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Les mots écrits forment la trame des communications dans les entreprises. Mais il arrive souvent qu’ils ne remplissent pas leur office. Voici un guide de rédaction vraiment pratique. Il n’exige rien, sinon du travail, des sueurs et des larmes…

Les gens instruits sont souvent appelés à écrire dans l’exercice de leurs fonctions. Sans doute ne se prennent-ils pas pour des écrivains chaque fois qu’ils griffonnent un mot personnel ou qu’ils dictent une note ; n’empêche qu’ils le sont dans une certaine mesure. Pratiquant un art difficile et exigeant, ils sont sans cesse confrontés au problème qui lui est propre, celui de trouver les mots justes et de les bien ordonner, afin que les idées qu’ils représentent soient comprises.

Certains rédacteurs font exprès, dirait-on, pour brouiller le sens de leurs mots, si tant est qu’ils aient un sens. Mais lorsqu’on écrit, c’est généralement pour transmettre un message. C’est surtout le cas dans les entreprises et les institutions, où le gros des communications se fait par écrit. Le volume des communications écrites dans une entreprise bien tenue est dense et varié : lettres, notes, rapports, déclarations de principes, aide-mémoire, argumentaires, etc. Tous ces documents tendent au moyen des mots à promouvoir les objectifs de l’entreprise.

Malheureusement, les communications écrites ne réussissent pas toujours à atteindre ce but. Certains textes rédigés dans les firmes engendrent la confusion, l’inefficacité et la malveillance. La raison en est presque toujours que le message voulu n’arrive pas à destination. Pourquoi ? Parce que la préparation a fait défaut.

Une comparaison surgit irrésistiblement entre l’art d’écrire et un autre art que nous pratiquons tous un jour ou l’autre : l’art culinaire. Il existe dans ces deux domaines une vaste gamme de compétences, depuis les grands chefs et les grands auteurs jusqu’aux praticiens d’occasion, qui doivent faire la besogne que cela leur plaise ou non. Dans l’un et l’autre cas, le soin apporté à la préparation est primordial. Shakespeare écrit que le cuisinier qui ne se lèche pas les doigts est un mauvais cuisinier et que celui qui écrit sans se donner assez de peine pour être relativement satisfait des résultats est un mauvais rédacteur.

Mais, contrairement aux cuisiniers célibataires, les rédacteurs d’occasion sont rarement les seuls destinataires de leur oeuvre. Les philosophes reclus et les écolières tenant un journal sont à peu près les seules personnes dont la prose ne s’adresse pas aux autres. Si un texte s’avère un gâchis indigeste, ce sont habituellement les destinataires qui en souffrent. Cela n’a guère d’inconvénient en littérature, car le lecteur d’un mauvais livre peut toujours le refermer. Mais, dans les entreprises, où les communications écrites forcent l’attention, c’est à celui qui reçoit un texte débraillé de le décrypter.

Le lecteur est ainsi amené à faire l’effort de réflexion que l’auteur n’a pas fait. Obliger les autres à accomplir notre travail à notre place est pour le moins un manque de politesse. Dans une réclame récente sur l’imprimé, publiée sous les auspices de la Compagnie internationale de papier, le romancier Kurt Vonnegut touchait l’aspect social de la rédaction : « Pourquoi, disait-il, examineriez-vous votre manière d’écrire dans l’idée de l’améliorer ? Faites-le par respect pour vos lecteurs. Si vous gribouillez vos pensées n’importe comment, vos lecteurs auront sûrement l’impression que vous ne vous souciez pas d’eux. »

Dans le monde du travail, les textes mal présentés sont non seulement un manque de savoir-vivre, mais aussi une mauvaise politique. Les victimes d’une lettre incompréhensible seront, dans le meilleur des cas, simplement vexés et, dans le pire des cas, se diront que celui qui ne sait pas dire ce qu’il pense ne mérite pas leur clientèle. Une lettre négligée risque de nous retomber dessus si le destinataire demande des précisions. Ainsi, là où une lettre bien rédigée eût suffi, il faudra peut-être en écrire deux ou plusieurs.

Les messages embrouillés peuvent faire du tort à une entreprise. Des instructions mal comprises sont de nature à égarer les employés ou à les faire travailler inutilement. Les directives écrites susceptibles de mésinterprétation peuvent être le grain de sable qui enraye une activité tout entière. Le langage peu réfléchi dans les communications avec le personnel peut le démoraliser.

Pour bien écrire, savoir d’abord penser

Au début des années 50, l’inquiétude de la Trésorerie britannique devant les méfaits causés par les textes mal rédigés devint si grande que l’on fit appel à un homme de lettres éminent, sir Ernest Gowers, pour étudier le problème. Gowers y puisa la matière d’un livre d’une valeur inestimable pour les fonctionnaires anglais : The Complete Plain Words.

L’auteur avait choisi pour épigraphe une citation de Robert Louis Stevenson : « La difficulté n’est pas d’écrire, mais d’écrire ce que l’on veut dire ; non d’influencer son lecteur, mais de l’influencer exactement comme on le souhaite. » Influencer son lecteur exactement dans le sens voulu exige certes de la précision dans le maniement de la langue. Et la précision en toute chose demande du temps.

Selon Gowers, le temps employé pour atteindre à la précision fait plus que compenser les pertes de temps dues à l’imprécision. Ceux qui occupent des postes administratifs protesteront sans doute qu’ils ne sont pas engagés comme rédacteurs et que leur horaire est assez chargé sans qu’ils aient à se tracasser au sujet des finesses de la grammaire et autres subtilités. La réponse est qu’une partie importante de leur travail consiste à noircir du papier. Ils doivent exécuter cette fonction avec autant de soin et de conscience que tous les autres devoirs de leur charge.

Personne ne doit se laisser induire à croire qu’il est facile d’écrire. Le « vingt fois sur le métier » d’un grand critique comme Boileau ne témoigne-t-il pas du contraire ? Écrire est un art difficile parce que penser est aussi un art difficile ; les deux sont inséparables. « Avant donc que d’écrire, apprenez à penser », dit le même auteur. Mais l’effort accompli pour bien écrire n’est pas sans compensation.

La récompense de la discipline intellectuelle nécessaire pour coucher intelligiblement nos pensées sur le papier, c’est de clarifier nos idées en général. En abordant un sujet, nous constatons souvent que la connaissance et l’intelligence que nous en avons laissent à désirer. La question qui doit d’abord se poser dans l’esprit du rédacteur, « Qu’est-ce que je veux dire en fait ? » soulèvera les questions connexes comme « Qu’est-ce que j’en sais en fait ? » et « Qu’est-ce que j’en pense en fait ? » Pour bien écrire, il faut savoir penser, et, en fin de compte, la réflexion représente une économie de temps et d’ennuis pour l’auteur, le lecteur et tous les intéressés.

Le mot juste trouve naturellement sa place dans la phrase

Le problème, c’est que bien des gens pensent avoir conçu des idées et les avoir exprimées convenablement par écrit, alors qu’ils n’en ont rien fait. Et la raison en est qu’ils emploient des mots nébuleux et à sens multiples, qui peuvent désigner une chose pour eux et quelque chose de tout à fait différent pour un autre. C’est le cas, par exemple, du mot « comporter », qui veut dire à la fois « admettre », « contenir », « impliquer », « inclure », « entraîner », « comprendre », etc., etc. Il plaît par son imprécision à ceux qui n’aiment pas se donner la peine de chercher le mot propre.

Il existe bien d’autres mots « faciles » et sournois qui menacent d’impressionner le rédacteur et de lui faire dire, comme l’Oeuf des contes pour enfants : « Lorsque j’emploie un mot, il veut dire exactement ce que je souhaite. » Aussi convient-il de toujours éviter les mots qui peuvent se prendre dans plusieurs sens dans un contexte donné. Et l’on revient ainsi à la grande règle de la rédaction pratique, qui est la précision.

Le style tend à venir par surcroît à qui choisit les mots qu’il faut et les ordonne le plus logiquement possible. Trouvez le mot juste et vous saurez presque naturellement où le placer dans la phrase.

N’allons pas pour autant sous-estimer l’importance de la grammaire et de la syntaxe. Des mots éparpillés sur une page, au gré du rédacteur, seraient tout simplement incompréhensibles. Les règles d’emploi du langage imposent aussi une certaine discipline au développement de nos pensées sur le sujet en nous forçant à les arranger logiquement. Beaucoup de préceptes grammaticaux n’ont d’autre fin que d’éliminer l’ambiguïté ; de nous empêcher de nous contredire.

La plupart des gens instruits ont une connaissance suffisante de la grammaire et de la syntaxe pour répondre à leurs besoins courants. L’usage lui-même, parfois discutable, évolue avec le temps. Des mots nouveaux apparaissent ; des fautes d’hier sont admises aujourd’hui. La langue change pour demeurer vivante. La grammaire et la syntaxe sont des guides nécessaires en matière de communications écrites ; elles ne doivent pas être des carcans qui entravent la liberté de la pensée.

Mais si le rôle essentiel de la langue écrite est d’assurer la communication, la qualité de la communication reste toujours de mise et même de rigueur dans les rapports entre hommes civilisés. Et grammaire et syntaxe contribuent dans une large mesure à la qualité de la communication.

Le vocabulaire, dernier souci de bien des rédacteurs

Vu qu’il faut d’abord des mots pour écrire, il est très utile de posséder un vaste vocabulaire pour exprimer sa pensée. Chose curieuse, cependant, tels qui ont de la difficulté à communiquer leurs idées par écrit manquent rarement du vocabulaire voulu. Ils connaissent les mots justes, mais ne les utilisent pas. Ils préfèrent recourir au style ronflant et plus ou moins creux.

Certains qui savent fort bien s’exprimer verbalement en termes clairs s’imaginent, on ne sait pourquoi, que les mots courts et simples qu’ils emploient dans la conversation ne sont pas dignes d’être couchés par écrit. Ainsi, là où ils diraient « nous avons résolu le problème », ils écriront « nous avons solutionné l’énigme ». Dans leurs textes, ils « frètent les moyens de transport routiers disponibles » au lieu de demander un camion. Ils sont victimes des précipitations atmosphériques régnantes plutôt que d’une banale averse. La pelle devient un « outil manuel d’excavation ». Lorsque autant de mots et autant de sens s’étalent partout, personne ne sait plus ce qu’on veut dire.

Le principe qui doit nous guider dans la rédaction pratique est qu’il convient de toujours employer des mots ordinaires, sauf si la précision exige un mot plus technique. La raison en est si claire qu’elle n’est rien de moins qu’indiscernable. C’est qu’avec des mots connus de tous, tout le monde comprendra sans effort.

La maîtrise de la langue est souvent un trait distinctif des grands capitaines. Il n’est que de penser à Napoléon, de Gaulle, Churchill. Churchill a mobilisé la langue anglaise, a dit John F. Kennedy, et il l’a lancée dans la mêlée. Et il ne l’a pas mobilisée seulement dans ses discours pleins d’inspiration. En août 1940, alors que la Bataille de Grande-Bretagne bat son plein, Churchill trouve le temps d’écrire une note de service sur le verbiage inutile dans la correspondance interministérielle. On y lit :

Finissons-en avec les phrases comme celles-ci : « Il importe aussi de ne pas perdre de vue les considérations suivantes… » ou « Il conviendrait d’envisager la mise en vigueur… » La plupart de ces locutions pâteuses ne sont que des chevilles, que l’on peut supprimer ou remplacer par un seul mot. Ne craignons pas le mot court et expressif, même s’il appartient à la conversation.

Quant à lui, ses lettres et ses notes administratives du temps de guerre, reproduites dans ses mémoires, sont des modèles de style vigoureux. Il est intéressant de se demander jusqu’à quel point sa clarté d’expression et son insistance à l’obtenir chez les autres ont contribué à la victoire. C’était évidemment un écrivain de métier, qui avait commencé à vivre de sa plume dès sa jeunesse. De ce point de vue, il peut sembler ridicule d’exhorter les commis d’aujourd’hui à écrire comme Winston Churchill. Reste que les principes de style qu’a suivis Churchill ne sont pas difficiles à saisir et à observer.

Churchill était un fervent du Dictionary of English Usage de Fowler, auquel il renvoyait ses généraux quand il les prenait à massacrer la langue. Selon Fowler, un bon style doit réunir cinq conditions, savoir : être direct, simple, concis, vigoureux et clair. Tout rédacteur qui s’efforce de respecter ces règles est dans la bonne voie.

L’application de deux techniques de base s’avère utile pour satisfaire aux exigences de Fowler. Elles consistent :

À employer l’actif de préférence au passif. Votre style en sera plus direct et plus vigoureux. « Le menuisier a construit la maison » (actif) ; « la maison a été construite par le menuisier » (passif). Contrairement à l’anglais, le français s’écrit généralement à l’actif ; le passif y est d’usage beaucoup moins fréquent.

À employer des mots concrets plutôt que des mots abstraits. Le mot concret désigne quelque chose de réel ou de particulier ; le mot abstrait, quelque chose qui est isolé de la matière, de la pratique, du cas particulier. Homme est un mot concret, humanité un mot abstrait. Churchill maniait admirablement les termes concrets : « Nous n’avons pas fait tout ce chemin, à travers les siècles, à travers les océans, à travers les montagnes, à travers les plaines, parce que nous sommes en sucre d’orge. » Il y a certes des cas où le sens ou le contexte exige le mot abstrait. Mais ce qui importe, c’est de ne pas l’employer inutilement.

En vous attachant au concret, vous éviterez l’un des grands pièges du style pratique moderne, l’emploi des mots ronflants. Il s’agit là de termes et d’expressions qui ont cours non pas parce qu’ils ont une signification particulière, mais uniquement parce qu’ils paraissent impressionnants. Il est difficile d’en donner des exemples, car ils ont la vie courte ; les mots ronflants d’aujourd’hui seront la risée de demain. Ce sont le plus souvent des mots abstraits à terminaison en -ion, -osité, -iste, -isme, etc., mais ils prennent parfois la forme de mots concrets ayant perdu leur sens premier. La raison pour laquelle il faut s’en garder est que le sens en est rarement clair.

Le jargon est un autre danger qui nous guette. Il est de mise en tant que langage interne des groupes professionnels, et il ne devrait pas en sortir. Lui aussi se compose surtout de termes abstraits, et on peut lui faire échec en s’en tenant au concret. Mais le jargon est contagieux ; c’est pourquoi il convient de l’éviter consciencieusement. N’en adoptons jamais un mot sans être certain qu’il a pour le lecteur le même sens que pour nous.

L’emploi conjugué de la forme active et des termes concrets contribuera à rendre notre style direct, simple, vigoureux et clair. Il n’existe pas de technique spéciale pour acquérir la concision ; c’est affaire de chacun.

La première chose à faire pour être concis, c’est de rejeter l’idée que la longueur est un critère de perfection. Il n’en est rien. Imitons Pascal, qui écrivait à un ami : « J’ai fait cette lettre un peu plus longue que d’habitude parce que je n’ai pas eu le temps de la faire plus courte. »

Servons-nous de notre crayon ou de notre stylo comme d’un outil coupant. Il importe de ne jamais laisser un texte, quel qu’en soit le but ou la longueur, quitter notre pupitre sans l’avoir soumis à un examen minutieux en vue de le dégraisser. Rayons impitoyablement tout ce qui n’aide pas directement notre lecteur à mieux comprendre le sujet. Et ce faisant, essayons de nous mettre à sa place.

Soyez sévère envers vous-même ; l’art d’écrire ne s’appelle pas discipline pour rien. C’est un travail difficile, fatigant et torturant pour l’esprit. Mais celui qui parvient à bien l’exécuter rend un fier service à autrui. Et comme le cuisinier de Shakespeare, il peut se lécher les doigts de satisfaction en pensant que l’effort en valait vraiment la peine.