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Un patron est-il un chef ? Certains le sont, d’autres ne le sont malheureusement pas. Tous cependant auraient intérêt à se considérer comme animateurs de ceux qui travaillent sous leurs ordres. Voici quelques réflexions sur le métier de dirigeant dans les affaires et ailleurs…

L’histoire nous enseigne qu’il n’a jamais existé d’organisation sociale sans chefs. La présence d’un responsable est aussi naturelle chez les hommes que chez les oiseaux et les abeilles. Dans les affaires humaines, même ceux qui rejettent les structures hiérarchiques traditionnelles reconnaissent la nécessité d’une direction ; les groupes anarchistes, voués à la destruction de l’État, élisent couramment des bureaux. Les bolchevistes, partisans acharnés de la dictature du prolétariat, ont abouti en fin de compte à la dictature pure et simple d’un seul homme.

Comme la crème, semble-t-il, les chefs montent à la surface. Mais à la différence de la crème, ils ne sont pas nécessairement la meilleure partie du tout. La magie de la domination populaire a servi au moins aussi souvent la cause du mal que celle du bien au cours de l’histoire. L’exemple d’Adolph Hitler vient immédiatement à l’esprit ; ce dictateur illuminé dont le pouvoir de rallier les masses à ses visions pernicieuses a apporté des maux immenses à l’humanité.

Certains objecteront que les dictateurs comme Hitler et Staline n’étaient pas de vrais chefs. S’ils ont gouverné à l’origine en démagogues, ils se sont transformés en tyrans dès qu’a prévalu la corruption absolue du pouvoir absolu. « Le chef et le tyran sont des êtres diamétralement opposés », écrit le politicologue américain James MacGregor Burns. Dans son ouvrage de 1978 sur le Leadership, Burns établit une nette distinction entre le véritable chef et l’autorité brutale.

Cela peut sembler une vue par trop idéaliste de la question, puisque tant de soi-disant chefs sont indubitablement prompts à forcer les gens à exécuter leurs ordres. Ce qui ne concorde pas avec la théorie, sinon toujours avec la pratique, du régime démocratique. Le gouvernement démocratique s’efforce de se garder du pouvoir excessif et de la corruption qui l’accompagne. Dans l’affaire du Watergate, le monde en a vu la démonstration dans les faits lorsqu’un personnage aussi important que le président des États-Unis a été destitué de son poste pour avoir abusé de son autorité.

La restriction des pouvoirs a entre autres pour but de contenir l’ambition. Le régime démocratique reconnaît que l’ambition a toujours été et restera toujours une force vitale dans les affaires humaines. Mais il essaie de mettre cette force en valeur au mieux des intérêts de la population.

Vue à la lumière de l’ambition, la distinction que fait Burns entre tyrans et chefs acquiert un relief saisissant. L’ambition du tyran se centre uniquement sur lui-même ; il lui arrive de se servir des autres pour la réaliser, mais ceux-ci ne sont alors que des instruments entre ses mains. Par contre, le chef est ambitieux non seulement pour lui-même, mais pour une cause qu’il partage avec ses collaborateurs. À tort ou à raison, il estime que ses subordonnés se trouveront mieux s’ils atteignent leur but commun.

C’est le mandat reçu qui oblige les chefs à agir de façon responsable. N’occupent-ils pas leur poste que par le consentement des autres ? Dans une société démocratique, la responsabilité est le pivot de la direction. Le premier ministre est responsable envers l’électorat ; le général envers le pouvoir civil ; le président-directeur général envers les actionnaires de sa société. Et tout chef est responsable envers ceux qui le suivent, si nombreux ou si rares soient-ils.

Il serait naïf de prétendre que ce régime exclut toute conduite autocratique. Il y aura toujours des gens qui aiment le pouvoir pour le pouvoir et qui court-circuitent le régime pour favoriser leur ambition. Le tyran refuse de travailler pour une cause commune, et il a une peur pathologique des rivaux. Il « supprime toute supériorité, fait disparaître les hommes de bien, interdit l’enseignement et l’information, réglemente le déplacement des citoyens et, les tenant en servitude perpétuelle, veut qu’ils en viennent à s’accoutumer à la bassesse et à la lâcheté… » Ce texte, dû à Aristote, date du IIIe siècle av. J.-C., mais ces méthodes subsistent toujours.

Toutefois, si certains tyrans modernes continuent à se faire de bonnes places dans les bureaux, les ateliers, les magasins, ils ne sont pas moins exposés au renversement que leurs homologues des palais. On les prend parfois pour les chefs qu’ils se croient souvent. Mais ils ne le sont pas parce qu’ils forcent les autres à les suivre au lieu de les entraîner. Ils recourent à l’intimidation, au chantage, à la manipulation ; ils font tout sauf diriger.

Malheureusement, on confond souvent la direction avec toutes sortes d’autres choses, y compris son contraire. Burns cite une étude dans laquelle les personnes interrogées ont attribué 130 sens différents à ce terme. Sa définition à lui est le fruit de longues années de recherche et de réflexion sur le sujet. Elle affirme que la direction est une relation symbiotique entre celui qui dirige et ceux qu’il dirige.

L’art du possible dans la direction des entreprises

« La direction, dit Burns, est inséparable des besoins et des buts des dirigés. » Sa théorie s’étoffe lorsqu’on pense à ce qui se passe en politique démocratique. Les chefs de parti se disputent les électeurs en cherchant à créer une symbiose, un sentiment de besoin réciproque avec les partisans. Tout chef intelligent tentera d’adapter ses besoins et ses objectifs à ceux de son groupe éventuel dans les limites où le principe le permet.

« Les chefs sont essentiellement des politiques et doivent traiter avec les forces politiques », écrit le psychologue Harry Levinson. Il fait alors référence aux chefs des entreprises ou autres organismes, qui, soutient-il, devraient se considérer avant toute chose comme des dirigeants. En plus de leur tâche de conquérir un « district » et de le conserver, les chefs-dirigeants doivent pratiquer l’art politique de la conciliation. Ils ont à subir des pressions venant d’en haut, d’en bas et parfois du même niveau, de la part des autres services. Il faut de la perspicacité politique pour atténuer ces pressions.

Personne n’y échappe. Le président-directeur général doit tenir compte des intérêts disparates des administrateurs, des autres actionnaires, des employés, des consommateurs, des gouvernements et du grand public. Peut-être les cadres moyens concluront-ils avec tristesse qu’ils sont vraiment au centre (comme le jambon dans un sandwich) en constatant qu’ils doivent essayer de satisfaire les exigences de production accrue de la part de la haute direction alors que le syndicat insiste pour faire respecter les règlements d’emploi. Si la politique est l’art du possible, elle l’est avant tout dans la direction d’une entreprise.

La routine, obstacle aux changements requis

Il convient de souligner, cependant, que la manoeuvre directoriale est tout autre que ce que l’on appelle communément les « intrigues de bureau ». La cabale au sein de l’entreprise est généralement antiproductive, alors que l’accroissement de la productivité est le but final du chef qui a à coeur les intérêts de la compagnie.

« Diriger ne signifie pas administrer », a dit un spécialiste en organisation. Par définition, la mission de la direction est d’aller de l’avant ; ceux qui administrent sans diriger s’enlisent dans le statu quo. Les « intrigants de bureau » se classent habituellement dans cette catégorie. Le train-train dans lequel ils se complaisent tant peut n’être que routine. Il peut d’abord être démodé et inutile. Mais ils sont experts dans l’art d’utiliser la routine pour faire obstacle aux changements nécessaires. Ils ont aussi tendance à se tailler des fiefs, et plus ceux-ci sont grands, plus il est difficile de les changer.

Ils acceptent parfois le changement, mais uniquement s’il fait leur affaire. La direction n’est sûrement pas leur fait, s’il faut en croire Burns. Ils pensent d’abord à eux, et non au bien de l’entreprise ou de ceux qui travaillent avec eux. Leur ambition – et elle est souvent forte – vise à des buts individuels et non pas collectifs.

Mais même ceux qui veulent sincèrement diriger se voient souvent oeuvrer dans le statu quo malgré leurs désirs. Leur programme est paralysé par les occupations quotidiennes, où viennent s’intercaler les problèmes courants de dépannage. Il ne reste que très peu de temps pour les fonctions de direction, comme l’organisation et l’entretien du moral du personnel.

Courir de toutes ses forces pour ne pas reculer

Dans une étude sur la journée de travail de cinq grands patrons américains, le spécialiste en gestion Henry Mintzberg constate qu’ils ont rarement le temps de penser à autre chose que la question qu’ils ont directement sous les yeux. La moitié des activités qu’ils accomplissent durent moins de neuf minutes, et 10 p. 100 seulement demandent plus d’une heure. Ils « reçoivent un flot continuel de visiteurs et de courrier dès leur arrivée le matin et jusqu’à leur départ le soir », note Mintzberg. « Pauses café et déjeuners se rattachent inévitablement au travail, et des subordonnés toujours présents semblent usurper tous les moments libres. »

Et ce rythme frénétique n’est pas l’apanage de la haute direction. Une étude portant sur 160 cadres, moyens pour la plupart, révèle qu’ils ne peuvent travailler une demi-heure ou plus sans interruption qu’une fois tous les trois jours environ. La vie de travail des chefs d’équipe est encore plus fragmentée. Une enquête concernant 56 contremaîtres, faite aux États-Unis, indique qu’ils accomplissent une moyenne de 583 activités – soit une toutes les 48 secondes – par poste de huit heures.

Cela revient, semble-t-il, à courir de toutes ses forces pour rester où l’on est. Comment, dans ces conditions, quelqu’un peut-il réussir à agir en tant que chef ? La première réponse à cette question serait peut-être de se demander si l’on ne se sert pas des travaux courants comme excuse subconsciente pour éviter les difficiles activités à long terme. Parce qu’elle est plus facile, la solution des affaires courantes nous empêche souvent de nous attaquer aux problèmes importants.

Accorder plus d’attention à la direction même de l’entreprise exigera peut-être un profond remaniement des priorités, mais ce souci devrait à bon droit figurer en tête de liste chez tout bon chef. Le temps libre ne se trouve pas dans le métier de chef, écrit Mintzberg, il faut le créer ; l’introduire de force dans le programme. Il importe de prévoir résolument du temps pour planifier, adopter les changements nécessaires, faire appel à la motivation des employés et développer leurs aptitudes, si l’on veut assurer à la direction l’importance qu’elle mérite.

Il existe diverses façons d’éliminer la besogne courante, y compris un plus grand recours à des spécialistes chargés de présenter aux cadres des priorités bien conçues et des possibilités de décision. Mais le moyen le mieux approprié à la bonne direction est la délégation des pouvoirs et des tâches. La délégation exige souvent de la patience de la part du supérieur, qui pourrait peut-être mieux et plus facilement exécuter le travail que son délégué. En regardant tâtonner un collaborateur inexpérimenté devant une tâche peu connue, la tentation est toujours forte de la faire ou de la refaire soi-même.

Mais il est sot de prétendre que sa manière à soi est la seule façon de faire quelque chose ; la méthode importe moins que l’art de faire exécuter le travail de façon satisfaisante. Si la fonction déléguée tourne mal, le chef consciencieux signalera les erreurs dans l’espoir que tout ira bien la prochaine fois. La délégation a pour fin de découvrir les nouveaux chefs en les formant à un éventail d’expérience et de responsabilité toujours plus étendu. Beaucoup de chefs n’attachent pas assez d’importance à la continuité de la direction dans le poste qu’ils occupent. Il leur faudrait en un certain sens s’extraire de leurs fonctions actuelles en en préparant d’autres à les remplacer. La délégation est précisément un moyen de le faire.

Il semble certes que ce soit là la bonne voie à suivre à l’égard des générations présentes et futures de travailleurs. Ils sont plus instruits, plus assurés et plus sceptiques que jamais auparavant. Les changements de valeurs des deux dernières décennies ont amené une variété de forces nouvelles à influer sur la direction de tous les types d’institutions. En 1958, Robert Tannenbaum et Warren Schmidt publiaient un article intitulé « Comment choisir un style de direction ». En 1973, les auteurs jugeaient nécessaire d’y ajouter un addenda à la lumière des changements sociaux survenus dans l’intervalle : montée de la jeunesse, droits civils, écologie, mouvements de consommateurs, intérêt pour la qualité de la vie au travail et partout ailleurs.

Ils en avaient conclu que tout cela demandait plus de souplesse et de discernement dans la direction. « Le chef d’aujourd’hui, disaient-ils, a le plus souvent affaire à des employés auxquels il déplaît d’être traités comme subalternes, qui trouvent à redire à tout système d’organisation, qui s’attendent à être consultés et à exercer de l’influence, et qui sont souvent à deux doigts de se désintéresser de l’entreprise, qui a besoin de leur loyauté et de leur dévouement. »

L’employé moderne ne se laisse ni intimider ni berner

Si le climat social s’est quelque peu tempéré depuis cette mise au point, au début des années 70, le fait demeure qu’une espèce nettement nouvelle de travailleurs a vu le jour. Le foyer et l’école leur ont inculqué l’espoir d’avoir leur mot à dire dans les décisions qui les concernent. Ils sont foncièrement méfiants des mobiles de l’entreprise depuis que les média soumettent au crible les agissements des gens en place, parfois à raison, parfois à tort. Ils sont jaloux de leurs droits, réels ou perçus. Ils sont empressés à réclamer une juste part d’avantages et de considération. Ils veulent être traités comme des personnes. Ils ne se laissent pas facilement intimider ou berner.

Certains se promènent en tee-shirt, exhortant leurs camarades à mettre l’autorité en question. Même s’ils s’abstiennent d’afficher ouvertement leurs sentiments, la majorité d’entre eux souscriraient à l’opinion que l’autorité n’a droit qu’au respect qu’elle mérite et rien de plus. Le titre inscrit sur une porte et la moquette n’inspirent plus automatiquement la déférence.

Avec l’avènement du nouveau type de travailleur, la fonction de dirigeant consiste plutôt à obtenir la collaboration qu’à commander l’obéissance. Collaboration veut dire un effort volontaire des deux côtés. Selon les dictionnaires, collaborer c’est « travailler ensemble à la même fin ». Cela nous ramène exactement à la définition de Burns, pour qui la direction est une relation où chef et subordonnés partagent les mêmes objectifs et les mêmes besoins. De nos jours, leurs besoins tendent à s’identifier. Des études récentes indiquent que les employés de notre époque sont très soucieux de leur autonomie personnelle, de l’appréciation de leurs efforts et de la possibilité de développer leurs aptitudes. S’ils ne peuvent satisfaire une partie au moins de ces besoins dans leur travail, l’énergie engendrée par leur poursuite est perdue pour l’entreprise.

Dans l’état actuel des choses, un savant en matière de gestion, Douglas McGregor, estime que « la mission essentielle des dirigeants est d’ordonner les conditions d’organisation et les méthodes d’exploitation pour que les employés puissent le mieux atteindre leurs buts propres en orientant leurs propres efforts vers les objectifs de l’entreprise. » Pour le chef, cela suppose une connaissance approfondie de la personnalité individuelle des gens qu’il est appelé à diriger. Cela comporte aussi l’application de certaines des plus belles valeurs humaines : le respect d’autrui, la justice, la considération et la compréhension.

En dernière analyse, les chefs sont fondés à croire que leurs bons procédés envers les autres leur seront rendus. C’est cette réciprocité qui fait la différence entre un emploi formidable et un emploi passable, et qui inspire les gens à redoubler d’effort dans les moments difficiles. Lao-tzu était un poète et un philosophe, et non un organisateur-conseil, et il a vécu il y a plus de 2 000 ans. Mais il a montré que les principes de la direction des hommes sont éternels en écrivant : « Si vous n’honorez pas les autres, ils ne vous honoreront pas ; mais avec un bon chef, qui parle peu, une fois son travail accompli et son but atteint, ils diront ‘c’est nous qui avons fait cela’. »