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La courtoisie est le lubrifiant des rapports sociaux. Ses signes extérieurs se sont modifiés avec la liberté de manières caractéristique de notre époque. Cette vertu se meurt-elle ? Non pas, si le public montre qu’il n’entend pas tolérer la grossièreté. Il n’en tient qu’à nous…

Personne ne sait avec certitude quand la courtoisie est apparue dans le monde, mais il est sûr que sans elle notre espèce n’aurait pas fait long feu. Il aura fallu qu’à un moment de la préhistoire, un de nos ancêtres consentît à s’effacer pour laisser passer un congénère sans lui briser le crâne d’un coup de gourdin ; sinon, les premiers hommes se seraient entre-assommés jusqu’au dernier avant la naissance de la civilisation. Mais si la courtoisie est à l’origine un moyen d’assurer sa survie physique, elle devient assez tôt une fin en soi, du moins dans les milieux philosophiques et religieux. « Arrête-toi le premier par bonne éducation », conseille l’Ecclésiastique.

Avec les siècles, les bonnes manières en viennent à se pratiquer de plus en plus pour elles-mêmes et de moins en moins par contrainte. Il fut un temps où les vassaux recevaient le fouet s’ils ne s’inclinaient pas assez bas pour saluer leurs maîtres ; il n’y a pas si longtemps, dans les pays occidentaux, un manquement à la bienséance pouvait provoquer un duel. Mais même si, de nos jours, une impolitesse réelle ou présumée entraîne parfois des saignements de nez ou pire encore, nous en sommes arrivés, pour la plupart, à être polis d’abord et avant tout parce que nous le voulons. S’il y a un motif secret qui nous y pousse, c’est que le plaisir des autres fait aussi notre plaisir.

Reste que nous contribuons inconsciemment à soutenir l’édifice même de la société chaque fois que nous disons bonjour, comment allez-vous ? s’il vous plaît ou merci à quelqu’un. Car l’agréable modus vivendi sur lequel reposent les rapports dans une société civilisée ne résulte pas de la loi écrite, mais de la libre volonté des citoyens.

La courtoisie est le lubrifiant qui adoucit les heurts dus aux différences entre les humains. En fixant des limites tacites et admises à ce que les gens peuvent dire ou faire les uns aux autres, elle empêche ces différences de déclencher la lutte. La politesse méticuleuse de la diplomatie, des tribunaux et des assemblées parlementaires peut paraître fausse et artificielle, mais elle joue un rôle capital. Elle reconnaît que la contestation fait partie de la nature humaine et permet à cet instinct normal de suivre pacifiquement son cours.

Il existe cependant une distinction entre la politesse et la courtoisie. Le diplomate, l’avocat, le législateur doivent être polis pour la forme. Ils n’ont pas nécessairement à être courtois, car la courtoisie au sens classique du terme consiste, par définition, à agir de façon chevaleresque, c’est-à-dire avec amabilité, civilité et générosité. La politesse peut être aimable, mais si elle est froide, elle n’est rien moins qu’aimable.

« La politesse est de la bienveillance factice », a écrit Samuel Johnson. Alors que la courtoisie est bienveillante par essence. Il est impossible d’être vraiment courtois sans avoir un réel souci des sentiments et du bien-être général des autres. La politesse est une qualité de l’esprit ; la courtoisie, une qualité du coeur.

De même, les bonnes manières ne sont rien de plus que des modes de comportement qui n’ont souvent à peu près aucun rapport avec la bonté ou la civilité. L’histoire nous dit que, dans l’Europe du haut moyen âge, les manières du temps étaient simples et sincères. Mais, au XIVe siècle, leur rôle commence à changer, au moment où les marchands tentent d’améliorer leur niveau social en copiant le style de vie de l’aristocratie. Or, cette dernière serre alors les rangs en rendant ses manières plus ésotériques. Ainsi naît le snobisme, tant dans le sens de l’art de parvenir que dans celui de regarder les autres de haut.

À l’époque où le snob humaniste qu’est lord Chesterfield écrit ses célèbres lettres à son fils naturel, vers le milieu du XVIIIe siècle, la petite noblesse a inventé un code byzantin « de bonne éducation » qui n’ouvre ses rangs qu’à ceux qui en connaissent les dédales. Lord Chesterfield insiste auprès de son fils sur la nécessité des bonnes manières, non pas pour rendre la vie agréable aux autres, mais pour réussir dans le monde.

D’ailleurs, il arrivait souvent aux aristocrates d’Angleterre et d’Europe de se montrer entre eux d’une politesse exubérante et brutalement rustres envers ceux qu’ils considéraient comme leurs inférieurs. Dès le XVe siècle, Montaigne observe qu’il a « souvent vu des hommes se montrer malappris par trop de bonnes manières », faisant allusion, semble-t-il, à l’habitude de la haute société d’agir avec une correction confondante pour rendre les profanes mal à l’aise. Les choses ne changent guère au cours des 400 années suivantes. Au début du XIXe siècle, un auteur dit de l’aristocratie qu’elle est « l’impolitesse organisée ».

Il semble que plus les manières se « raffinent », plus elles s’éloignent de l’esprit de la courtoisie. Il n’est certes ni aimable ni civil de rendre quelqu’un malheureux parce qu’il n’en sait pas autant que soi, qu’il s’agisse du savoir-vivre ou du reste. La vraie courtoisie est universelle. Comme Bernard Shaw le fait dire au professeur Higgins dans Pygmalion : « Le grand secret, Élisa, ce n’est pas d’avoir de bonnes ou de mauvaises manières, c’est d’avoir les mêmes manières vis-à-vis de tous les êtres humains. En un mot, il faut se conduire comme si on était au ciel, où il n’y a pas de wagon de troisième classe et où une âme en vaut une autre. »

« Je ne suis pas un monsieur ! Je suis un représentant de l’Union soviétique ! » protestait un délégué de l’U.R.S.S. désigné par ce titre, aux Nations Unies, dans les années 50. Les distinctions de classe faites par les élites sociales européennes ont donné mauvais nom à l’appellation de « monsieur » dans beaucoup de parties du monde. Mais cet incident souleva le rire du public américain, pour qui un monsieur n’est pas un noble ou un bourgeois dominant les masses, mais quelqu’un qui montre de la gentillesse envers les autres. Qualifier un homme de « vrai monsieur », c’est à peu près le plus bel éloge que puisse lui faire un Américain ou un Canadien.

Dans une société démocratique, la dignité n’émane pas tant du rang social que de la conduite. Étant donné les principes fondamentaux du savoir-vivre que l’on enseigne dans la plupart des familles et des écoles, il est loisible à chacun et à chacune de devenir aussi monsieur ou aussi dame qu’ils le veulent. Cela est simple en théorie, mais difficile en pratique, car être un vrai monsieur ou une vraie dame exige que l’on surveille sans cesse ses paroles et ses actes, afin de ne jamais blesser ni déconcerter personne inutilement.

Les enfants ont en spectacle la puérilité des adultes

« La tâche la plus difficile aujourd’hui pour les enfants, a dit en raillant Fred Astaire, est d’apprendre les bonnes manières sans en voir. » Trop souvent, hélas, cette boutade comporte autant de vérité que d’humour. À une époque où les manières sont sans formalisme, décontractées et plus ou moins au gré de chacun, elles sont menacées d’être le bébé que l’on jette avec l’eau du bain. Les manières nouvelles, en tant que telles, sont nées d’un mouvement général vers l’autodétermination personnelle, qui a dépouillé notre société d’une grande partie de son ancienne hypocrisie. Mais si être soi-même avec les autres est une chose, s’en prévaloir pour se comporter à sa guise en est une autre, bien différente.

« Nous vivons dans un monde, dit le sociologue David Reisman, de l’université Harvard, où « tout mettre sur la corde à linge et se piquer de franchise » passent pour des vertus, et cela aboutit à l’impolitesse. » Ce climat d’ouverture a eu un effet particulièrement nuisible sur la courtoisie dans les familles et certains autres groupes restreints. On pousse la franchise jusqu’au point de passer son temps à dire à ses intimes ce que l’on pense exactement d’eux, en insistant fortement sur leurs défauts. La courtoisie suppose que l’on garde pour soi certaines pensées, afin de ne pas froisser les autres. Ce genre de réticence charitable brille surtout par son absence dans bien des foyers modernes.

Même les enfants dont les parents demeurent assez vieux jeu pour ne pas se quereller devant eux risquent d’être influencés par le sans-gêne dont ils sont témoins à la télévision. Les anti-héros à la voix acerbe et les comédiens aux propos insultants du petit écran ne plaident guère en faveur du but premier de la courtoisie, qui est de mettre les gens à leur aise. Les champions sportifs se révèlent souvent malappris ou égotistes, tandis que les commentateurs spécialisés de la télévision répandent le message que l’essentiel est de gagner, par quelque moyen que ce soit. Les animateurs d’émissions sur les affaires publiques cuisinent leurs sujets – ou leurs victimes – avec le maximum d’hostilité et le minimum d’aménité.

Tout cela est le propre d’un âge particulièrement agressif et discutailleur ; mais l’agressivité et la discutaillerie sont les ennemis de la courtoisie. Là où on préfère régler les problèmes par la « confrontation », les bonnes manières ne sauraient florir. Tout le monde semble jouer des coudes, lancer des invectives et huer ses adversaires, souvent pour des questions plutôt banales. L’hyperbole et l’injure ont pris la place de la discussion polie et raisonnée. Les enfants ont constamment sous les yeux la puérilité même dont ils doivent se libérer avec l’âge : celle qui consiste à hurler si l’on ne peut pas faire à sa tête.

Si le Titanic sombrait, les hommes partiraient les premiers

« Je me fiche de ce que les autres pensent de moi », déclarait récemment, dit-on, une chanteuse pop bien connue. Autant dire qu’elle se fichait des autres, point ; cela revient au même. Tout acte d’affabilité et de civilité comporte un certain effacement de notre volonté par déférence pour autrui. Celui qui tient absolument à ne faire que ce qu’il veut s’expose à blesser les susceptibilités des autres, sinon à violer leurs droits.

Les bonnes manières, dit Emerson, sont tissées de sacrifices. La question se pose donc de savoir si les gens sont disposés à faire les sacrifices nécessaires actuellement, alors que tant d’entre eux souscrivent à la devise qu’il faut d’abord penser à soi. On a émis sérieusement l’opinion que si le Titanic sombrait aujourd’hui, les hommes les plus vigoureux se rueraient sur les canots de sauvetage, laissant femmes et enfants derrière eux.

Manquer de respect à quelqu’un c’est s’exposer à ne respecter personne

C’est un principe fondamental de la galanterie, de la gentilhommerie, que le fort doit employer sa vigueur pour protéger et aider le faible. Par contre, il lui est interdit d’utiliser sa force contre le faible pour agir à sa guise.

Reste qu’il est peut-être nécessaire d’apporter certains correctifs aux subtilités traditionnelles de la politesse envers le « sexe faible », afin de l’adapter aux exigences de l’égalité féminine. Un récent article d’une revue de gestion sur les communications non sexistes dans l’entreprise, conseillait aux hommes de ne pas mesurer leurs paroles en présence de leurs collègues féminins, de ne pas s’effacer quand elles sortent de l’ascenseur, de ne pas allumer leurs cigarettes uniquement parce qu’elles appartiennent à l’autre sexe. Toutefois, l’auteur ajoutait sensément en conclusion que si, un homme tenait quand même à le faire, cela pouvait rendre la vie plus agréable pour tous. « Si vous voulez tenir le manteau à quelqu’un, l’aider à s’asseoir, lui ouvrir une porte, que rien ne vous en empêche ? Ce sont là des actes de courtoisie envers les autres. L’intérêt du nouvel usage dans les entreprises est que ces bons procédés sont désormais affaire de chacun ; le savoir-vivre professionnel ne l’exige pas ! »

La campagne pour l’égalité des sexes pose la question de savoir s’il existe encore des dames et s’il devrait en exister. Selon certains féministes, le titre et la chose ne sont qu’un des liens conçus par les hommes pour enchaîner les femmes à un rang inférieur. L’homme qui traite une femme « comme une dame », disent-ils, perpétue la domination masculine. Quoi qu’il en soit, il serait dommage que l’on ne parvienne pas à trouver le moyen de conserver en partie l’aménité des rapports de politesse entre les sexes sans en garder la discrimination.

Les titres de madame et de monsieur se fondent dans une large mesure sur la notion de respect. Ils remontent à l’âge de l’aristocratie, où les personnes de noble extraction étaient réputées respectables même si leur conduite ne l’attestait guère. Par la suite, ces qualificatifs sont étendus aux gens ordinaires, aux fonctionnaires et aux personnes de marque. Enfin, on en vient à considérer chez les esprits éclairés que chacun a droit au respect jusqu’à preuve contraire de sa part.

Pour certains de nos contemporains, le fardeau de la preuve a changé de côté. Dans leurs efforts pour rejeter les valeurs traditionnelles, ils sont arrivés à la conclusion que rien ni personne n’est digne de respect s’il ne le mérite pas à leurs propres yeux. À l’ère du déboulonnage, les personnalités que l’on tenait jadis en plus haute estime sont maintenant les plus suspectes. L’ennui, c’est que si l’on ne respecte plus quelque chose ou quelqu’un, on risque de ne plus respecter rien ni personne.

Les conduites les plus révoltantes sont maintenant tolérées. Elles servent, dit-on, de soupape à l’expression de soi, faute de moyens plus ardus de s’exprimer. C’était autrefois l’apanage des fous et des artistes, à qui on permettait certaines licences en raison de leur situation spéciale et de leur incapacité de faire comme les autres. Comme le dit Anthony Burgess, « on pardonne maintes choses au poète qui seraient impardonnables chez un boueur ou un journaliste ». Aujourd’hui, cependant, la bizarrerie et même l’avilissement des manières sont devenus un art en soi, ainsi qu’en témoigne le culte du punk rock.

Se comporter comme envers une tante restée fille

Quels qu’en soient les mobiles, beaucoup des manifestations les plus outrées de la liberté individuelle demeurent blessantes pour une partie au moins de la population. Pour ce qui est de savoir ce qui est blessant ou renversant, le professeur Higgins nous donne une excellente règle : avoir les mêmes manières vis-à-vis de tout le monde. Ne rien dire et ne rien faire normalement que l’on éviterait de dire ou de faire en présence d’une vieille demoiselle ou d’un ecclésiastique. Il y a fort à parier qu’alors notre comportement plaira à tous.

Devant tant de forces adverses, la courtoisie se meurt-elle ? Il peut le sembler à ceux qui déplorent le déclin manifeste de l’aménité d’antan dans les rapports sociaux, mais il est bon d’imaginer que les premiers sentiments de ce genre ont probablement été exprimés par les grognements inarticulés des hommes des cavernes réunis autour d’un feu. Les manières évoluent avec les conditions sociales. Ainsi, les festins de l’aristocratie de jadis, où les ablutions étaient rares et où l’on mangeait à la même assiette, paraîtraient sans doute répugnantes au moins comme il faut des occidentaux de nos jours. Pourtant, un manuel de savoir-vivre du XVIe siècle qui conseille à ses lecteurs de ne pas « farfouiller partout quand on mange de la viande, des oeufs ou autres mets » montre que l’esprit de courtoisie a toujours existé au cours des siècles. Car « celui qui farfouille, en cherchant, dans le plat est désagréable et incommode ses voisins », dit cet ouvrage.

Veiller à ne pas être désagréable, veiller à ne pas incommoder les autres. Voilà un bon départ vers la vraie courtoisie, quelles que soient les formes actuelles de la politesse. Si l’on y ajoute qu’il convient de s’efforcer d’avoir toujours le souci des sentiments et du bien-être des autres, nous saurons pratiquer la courtoisie. Mais cela exige de la maîtrise de soi, de l’effacement et du renoncement, vertus qui semblent aujourd’hui démodées.

Mais le sont-elles vraiment ? Malgré la minorité tapageuse de ceux qui abusent de la liberté nouvelle pour être assommants, la société occidentale contemporaine se montre plus soucieuse que jamais à l’égard des gens en général. Et le souci des autres, c’est l’essence même de la courtoisie. Si la majorité bienveillante se montre moins disposée à tolérer le comportement anti-social, si le pouvoir séculaire de la réprobation publique est remis en jeu, il n’y a pas lieu de s’alarmer. La courtoisie subsistera… et si la courtoisie subsiste, les bonnes manières viendront par surcroît.