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Procédé d’origine fort ancienne, la normalisation connaît un essor nouveau depuis que l’Amérique du Nord a décidé de se rallier au système métrique. Voici un bref coup d’oeil sur le développement des normes et leur nécessité, y compris celles que nous nous imposons…

Chaque jour, à chaque instant, nous vivons au milieu des normes. Le toit qui nous couvre et les murs qui nous entourent reposent sur des charpentes de largeur et d’épaisseur normalisées ; nous portons, de la tête aux pieds, des vêtements de tailles et de pointures uniformes. Les normes régissent la fabrication et le fonctionnement d’une foule de choses d’usage quotidien : meubles, commodités, appareils, outils, véhicules. Il existe même des normes pour contrôler la pureté de l’air que nous respirons.

Les normes se retrouvent aussi dans nos activités et dans notre environnement. Quand nous parlons à quelqu’un, les mots que nous prononçons ne sont compris que parce qu’ils correspondent à une norme, c’est-à-dire qu’ils ont le même sens pour les autres que pour nous. Nous communiquons aussi au moyen de symboles normalisés, appelés chiffres, qui sont immédiatement et universellement identifiables. Les aliments que nous mangeons doivent satisfaire à certaines normes avant d’être vendus. Dans notre travail, quel qu’il soit, nous utilisons des manières de faire normalisées. C’est ce que nous appelons des méthodes ou des procédés courants.

Importantes dans notre vie personnelle, les normes sont absolument essentielles à la société. Sans la norme de valeur que représente l’argent, l’économie moderne ne pourrait pas exister. Sans unités de mesure, il n’y aurait ni commerce, ni science ni industrie. Sans les normes de sécurité, le monde serait un vaste et dangereux champ de mines. Sans les normes de conduite que renferment les codes moraux comme les dix commandements, les relations humaines seraient vouées au chaos et à la barbarie.

On pourrait dire que la société telle que nous la connaissons est née avec l’établissement des normes. L’homme s’est affranchi de son ignorance primitive grâce à sa capacité de communiquer. Une espèce de norme se créa le jour où les membres d’une tribu préhistorique convinrent qu’un son désignant une chose hors de vue avait la même signification pour tous. Puis, les clans élaborèrent des règles à observer pour maintenir la paix entre eux, en d’autre termes des normes de conduite.

En fixant pour la première fois des normes de correspondance, les hommes des cavernes accomplissent un pas qui fait époque dans le cheminement de l’esprit humain. Leur intelligence a dû s’élever à un niveau inconnu et plus élevé pour concevoir l’idée abstraite que cinq doigts, par exemple, correspondaient à cinq poissons. En apprenant à mesurer, ils poursuivent leur marche dans la voie de la civilisation. Le premier instrument de mesure fut sans doute une main ou un pied, mais tous les pieds et les mains ne convenaient pas vu qu’ils n’étaient évidemment pas tous de la même grandeur. Il fallut donc choisir une unité convenue, comme la main du chef de tribu.

Vu que le chef n’était pas toujours là chaque fois qu’on voulait mesurer, il était logique que ses sujets griffonnent les dimensions de si main sur une pierre plate et placent celle-ci dans un endroit central pour pouvoir la consulter. Mais, comme on peut le supposer, bientôt quelqu’un transposa les marques sur un bâton afin d’aller mesurer quelque chose plus loin.

À cette époque, il y a déjà longtemps que l’on a adopté l’usage de multiplier ou de subdiviser l’unité étalon pour effectuer des mesures plus ou moins grandes. La Coudée royale des pharaons se décompose de façon assez compliquée en largeurs de doigt et de paume. Il y a longtemps aussi que l’homme a établi des normes pour les poids et les volumes : des pierres de taille uniforme pour les poids et des urnes de circonférence et de profondeur courantes pour mesurer les liquides, les céréales, etc. Comme les normes linéaires, on les reproduit et on les subdivise pour en faciliter l’emploi.

L’extension des mesures courantes suit celle du commerce

À l’aube de la civilisation, toutefois, les normes sont de caractère strictement local. Un pied n’est pas le même dans un village que dans l’autre, parce que sa longueur dépend de la dimension des pieds du chef. Le procédé que nous appelons aujourd’hui la normalisation naît avec l’avènement du commerce dans l’ancien monde, au moment où les habitants d’une région constatent qu’il faut connaître les mesures utilisées dans une autre pour faire des affaires. Ils se rendent bientôt compte que les choses seraient plus faciles pour tout le monde s’ils adoptaient des mesures susceptibles d’être comprises et reconnues partout où s’effectuent d’ordinaire les échanges.

Vers 3500 av. J.-C., les Hittites, les Assyriens, les Phéniciens et les Hébreux ont tous, jusqu’à un certain point, adopté le système de mesures institué à Babylone. Des rives de la Méditerranée jusqu’à la vallée de l’Indus à des milliers de kilomètres vers l’est, les mesures d’origine babylonienne, introduites d’abord dans le commerce, finissent par s’implanter dans l’usage courant.

Une autre grande vague de normalisation devait coïncider avec l’expansion de l’Empire romain. S’inspirant des normes grecques, empruntées elles-mêmes à l’Égypte et à Babylone, les Romains élaborent leurs propres mesures et les répandent dans toutes leurs colonies.

Aux Romains revient le mérite d’avoir franchi le pas que l’intelligence devait faire pour passer des normes tangibles aux normes conceptuelles, en proclamant, par exemple, que mille pas équivalaient à un mille, ancêtre de nom seulement du mile anglais. Comme beaucoup de peuples avant eux, ils recherchaient des normes immuables à l’échelle de l’univers. Dans un acte de normalisation des plus mémorables de l’histoire, Jules César collabore avec l’astronome Sosigène à la mise au point d’un calendrier fondé sur la position de la terre par rapport au soleil et à la lune pendant les diverses saisons. Même s’il a été modifié plus tard par l’empereur Auguste et le pape Grégoire XIII, on se sert encore du calendrier de César dans le monde entier pour déterminer les dates.

Le haut moyen âge, période sombre pour les normes

Après avoir imaginé les normes conceptuelles, les Romains en étendent l’application à des domaines nouveaux. Ils promulguent des normes écrites pour les ingrédients du pain et les dimensions des conduites d’eau. Ils construisent, à Pompéi, une voie empierrée qui exige que la largeur des chars soit normalisée d’après celle de la route. Les légions romaines ont des exercices et un fourniment normalisés, ce qui explique peut-être en grande partie leurs succès militaires.

La normalisation subit un grave recul avec la chute de l’Empire romain, qui marque le retour à l’esprit de clocher dans les pays d’Europe. Les rois et les seigneurs de la féodalité prennent l’habitude de décréter des normes dans leurs terres selon leur caprice. L’absence de normes générales est néfaste au commerce, et le manque de contact entre les marchands ralentit la dissémination du savoir et contribue à prolonger l’âge des ténèbres. Les mesures traînent le pas. Alors que les Romains avaient un pied normalisé de 12 pouces dans toute l’étendue de leur empire, il existe alors, dit-on, en Europe continentale jusqu’à 280 variantes du pied.

En Angleterre, la situation est telle qu’au moment de la rédaction de la Grande Charte, en 1215, les barons y insèrent une clause réclamant des mesures uniformes dans tout le royaume pour la bière, les céréales et le drap. Quelques années plus tard, une ordonnance royale définit une vaste série de normes et prescrit une unité étalon de mesure de longueur : « le Yard de fer de notre seigneur le Roi ». À part quelques révisions et de nombreuses additions, ces normes demeurent intactes durant six siècles.

Pourtant, la prolifération des mesures anglaises avec les années s’avère une source de confusion. Elle suscite un fouillis de mesures diverses, qui trop souvent ont des bases numériques différentes : furlongs, acres, perches, brasses, scrupules, onces (troy), onces (liquides), chopines (liquides), chopines (matières sèches), tonnes (courtes), tonnes (longues), barils (huile), barils (bière). Ce qui complique encore des choses en Amérique du Nord, c’est que des mesures du même nom au Canada et aux États-Unis sont parfois différentes. Ainsi, le gallon américain est plus petit que le gallon canadien, parce que les Américains ont toujours tenu mordicus à l’ancien gallon de la reine Anne, malgré la proclamation, en 1824, du gallon impérial en Grande-Bretagne.

Il y a des années que les livres et les yards ne sont plus des normes

C’est précisément pour lutter contre le désordre ainsi créé outre-Manche que la France de la Révolution déclare le mètre et le kilogramme seules unités de mesure pour tous les usages en 1795.

Dans ces unités multipliables et divisibles par 10, les virgules décimales remplacent les embarrassantes fractions requises pour la conversion dans le système anglais. Malgré l’échec de la tentative faite en même temps pour instituer la journée de 10 heures et le mois de 30 jours, le système métrique se répand graduellement dans le monde entier grâce à sa simplicité et à son adaptabilité. En 1875, la signature de la convention du mètre sanctionne la création du Bureau international des poids et mesures à Sèvres, près de Paris. Puis, on établit les nouveaux étalons du kilogramme et du mètre. L’un de ceux-ci, constitué par un cylindre en platine iridié déposé au pavillon de Breteuil, à Sèvres, demeure encore l’étalon mondial du kilogramme. Mais les progrès de la physique conduisent au remplacement de l’ancien prototype métallique du mètre. Le mètre officiel est aujourd’hui la longueur égale à « 1 650 763.73 longueurs d’onde de la radiation rouge orange du krypton 86 ».

En 1893, les États-Unis abandonnent leurs prototypes en métal de la livre et du yard et les redéfinissent en fonction du kilogramme et du mètre internationaux. En 1951, le Canada en fait autant, après avoir découvert, semble-t-il, que le modèle canadien de la livre étalon britannique, à Ottawa, différait légèrement du prototype original. Par la suite, nos livres et nos yards officiels seront définis en tant que fractions ultra-précises du mètre et du kilogramme. La livre et le yard cesseront complètement d’être des normes lorsque le gouvernement britannique emboîtera le pas en 1959.

Une série unique de mesures dans un monde multiple

Ces dernières années, la Grande-Bretagne, le Canada et les États-Unis ont tous décidé de se rallier au système métrique amélioré appelé système international d’unités (SI). Cette décision a été motivée avant tout par le souci de ces pays de s’aligner sur la presque totalité du monde en matière de commerce et de technique. Le SI comprend non seulement les unités de masse et de longueur, mais aussi l’unité de temps (seconde), l’unité de courant électrique (ampère), l’unité de température (degré Kelvin) et celle de l’intensité lumineuse (candela). Les unités de temps, de courant électrique et d’intensité lumineuse sont usitées au Canada depuis de nombreuses années, et les Canadiens apprennent maintenant à penser en degrés Celsius, en kilomètres, en tonnes et en litres. Grâce à l’emploi quotidien d’une monnaie décimalisée, ils ont déjà l’habitude des calculs propres au système métrique. D’ailleurs, ce système fait partie depuis longtemps de la langue scientifique au Canada. Les Canadiens considèrent comme admis l’emploi des mesures métriques dans le cas des médicaments, des vitamines et des films.

L’adhésion de l’Amérique du Nord et de la Grande-Bretagne au système international offre un exemple de normalisation à l’échelle la plus vaste, comparable à l’application universelle du temps légal conçu par le grand ingénieur canadien Sir Sandford Fleming (voir Bulletin d’août 1978). L’adoption d’une série unique de mesures dans toutes les parties de notre monde diversifié représente à coup sûr un progrès des plus importants de l’histoire de l’humanité. Mais le mesurage n’est qu’une des nombreuses activités qui obéissent aux normes. Dans la société complexe de notre temps, les normes jouent un rôle aussi capital dans d’autres domaines.

En fait, si l’on demande aux Canadiens d’aujourd’hui ce que c’est qu’une norme, la plupart penseront sans doute d’abord non pas aux normes de mesure, mais aux normes de sécurité. Beaucoup de ces dernières sont prescrites par la loi : règlements concernant les aliments et les produits pharmaceutiques ; codes de protection incendie et de la construction ; moyens de lutte contre la pollution, etc. Mais un plus grand nombre de normes encore sont établies volontairement par les représentants de l’industrie et des métiers qui font partie des quelque 600 comités d’élaboration des normes de l’Association canadienne de normalisation. Cet organisme, qui tient de fréquentes réunions pour forger des normes applicables à une vaste gamme de produits, est communément désignée par le sigle « ACNOR ».

Ce monogramme peut aussi bien se retrouver sur une maison mobile que sur une brosse à dents électrique. Partout où il figure, il signifie que le produit qui en est revêtu s’est révélé conforme à des normes que des spécialistes ont mis six mois en moyenne à élaborer. Chaque produit approuvé par l’ACNOR a fait l’objet de contrôles rigoureux. Les laboratoires de l’association procèdent dans chaque cas à des épreuves très sévères, au cours desquelles un cordon d’appareil électrique, par exemple, pourra subir jusqu’à 10,000 torsions.

L’ACNOR est le plus considérable des organismes canadiens qui se consacrent à l’élaboration de normes nouvelles et améliorées. Les principaux autres sont le Bureau de normalisation du Québec, l’Association canadienne du gaz, l’Office des normes du gouvernement canadien et les Underwriters’ Laboratories of Canada. La tâche de coordonner et de favoriser les activités de ces divers organismes incombe au Conseil canadien des normes. Cette institution autonome du gouvernement fédéral a aussi pour fonction d’assurer la représentation du Canada sur le plan international et d’encourager la normalisation dans l’industrie canadienne.

Un bref exemple suffira à montrer comment fonctionne la normalisation industrielle : un producteur d’appareils électroniques employait autrefois plusieurs types différents de transitors dans les produits qu’il fabriquait ; le choix d’un seul type lui permit d’en commander en plus grande quantité à meilleur prix et d’accélérer le rythme de sa production.

Les normalisations de ce genre, affirme le Conseil des normes, conduisent les compagnies à accroître leur productivité, à élargir leurs marchés (internationaux surtout), à consacrer plus de temps à l’innovation et à offrir des produits moins chers au consommateur. C’est là un objectif national de première importance à poursuivre.

Mais la normalisation n’est pas sans avoir ses détracteurs, au Canada et ailleurs. Pour beaucoup, elle comporte un degré d’uniformité qui détonne avec la tendance naturelle de l’homme à affirmer sa personnalité. Il y a toujours danger qu’en dépassant le stade des boulons et des écrous, elle diminue l’éventail de choix du consommateur et entrave la réalisation de produits plus parfaits ou plus attrayants. Henry Ford fut l’un des champions de la normalisation technique, mais il alla un peu loin le jour où il affirma, dit-on, que l’on pouvait choisir une Ford de n’importe quelle couleur à condition qu’elle soit noire.

À sa place, cependant, la normalisation est un facteur de commodité et d’économie sans uniformité. Les chaussures en offrent la preuve : les pointures en sont normalisées, mais on en trouve de tous les genres et de toutes les teintes. Les bières canadiennes ne manquent pas de variété du fait qu’elles sont toutes présentées dans des bouteilles identiques et interchangeables. L’expédition des marchandises dans des conteneurs de dimensions normalisées, pouvant être chargés aussi bien par les navires et les trains que par les avions et les camions, ne peut que contribuer à abaisser les prix à la consommation.

La normalisation est souhaitable tant qu’il reste entendu que l’on ne saurait normaliser les hommes. On peut les persuader de se plier à certaines normes, mais ils doivent continuer de penser et d’agir chacun à sa manière personnelle. Les normes ont un rôle très important à jouer dans les affaires humaines en tant que critères à observer : normes de bienséance, normes d’excellence, etc. Mais, comme celles de l’industrie, ces normes ne sont vraiment efficaces que si elles sont acceptées et reconnues nécessaires par les intéressés.