Américains et les Canadiens ont toujours été en mesure de travailler ensemble dans un esprit de libre collaboration. Cet esprit se changea en dévouement mutuel pendant la Seconde Guerre mondiale, où les citoyens des deux pays combattirent côte à côte pour défendre la démocratie. L’histoire des relations canado-américaines est parsemée de causes communes, et les deux peuples partagent les mêmes idéaux fondamentaux.

Ils partagent aussi beaucoup d’autres choses. Que de Canadiens et d’Américains travaillent pour la même entreprise, appartiennent au même syndicat, applaudissent la même équipe sportive, conduisent la même voiture, regardent les mêmes émissions de télévision et s’habillent à peu près de la même façon. C’est là une cause de consternation pour nos nationalistes canadiens, qui semblent ignorer l’existence de pays comme l’Écosse, l’Autriche, la Belgique et le Portugal, qui connaissent la même situation par rapport à leurs voisins du même genre, sans éprouver de difficulté à conserver leur identité culturelle propre. Ils ne paraissent guère au fait non plus de l’attrait et de la force de la culture américaine dans toutes les parties du monde : les blue-jeans sont fort prisés dans les pays de l’Europe de l’Est et des distributeurs automatiques de coca-cola ornent le vestibule du Quai d’Orsay. Une grande part de notre résistance à la culture américaine semble teintée de mesquinerie et d’étroitesse de vues. Il est à croire qu’elle se dissipera à mesure que les Canadiens prendront plus nettement confiance dans leurs capacités et la place de leurs pays dans le monde.

Pour aimer les illustrés et la citrouille, on n’en est pas moins Canadien

Entre-temps, la majorité des Canadiens continueront de savourer les fruits de la culture américaine sans se sentir moins Canadiens pour autant. Ils riront des bandes dessinées, renifleront sur les téléromans, mastiqueront du chewing-gum et mangeront de la dinde et de la tarte à la citrouille le Jour d’action de grâce, fête que nous célébrons en octobre et non en novembre en guise de variation typique sur un thème américain. Ils copieront l’argot et le vocabulaire américains et liront les livres à succès de la liste publiée par le New York Times.

Les artistes canadiens bien doués persisteront à fixer les yeux sur le Broadway et Hollywood, comme le font d’ailleurs les acteurs de bien d’autres pays. Leur mobile ne sera pas tant l’argent que le désir de mesurer leurs dons aux meilleurs talents du monde. Car s’il y a bien des choses superficielles et minables dans la culture américaine, il en est aussi beaucoup qui sont excellentes. Si les États-Unis sont la patrie de la discordante musique rock, du télépolicier insipide, des comédies de situation sans esprit, ils sont également celle du jazz, de l’opérette du Broadway et de sept prix Nobel de littérature. L’art distinctivement américain de George Gershwin, de Duke Ellington, d’Andrew Wyeth, de Mark Twain et de Tennessee Williams, pour ne citer que ceux-là, est promis à une durée sans fin.

La démocratie conteste les décisions de l’arbitre

Pour observer les Américains sous leurs meilleurs traits héréditaires, il n’est que de regarder leur passe-temps national, le paisible et bucolique sport du base-ball. Ce jeu, qui doit autant à l’intelligence qu’aux muscles, est régi par un ensemble de règles dignes de la plume d’un brillant avocat. Pendant les longs intervalles d’inaction apparente qui séparent les grandes poussées d’activité, une fascinante guerre de stratégie se déroule dans chaque lancer de la balle et dans chaque mouvement des joueurs.

Le base-ball fait ressortir un certain nombre de caractéristiques fondamentales des Américains. C’est un sport individualiste dans un contexte de jeu d’équipe. Un sport démocratique, dans lequel fervents, entraîneurs et joueurs se croient en droit de protester hautement contre les décisions de ce symbole d’autorité péremptoire qu’est l’arbitre. Un jeu qui demande beaucoup d’effort et de dévouement.

Ce jeu porte en lui ce qu’on pourrait appeler la mystification américaine : son allure trottinante, insouciante, indolente cache la prudence et le sérieux de sa détermination. Cette mollesse apparente a souvent trompé les ennemis des États-Unis : « Je ne vois pas grand avenir pour les Américains », a dit un jour Adolf Hitler. Les chefs politiques américains eux-mêmes ont parfois été dupes de l’air d’apathie et de docilité de leurs compatriotes. Au début des années 50, on aurait dit que le sénateur Joseph McCarthy avait entièrement affermi son emprise sur la conscience nationale en créant l’hystérie de la « menace communiste ». Mais il avait sous-estimé l’empressement que mettent les Américains à changer brusquement de cap dès qu’ils s’aperçoivent qu’ils font fausse route. La pernicieuse influence du sénateur fut anéantie par l’arbitre souverain des affaires politiques aux États-Unis : l’opinion publique.

Une dimension plus humaine au « rêve américain »

Ce qui n’est guère surprenant, les critiques les plus acerbes de la vox populi américaine ont été les Américains eux-mêmes. Le grand journaliste H. L. Mencken a inventé l’expression « Boobus Americanus » pour condamner la masse de ses compatriotes qu’il traite de vulgaire, d’avaricieuse, de racaille ignorante à la remorque de chefs de troisième ordre dans une croisade contre les idées nouvelles. Mais cela se passait à l’heureuse époque des années 20, où Mencken se permettait d’affirmer : « La République américaine, comme disent les gens, a vécu une vie sûre et tranquille, sans connaître d’ennemis sérieux, ni à l’intérieur ni à l’extérieur, ni de lutte acharnée contre le besoin. »

Pendant la même décennie florissante paraît Babbitt, de Sinclair Lewis, le joyeux conformiste de Gopher Prairie, qui devait devenir un personnage typiquement américain. Les fougueux et stupides Babbitt de ce monde croyaient implicitement en quelque chose de mal défini appelé « le rêve américain ». C’était surtout, comme l’a signalé Eugene O’Neill, contemporain de Lewis, un rêve de matérialisme.

Bien de choses sont venues depuis atténuer l’outrecuidance du rêve américain et lui conférer une dimension plus humaine. L’effondrement du marché des valeurs et la Grande Crise économique ont sinistrement démontré que les États-Unis n’étaient pas nécessairement la terre promise. Le conflit avec le Japon et l’Allemagne leur a enseigné que la guerre n’était pas une perspective réjouissante. Et la guerre froide qui s’ensuivit avec l’Union soviétique leur a donné une idée de l’isolement que pouvait comporter la maîtrise des affaires mondiales.

Ces dernières années, les Américains se sont trouvés confrontés à leurs propres points faibles. Le scandaleux traitement des noirs américains n’a pu passer plus longtemps inaperçu devant la revendication de leurs droits civils par les noirs et leurs alliés blancs. Le problématique engagement des U.S.A. au Viet-nam, joint au désenchantement de larges fractions de la jeunesse américaine, a suscité le dissentiment des masses et le désordre. Le scandale du Watergate a montré que l’obsession de la victoire à n’importe quel prix pouvait aboutir en fin de compte à la défaite.

Dans tout cela, l’opinion publique américaine est demeurée divisée. Il n’est jamais facile, dans une société hautement émancipée et où les opinions sont innombrables, de réaliser l’unanimité. Mais en dernière analyse, il s’est toujours trouvé assez d’Américains qui croyaient vraiment aux idéaux humanitaires consacrés par leur Constitution pour maintenir leur pays dans la voie de la justice et de l’honneur. Laborieusement, tardivement et souvent sous les sifflets du reste du monde, les Américains se sont employés à réparer leurs erreurs nationales.

« Boobus Americanus » et Babbitt se sont évanouis tout doucement dans la société assagie et attentive qui a grandi depuis leurs beaux jours. Même l’Américain bien tranquille, créé par Graham Green dans son roman des années 50 sur la guerre d’Indochine, semble en train de rendre son dernier soupir. À leur place ont surgi des gens capables d’affronter les échecs de l’histoire avec toute la souplesse et la détermination qui en ont fait un grand peuple à l’origine. L’amitié indéfectible des Canadiens leur était acquise depuis longtemps ; leurs récentes infortunes leur ont valu notre respect impérissable.