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Stephen Leacock fut probablement le Canadien le plus célèbre de son temps, et à très juste titre. Il fait rire les gens de crainte qu’ils ne pleurent. Il apporte de la joie au monde, vocation noble entre toutes. Glorifions la mémoire de ce grand humoriste…

Son visage en dit long sur sa personnalité. Fixés par le déclic d’un appareil photographique, alors qu’il était quinquagénaire, les traits en sont fortement burinés. De chaque côté de la bouche, des plis profonds évoquent un sourire franc et facile. Des pattes d’oie rayonnent de ses yeux, où brille la jovialité. Entre les sourcils broussailleux et les mèches rebelles de sa chevelure grisonnante, deux ondulations témoignent de son scepticisme envers la société. C’est un visage à la fois doux et rude, endurci à force de buter contre la vie.

Qui est Stephen Leacock ? Le premier écrivain de renommée internationale et le plus accompli sous bien des rapports qu’ait produit le Canada. À l’apogée de sa carrière, entre 1910 et 1925, il est l’humoriste de langue anglaise au plus fort tirage du monde entier.

Très probablement le Canadien le plus célèbre de son temps, il répand l’idée que notre pays d’apparence triste et froide ne manque ni de grâce, ni de verve, ni d’originalité. Ce beau geste à lui seul suffirait à faire chérir sa mémoire parmi ses compatriotes. Notre pays honore à bon droit les grands hommes d’État, les grands soldats et les grands explorateurs de son histoire, mais il est malheureusement vrai, comme on l’a dit, qu’« aucune de nos lois ne fait allusion à l’humour ». Pour accorder à cet humoriste la place qu’il mérite dans notre panthéon national, peut-être faudrait-il le déclarer explorateur… explorateur du bon côté de l’âme humaine.

Et Stephen Leacock accomplira plus d’un pénible voyage sur le chemin de la vie, à partir de celui de 1876 qui l’amène, à l’âge de six ans, de l’Angleterre, son pays natal, au Canada. Après avoir désastreusement tenté à deux reprises de devenir agriculteur, son incapable de père est prêt à recommencer. La smala Leacock – elle compte alors six enfants, et il y en aura onze plus tard – s’installe dans une vieille maison de ferme délabrée, pleine de coins et recoins, des environs de Sutton, en Ontario. « Le pire endroit que j’aie jamais connu », dira Stephen. Par bonheur, une petite somme héritée de sa famille arrive d’Angleterre juste à temps pour éviter la faillite à Peter Leacock, menacé d’un nouvel échec.

Troisième garçon de la famille, Stephen, aide, en grandissant, à tirer de quoi vivre de la misérable ferme : il apprend à traire les vaches, à nettoyer l’étable, à sarcler le potager. Son père finit par sombrer dans l’alcoolisme. Il s’absente souvent pendant de longues périodes. Quand il est là, écrira son remarquable fils, « il erre dans la ferme, trop fatigué pour travailler ; nous pensions que c’était le soleil. »

Dettes et hypothèques s’amoncellent à mesure que Peter Leacock dilapide à force de boire ou autrement chaque sou qui lui tombe sous la main. Il se montre brutal envers sa femme et ses enfants dans ses colères d’ivrogne et fait des avances à la bonne. Puis vient le dénouement : après avoir réuni, on ne sait comment, une petite liasse de billets, il annonce entre deux verres qu’il veut aller tenter sa chance ailleurs. Stephen, âgé de 17 ans, l’accompagne en traîneau jusqu’à la gare. Comme son père monte dans le train, il le menace de son fouet : « Si jamais tu reviens, ronchonne-t-il, je te tuerai. » Il ne devait jamais le revoir.

Pareille enfance aurait pu aigrir et débiliter un fils pour la vie, mais pas Stephen Leacock. Il a assez de courage, d’énergie et d’intelligence pour sortir de l’école secondaire avec les meilleures notes. Mais il lui est impossible d’entrer immédiatement à l’université ; il lui faut prendre un emploi d’instituteur afin d’aider sa famille aux abois à subsister. Pendant de longues années, il suivra des cours du soir à l’université de Toronto, dont il recevra le baccalauréat ès arts en 1891.

Il enseigne ensuite pendant quelques années. Afin d’accroître ses maigres revenus, il exploite son bouillonnant talent pour écrire de petits sketches dans les revues humoristiques, nombreuses aux États-Unis et au Canada à cette époque. En 1896, Life publie My Financial Career, histoire du premier contact d’un modeste jeune homme avec le monde intimidant de la banque. On y découvre le héros typique de Leacock : naïf, perplexe, démonté, un peu comme nous tous à certain moment. « Depuis lors, je ne dépose plus à la banque, écrit-il en conclusion. Je garde mon argent liquide dans la poche de mon pantalon et mes économies en dollars d’argent dans une chaussette. »

Dans la vie réelle, Leacock enfouit le produit de cet écrit et d’autres encore dans un compte en banque. Mais il découvre bientôt de bonnes raisons d’économiser. Après avoir lu un livre et fait la connaissance d’une jeune fille. Le livre est La Théorie de la classe oisive par Thorstein Bunde Veblen. La demoiselle, c’est Beatrix Hamilton. Veblen est un professeur d’économie politique aux vues quelque peu radicales. Son livre inspire à Leacock l’idée d’étudier avec lui à l’université de Chicago. Il s’y inscrit et, vers le même moment, demande en mariage la fraîche et accorte Miss Hamilton. Ayant des aspirations au théâtre, cette jeune Torontoise a décroché un bout de rôle dans une représentation du Broadway. Elle prend un congé pour épouser Leacock, à New York, en août 1900.

Pour payer ses études supérieures, Leacock accepte un poste qui exercera une profonde influence sur son avenir. Celui de chargé de cours spécial en histoire et en politicologie à l’université McGill. Il s’oblige ainsi à faire la navette entre Chicago et Montréal jusqu’à la réception de son doctorat en philosophie, à l’âge de 34 ans. Il est fier de ce titre durement acquis, mais pas au point de ne pas pouvoir en rire comme de tout ce qui le concerne. « Ce que veut dire ce diplôme, écrit-il, c’est que celui qui fait des études subit un examen pour la dernière fois de sa vie et qu’on le déclare entièrement comble. Il sera impossible désormais de lui transmettre de nouvelles idées. »

La clarté de la langue sera sa marque distinctive.

Voilà le vrai Leacock : désinvolture, exagération voulue, modestie outrée, refus de prendre au sérieux ce qui est généralement révéré. Pourtant, il ne plaisante pas avec son travail à l’université McGill, où il est nommé professeur adjoint d’économie politique. Comme intellectuel, il est profond et travailleur. Il consacre quatre années à son premier ouvrage, Elements of Political Science. Il est écrit avec toute la limpidité qui allait devenir son cachet : « une étude sérieuse et claire comme le jour du sujet », dira son biographe, David Legate. Bientôt inscrit au programme dans toutes les universités, ce traité apporte à Leacock en même temps que le prestige intellectuel un flot de redevances assuré pendant des années.

Leacock se plaît parmi les jeunes et brillantes intelligences des étudiants, et son mariage de même que sa carrière marchent comme sur des roulettes. Mais les problèmes d’argent de sa jeunesse continuent à le talonner dans l’âge mûr. En demandant une augmentation, à 36 ans, il écrit : « Ma vie privée a été une succession ininterrompue de comptes en souffrance, de billets refusés et de poursuites pour dettes. »

Ce qui le signale d’abord à l’attention du public, ce ne sont pas tant ses écrits que ses dons extraordinaires de conférencier. Ardent impérialiste, il fait en 1907 une conférence sur l’unité impériale, à laquelle assiste le gouverneur général du Canada, le comte Grey. Le comte en est si impressionné qu’il organise, pour le professeur de 37 ans, une tournée de conférences d’une année en Grande-Bretagne, en Afrique du Sud, en Australie et au Canada.

À son retour à Montréal, Leacock mijote un plan pour faire de l’argent, dessein qu’il a toujours vainement mais résolument poursuivi jusque-là. (« Voyez combien d’argent ils ont, conseille-t-il un jour à un autre écrivain marchandant une commission, et ne prenez pas un sou de plus. ») Il se propose de publier un recueil de ses premiers articles de revue humoristiques. L’éditeur refuse son manuscrit. Il doit retourner ses poches pour le faire imprimer à ses frais. Le recueil s’intitule Histoires humoristiques. Les 3000 exemplaires de la première édition s’épuisent rapidement dans la seule région de Montréal.

En riant des folies et des vicissitudes de la vie

Parmi les acquéreurs se trouve un éditeur londonien de passage au Canada, qui l’achète pour le lire pendant son voyage de retour en Angleterre. Celui-ci se surprend à glousser à la lecture du monde à l’envers que sont les extravagances de My Banking Career, Hoodoo McFiggin’s Christmas et autres joyaux humoristiques du livre le Leacock. Sitôt rentré dans son pays, il télégraphie à l’auteur et lui offre de l’éditer. C’est un succès de librairie foudroyant, aux nombreuses rééditions. Un monde troublé a soif, semble-t-il, du rire rafraîchissant des folies et des vicissitudes de la vie que lui apporte Leacock.

Un véritable mascaret de critiques favorables en font bientôt un auteur très recherché. Les revues demandent de nouveaux échantillons de ses bouffonneries pleines d’inspiration. Ses éditeurs réclament d’autres livres. Il commence à se lever à la pointe du jour, afin d’écrire quelques heures avant de reprendre, chaque matin, le chemin de l’université. Avec ses revenus littéraires, il se construit un coquet pavillon d’été près d’Orillia, en Ontario.

Son prochain ouvrage sera une esquisse loufoque des styles littéraires du jour, intitulée Nonsense Novels. C’est dans une des histoires de ce recueil, « Gertrude the Governess », qu’il écrit une de ses phrases les plus mémorables. Il y parle d’un « héros têtu qui sort éperdu de la salle, saute éperdument sur son cheval et s’élance éperdument dans toutes les directions. » Ce livre reçoit un accueil chaleureux de la critique.

Avec une énergie et une fécondité extraordinaires, il continue d’écrire des ouvrages humoristiques et des livres historiques, des articles de revue et des études savantes. Il poursuit son enseignement à l’université McGill, fait de grandes tournées de conférences et siège au conseil d’administration du Cercle universitaire de Montréal, dont il contribue à la fondation. Et il ne cesse, dans le même temps, de s’auréoler d’un attrait et d’un talent légendaires.

Son grand mérite est d’avoir fait rire tout bas

À mesure que sa réputation grandit, on le sollicite d’entrer dans la politique. Cela ne l’intéresse pas ; il a toujours regardé les intrigues politiques d’un oeil méfiant. Il affirme que la lutte pour un bon gouvernement se poursuit depuis très, très longtemps … tout comme celle pour un mauvais gouvernement.

Leacock sait qu’il rend un bien plus grand service à la société en amenant les gens à rire tout bas des solennelles sottises qui les entourent. Il attache une haute valeur à ce que l’on nomme la bêtise. « J’aimerais mieux être l’auteur d’Alice au pays des merveilles, dit-il, que de l’Encyclopaedia Britannica tout entière. » Ses balivernes portent toujours en filigrane un grain de sens commun ; il a le don de présenter les vérités fondamentales de façon si facétieuse qu’elles restent gravées dans l’esprit. « Leacock exprime sa philosophie par le rire, écrit un critique britannique, mais ce n’en est pas moins de la philosophie. »

Il dégonfle le faste et dénonce des empereurs qui dissimulent si allégrement leur dénuement que souvent leurs sujets ne s’en doutent pas. Mais si sa satire est en général sympathique – comme dans son ouvrage, devenu classique, Sunshine Sketches of a Little Town, de 1913 – elle peut aussi être cruelle, comme dans Arcadian Adventures With the Idle Rich. Ce dernier livre pourfend nettement l’hypocrisie, l’apostasie, le matérialisme et le snobisme social qui caractérisent l’attitude courante envers la religion dans la haute société nord-américaine.

Comme il publie livre sur livre, il connaît bientôt une vogue universelle. Il conquiert d’innombrables lecteurs dans le monde entier, et ses conférences humoristiques font partout salle comble. Avec la renommée vient la fortune. Mais il ne laisse pas l’argent lui monter à la tête. « Je me mêle beaucoup aux millionnaires, raille-t-il. J’aime leur façon de vivre. J’aime les choses qu’ils mangent. Plus nous nous mêlons, plus j’aime les choses que nous mêlons. »

Au faîte de son succès, il connaît plus que son lot de chagrins personnels. Sa femme et son unique enfant, Stephen Junior, sont malades. En 1925, sa Trix bien-aimée meurt du cancer, dès son arrivée en Angleterre, où il l’a conduite d’urgence pour y consulter un grand spécialiste. Elle est âgée de 45 ans. Ils ont eu 25 ans de bonheur conjugal. Un ami de la famille affirme: « Lorsque Trix est morte, un peu de Stephen est mort avec elle. »

Pour se consoler, il se plonge plus que jamais dans le travail ; il s’y plonge même trop profondément. Sa production humoristique de la fin des années 20 et du début des années 30 n’est pas à la hauteur. Il rédige sur Mark Twain, Dickens et l’essence de l’humour des travaux sérieux qui ne sont pas très remarquables. Ses écrits politiques et économiques sont plus provocants que jamais, mais dans l’ensemble tous ses ouvrages de cette période sont décevants à divers degrés.

En 1936, un autre coup dur le frappe. Durant sa longue carrière d’écrivain et de professeur, il a trouvé sans doute sa plus grande source de satisfaction dans l’enseignement et le contact de la jeunesse. « Vive le ténébreux mois de février, avec la neige qui bat contre les carreaux de la classe, la tombée hâtive de la nuit et la lumière du gaz qui brille dans la classe, murmure-t-il d’un ton rêveur. Cela et un tableau noir, et un théorème et un professeur… de bon aloi, absorbé, extatique et un peu fou. » Et voilà qu’on l’informe qu’à 65 ans c’est fini à McGill. Il en est meurtri.

Lorsqu’on apprend que le grand humoriste a retrouvé sa liberté, les « offres d’emploi » se font nombreuses, mais il les décline. Un journal de Londres lui propose de revenir dans la mère patrie. Il répond : « Ma prédilection est pour le sol de la brousse canadienne… Non, je ne me crois pas capable de quitter ce pays. Il y a dans ses grands espaces, son isolement et son climat un je ne sais quoi qui attire pour toujours… Merci, Angleterre nourricière, je ne pense pas retourner au pays. J’y suis déjà. »

Un héritage mêlé de rires et de larmes

L’amour de Leacock pour son pays transparaît dans certains des plus beaux de ses derniers ouvrages historiques : Canada, Its Foundations and Its Future (écrit à la demande de la compagnie Seagram) et Montreal, Seaport and City. Il est agréable de signaler que son dernier livre humoristique compte parmi ses meilleurs. Il s’agit de My Remarkable Uncle, dont le titre lui est inspiré par la vie de son oncle véritable, président d’une banque (qui n’ouvrit jamais ses portes), directeur d’une brasserie (pour brasser la rivière Rouge) et secrétaire-trésorier d’un chemin de fer entre Winnipeg et l’Atlantique qui ne fut jamais construit. Leacock jouit de l’acclamation bien méritée de la critique lorsque la mort le frappe, en mars 1944, à l’âge de 75 ans.

Il aurait pu écrire de lui-même ce qu’il affirmait quelques années auparavant en disant que faire de l’humour est une tâche « ardue, méritoire et respectable. » En accomplissant cette difficile mission, il a réussi à dévoiler un des secrets fondamentaux de la vie, savoir qu’il ne faut pas trop attendre de la vie ni la prendre trop au sérieux. « Au bout du compte, écrit-il, toutes les forces s’annulent et tout aboutit à rien ; et notre univers finit en une immense et muette plaisanterie incomprise. »

C’est possible, mais, dans l’intervalle, Leacock a apporté beaucoup de joie à un monde qui en a grand besoin. Parce qu’il a connu lui-même la douleur, il est profondément conscient de ce qu’il appelle « l’héritage mêlé de larmes et de rires qui est notre partage ici-bas. » Mais Leacock fait pencher la balance émotive du côté du rire. Personne n’aurait su faire davantage pour ses semblables.