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La musique est le seul enivrement bon marché et impuni sur la terre, a dit un sage. Elle est bien plus encore. C’est un réconfort dans la vie, un bouclier contre le désespoir, un triomphe de l’esprit humain. Il est surtout question ici de la nature de la musique…

« À quoi sert la musique ? » demandait un jour un illustre magistrat. La question est d’importance, même s’il est permis de soupçonner l’honorable juge de ne l’avoir posée que parce qu’il n’avait pas d’oreille. La musique nous est utile sous tant de rapports que l’on a peine à imaginer la vie sans elle. Ce qui est curieux, c’est qu’on y pense si peu souvent en tant que force vitale dans les affaires humaines.

Il est clair que la musique répond à un besoin des profondeurs de l’âme. Ce phénomène se manifeste peu après la naissance. Il suffit d’une berceuse pour calmer le poupon qui pleure. Longtemps avant de comprendre le langage parlé, l’enfant est vivement influencé par la mélodie, le rythme et le ton de la voix.

La possibilité de créer de la musique paraît être un trait fondamental de l’espèce humaine. L’homme apparaît sur la terre avec les propriétés d’un instrument de musique autonome ; il est capable de chanter, de fredonner, de siffler, de danser et de battre des mains. Comme l’art de faire du feu et l’usage des armes et des outils, la faculté de produire de la musique compte parmi les activités qui à l’origine distinguent l’homme des animaux inférieurs. Elle contribue plus que tout le reste à en faire un être à part et prédominant.

Allumer des feux, construire des abris, chasser avec d’autres moyens que ses mains et ses dents étaient des conditions indispensables à la survie d’une créature à la peau mince et relativement faible. Mais inventer la musique, c’était s’élever des nécessités élémentaires de l’existence à une dimension inconnue des autres habitants de la terre, celle de l’esprit et de l’âme.

C’est surtout dans l’art que s’exprime l’esprit humain, et la musique fut très probablement la première forme d’art dans le monde. Il se peut aussi qu’elle ait été la première manifestation de la science. Toute science ne suppose-t-elle pas la curiosité, l’ingéniosité et le désir de mieux faire ou de mieux connaître les choses ? C’est grâce à ces qualités que les humains ont appris à faire de la musique par des procédés artificiels.

On croit généralement que le premier instrument de musique comme tel fut un roseau creux dans lequel quelqu’un eut l’idée de souffler. Mais l’homme ne se contenta pas d’en tirer un son agréable. Il voulut voir ce qui adviendrait en perçant des trous gradués dans ce roseau. Il en résulta un vocabulaire articulé de notes musicales.

Dès avant les temps historiques, les précurseurs de la flûte, du cor, du tambour, de la maraca, de la harpe et de la guitare sont déjà inventés (selon la légende, la première caisse de résonance d’une guitare fut une carapace de tortue). L’idée d’écrire la musique apparaît presque aussitôt que celle d’écrire le langage. On relève des signes musicaux grossiers sur des tablettes du Moyen-Orient datant du second millénaire av. J.-C.

Pourquoi tous ces efforts pour une chose non essentielle à la survie ? Sans doute parce que les hommes primitifs réalisent que la musique n’est pas si inutile qu’elle le semble. Même si elle échappe à leur sens du toucher, ils savent qu’elle offre d’intéressantes applications. Elle accomplit une chose d’une grande valeur à leurs yeux, qui est d’alléger le poids de la vie.

Elle a le pouvoir de changer l’humeur des gens, le plus souvent en mieux. Comme le savent depuis toujours les soldats, elle remonte le moral. Dans les difficiles circonstances des âges préhistoriques, il devait être merveilleux de disposer d’un moyen de se redonner courage lorsqu’on ployait sous les épreuves. La musique fait oublier les soucis et réjouit le coeur de l’homme bien avant que l’on songe à faire du vin.

Comme par miracle, un chant ou une mélopée rythmique semble accélérer le travail. Cela fait oublier ses muscles endoloris à celui qui creuse un trou ou moissonne un champ. Puis, quelqu’un remarqua qu’une certaine musique pouvait pousser à affronter la mort, au combat, avec un fougueux mélange de confiance, de bravoure et de férocité. Celui qui composa le premier chant patriotique (ou plutôt tribal en ce temps-là) forgea assurément une puissante arme politique : « Confiez-moi la composition des chants nationaux, a écrit le patriote écossais Andrew Fletcher, et peu m’importe qui fait les lois. »

La musique a contribué à perpétuer le folklore des peuples en facilitant la mémorisation des mots des poèmes et des ballades. Elle devait s’allier aisément au théâtre et à la comédie. La culture, telle que nous la connaissons, a progressé au pas cadencé.

La musique a joué dans l’union humaine un rôle qu’elle conserve encore aujourd’hui. Il fallaït certes être civilisé pour composer la première chanson d’amour. Elle a aussi servi, comme elle le fait toujours, à rendre hommage aux dieux. Ce n’est pas étonnant, car les hommes primitifs croyaient que la musique était un don des cieux.

Des hommes aussi instruits que les philosophes grecs des Ve et IVe siècles av. J.-C. ont également soutenu que la musique était d’origine divine. Ne l’ont-ils pas considérée comme l’une des disciplines auxquelles présidaient les muses, nom dont dérive d’ailleurs le mot musique. Mais cela ne les a pas empêchés d’en scruter la nature. Ils étaient nettement conscients du pouvoir qu’elle exerce sur la conduite des gens par son influence sur leurs sentiments.

À l’instar de Confucius, Platon regarde la musique comme un élément critique dans l’ordre universel des choses. Selon lui, le rythme et la mélodie devraient idéalement être en harmonie avec le mouvement des corps célestes, qui règlent le déroulement des affaires humaines.

Comme bien des critiques sociaux depuis, Platon eût volontiers interdit les genres de musique qu’il jugeait corrupteurs. À ses yeux, la musique excentrique constitue une menace pour l’État. « L’innovation musicale, nous avise-t-il, est pleine de danger pour le corps social, car lorsque les modes de musique changent, les lois de l’État changent toujours elles aussi. » Sur ce point, ce philosophe ancien ressemble peut-être à nos traditionalistes modernes qui fulminent contre l’abâtardissement de la musique rock ou disco, ou bien contre ses ancêtres le boogie-woogie et le jazz.

Le monde intellectuel s’est toujours divisé, semble-t-il, entre ceux qui surestiment l’effet social de la musique et ceux qui en rejettent totalement l’importance. Le philosophe grec Démocrite appartient à cette dernière école, car il affirme que la musique est un luxe inutile. Deux mille deux cents ans plus tard, il se trouvera des spécialistes des sciences sociales de cette opinion pour écrire de gros volumes sur la situation actuelle ou future du monde sans accorder la moindre attention à la puissante influence de la musique sur les sentiments et les actions de l’homme.

La musique offre au monde un langage unique

Si les hommes ont toujours associé la musique aux dieux, c’est en partie parce qu’ils l’envisageaient comme une forme de communication entre la terre et l’au-delà. La grande musique sacrée possède une « divinité » qui lui est propre. C’est ce que l’Abbé Angelo Grillo exprime fort bien, au début du XVIIe siècle, dans une lettre qu’il adresse à Claudio Monteverdi pour le remercier d’un exemplaire de son dernier recueil de madrigaux. « Je puis vous assurer, écrit-il, de l’éminente valeur de votre mélodieux cadeau ; il me paraît appartenir non pas tant à la terre sur laquelle je l’accepte qu’au ciel dans lequel je l’écoute. »

Cela se passait durant la Renaissance, époque où nombre des idées directrices étaient empruntées à la Grèce antique. Entre autres la théorie de Platon selon laquelle il importait de réglementer la musique de crainte qu’elle ne mène à la volupté et à l’immoralité. Les chefs religieux – et la musique sérieuse se joue en majeure partie dans les églises – se méfient des effets de la musique sur les moeurs établies. Ils lui assignent un rôle nettement secondaire par rapport aux paroles de la liturgie et apportent des restrictions à la liberté d’innover des compositeurs.

Mais en dehors des églises, la musique demeure florissante. Les ménestrels attirent les foules par leurs ballades. Aucune cérémonie profane ne saurait être complète sans musique, et il y a toujours des danses dans les réunions de ffete. Les représentations théâtrales sont souvent des « concerts musicaux », dont le clergé condamne l’impiété.

Pourtant la musique brise les liens qu’on tente de lui imposer. Les airs populaires s’infiltrent parmi les subtilités du chant grégorien. Pour suivre les progrès de plus en plus riches de l’orchestration, il faut bientôt ouvrir l’église à ces « instruments du diable » que sont la flûte de Pan, le violon et le cornet. Les restrictions de forme disparaissent graduellement.

Le progrès le plus remarquable de cet art pendant la Renaissance est celui de l’écriture musicale, appelée notation. Pour la première fois, un compositeur est en mesure d’envoyer une transcription de son oeuvre à quelqu’un qui peut la jouer plus ou moins fidèlement à son intention originale. Vers 1320, l’évêque français, compositeur et théoricien de la musique, Philippe de Vitry ajoute les signes de mesures au système des notes disposées sur des lignes parallèles imaginé 200 ans auparavant. D’après La Musique, Larousse, 1965, « à ce moment, les compositeurs se trouvent nantis d’une séméiographie capable de se plier à toutes les exigences et assez proche de notre conception moderne. »

La musique avait donné au monde un nouveau langage, unique en son genre, un langage pouvant être compris mutuellement par des personnes de langues différentes. On a répété à satiété que la musique est une langue internationale. C’est littéralement vrai dans le cas de la notation musicale.

Après la Renaissance, la musique connaît au XVIIIe siècle un âge de grand éclat. La musique de chambre et l’opéra conquièrent leur autonomie. Des compositeurs comme Jean-Sébastien Bach et George-Frédéric Haendel jettent les bases du style propre à la musique classique, telle que nous la connaissons. Les progrès réalisés dans la forme musicale s’accompagnent de l’essor de ce que nous appellerions aujourd’hui la « technologie matérielle ». Pendant que Bach et les autres composent leurs immortels chefs-d’oeuvre, Godefroy Silbermann fabrique ses magnifiques orgues. Stradivarius et les luthiers italiens portent la facture des instruments à cordes à un sommet jamais atteint par la suite.

La technique au service de la beauté

Il est intéressant pour un contemporain de considérer les priorités techniques de cette époque. La guerre se fait encore avec des épées, des mousquets et des canons qui n’ont guère changé depuis 300 ans. Le transport au long cours reste la chasse gardée des bêtes de somme et des navires à voiles. L’industrie repose avant tout sur le travail manuel. Et pourtant dans la poursuite du beau en musique, les progrès sont spectaculaires.

Par son admirable souplesse, la famille du violon a éclipsé tous les instruments à archet antérieurs. L’invention du piano, en 1710, marque une percée dans la recherche d’un instrument de concert fixe, réunissant force d’expression, résonance et étendue. De grandes orgues, comptant jusqu’à 5 claviers et 50 jeux de tuyaux, trônent dans les cathédrales. Elles sont, comme les satellites artificiels d’aujourd’hui, les merveilles de leur temps.

Le cercle des instruments d’orchestre modernes se complète au début du XIXe siècle, alors que l’apparition des soupapes permet de tirer toutes les possibilités des cuivres et des bois. Le piano devient bientôt l’appareil usuel de divertissement dans les foyers bourgeois d’Europe et d’Amérique, un peu comme le téléviseur à l’heure actuelle.

Pendant la seconde moitié du siècle, tout le monde semble faire ou écouter de la musique, chanter et danser ; la musique est la grande préoccupation du public. Sa vogue soulève une nouvelle vague de conjectures sur ce qu’elle signifie pour l’humanité.

Les philosophes allemands, qui explorent alors le tréfonds de la pensée humaine, y attachent une importance considérable. Hegel estime que la musique existe à l’état latent chez l’auditeur, d’où elle est extraite par les sons extérieurs. Schopenhauer enseigne qu’elle est le seul art qui agit directement sur les sentiments, sans l’intermédiaire de la pensée, et que par conséquent elle touche dans notre être quelque chose de plus subtil que l’intelligence.

L’intelligence à elle seule, toutefois, n’a jamais suffi pour faire un grand musicien ou un grand compositeur. Le génie de la musique consiste dans une large mesure à avoir ce que les spécialistes eux-mêmes appellent « le don ». L’un des nombreux mystères de l’art est que ses prodiges parviennent à maîtriser la déroutante complexité de la musique avant même que les autres enfants aient appris l’alphabet ; plus encore, à l’interpréter d’une main sûre.

Mais le talent seul ne suffit pas non plus. Jouer ou écrire de la bonne musique exige de l’abnégation, de la discipline et beaucoup d’effort. Des années après avoir acquis le titre de plus grand pianiste du monde, Paderewski se levait tôt tous les matins pour faire plusieurs heures d’exercices. Tchaïkovsky jugeait Brahms « peu doué ». Si c’est vrai, Brahms a su combler la prétendue faiblesse de son talent par son ardeur légendaire au travail.

En musique, le bonheur des uns fait le malheur des autres

Y a-t-il équipe plus laborieuse qu’un orchestre symphonique. Un bon orchestre en pleine action est presque un miracle de précision, de collaboration et d’unité de style. Ce résultat ne s’obtient que par un rigoureux régime d’exercices et de répétitions, qui portent la technique des musiciens à son maximum de finesse. On traite souvent les chefs d’orchestre de tyrans, mais ils savent qu’ils doivent s’acharner à exercer les exécutants pour rendre justice à l’oeuvre qu’ils interprètent.

Peut-être pensera-t-on que cette passion de la précision est très bien pour les intellectuels de la salle de concert, mais qu’elle n’est pas de mise chez les esprits libres de la musique populaire. Beaucoup d’artistes pop ou de jazz se font presque gloire de leur manque de connaissances et de discipline musicales, qui, croient-ils, détruiraient leur spontanéité. D’autre part, certains des artistes populaires les plus en vogue, y compris les Beatles, sont des musiciens singulièrement consciencieux. Ce n’est pas par simple coïncidence que celui qui a toujours été considéré comme le soliste de jazz le plus inventif, le clarinettiste Benny Goodman, s’est aussi distingué par les longues heures d’exercices et de répétitions qu’il s’est imposées de même qu’à son orchestre.

Pour ce qui est des différents genres de musique, c’est là un domaine où le bonheur des uns fait le malheur des autres. On a vu des fervents de la musique classique se sentir physiquement malades pour avoir écouté du rock. Le débat sur ce qui est musique et ce qui n’est que bruit couvera toujours tant qu’il y aura des gens pour ouvrir la radio ou faire tourner un disque, surtout s’ils sont de générations différentes et habitent la même maison. Les puristes de l’art feraient bien de se rappeler à ce propos les paroles du compositeur américain Aaron Copland : « La musique qui est complexe par essence n’est ni meilleure ni pire en soi que celle qui est simple par essence. »

Copland dit aussi de la musique qu’elle est un langage sans dictionnaire, dont les symboles sont interprétés par l’auditeur d’après un espéranto sans paroles des émotions. Ce qui nous ramène à la théorie de Hegel, selon qui la musique est dans celui qui écoute. Et alors il s’ensuit que divers genres de musique pourraient éveiller des émotions différentes chez différentes personnes suivant leurs conditions de vie du moment.

Les émotions que suscite la musique sont presque toujours bonnes : amour, joie, espoir, gaieté, mélancolie. Même si elle a servi à exciter l’homme à la guerre, elle s’adresse plus souvent aux doux sentiments que l’on connaît lorsqu’on est en paix avec soi-même et avec le monde.

Pourquoi la musique nous est-elle nécessaire ? Parce qu’elle contribue de tant de manières à révéler ce qu’il y a de meilleur dans l’homme et la femme. En dépit de ses idées aberrantes, Nietzsche avait raison de dire : « Sans la musique, la vie serait une erreur ».