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Il occupe la moitié du pays sur la carte et une place spéciale dans l’esprit des Canadiens. Accidenté et invincible, le Bouclier représente un obstacle à conquérir, une barrière profitable pour le peuple qui l’a sur son territoire…

Il est inconcevablement vieux, de plusieurs centaines de millions d’années antérieur aux montagnes, aux plaines, aux mers, aux premiers vestiges de vie sur la planète. Surgi des bouleversements cataclysmiques que connut la terre après la solidification de sa masse en fusion, le Bouclier canadien date d’au moins 2 milliards ½ d’années. Tour à tour plissé par les contractions de l’écorce terrestre, ballotté par les commotions souterraines, aplati et raclé par les périodes glaciaires, érodé par les intempéries de siècles innombrables, le Bouclier est demeuré intact à travers les âges. Géologiquement, il constitue la fondation inébranlable de notre pays. Il est aussi, peut-on dire, à la base de notre histoire et de notre culture.

Le Bouclier représente la plus grande étendue de roche précambrienne au monde, le précambrien étant la période antérieure à l’ère vieille de 600 millions d’années où l’on relève les premières traces de la vie sur terre grâce à la présence des fossiles dans les formations rocheuses. La roche précambrienne s’étend au-dessous de tous les continents, mais presque partout cette cuirasse est recouverte de strates de roche et de sol nouveaux ou de montagnes qui ont jailli de l’intérieur de la terre. En comparaison du Bouclier canadien, les grandes chaînes de montagnes du globe ne sont que des enfants nouveau-nés. Les Rocheuses, par exemple, ont émergé il y a quelque 150 millions d’années, l’Himalaya il y a 60 millions d’années. Les parties les moins anciennes du Bouclier datent de 700 millions d’années.

Ses hautes terres rugueuses étaient jadis des montagnes, et il subsiste encore des pics élevés de roche précambrienne dans le Labrador, le Nouveau-Québec et la terre de Baffin. Mais le plus souvent, quatre périodes glacières, d’une centaine de milliers d’années chacune, ont pulvérisé les anciennes montagnes jusqu’à leur base impérissable. Au Canada, ce socle de roches constitutif occupe presque la moitié de la masse terrestre nationale, soit 4,7 millions de kilomètres carrés ou 1,8 million de milles carrés, surface plus grande encore que le sous-continent indien tout entier. Le Bouclier déborde aussi sur certains secteurs des États de New York, du Michigan, du Minnesota et du Wisconsin.

Son immensité, au Canada seulement, est difficile à imaginer. Il s’allonge verticalement, sur la moitié d’un hémisphère, depuis la frontière des États-Unis jusqu’au-dessus de la calotte glaciaire du pôle. De l’est à l’ouest, il s’étend, en un vaste arc de cercle, de l’océan Atlantique, sur la côte du Labrador, à l’océan Arctique, dans les régions occidentales des Territoires du Nord-Ouest. Il recouvre tout le Labrador, 95 p. 100 du Québec, 70 p. 100 de l’Ontario, 60 p. 100 du Manitoba, 50 p. 100 des Territoires du Nord-Ouest, 35 p. 100 de la Saskatchewan et une faible partie du nord de l’Alberta.

Il se compose en presque totalité de zones incultes, où ne vivent que des animaux sauvages, d’épaisses forêts boréales, de taïga aux arbres clairsemés, de toundra. Dix pour cent seulement des Canadiens habitent le Bouclier. Le reste d’entre eux s’entassent le long de la frontière sud et les côtes, ou s’éparpillent sur la Prairie. Pour la plupart des Canadiens, le Bouclier est un lieu à éviter, sauf pour de brèves vacances d’été. C’est une région étrange et plutôt terrifiante, hantée par les fantastiques lueurs des aurores boréales, le cri nostalgique du huard, le lugubre hurlement nocturne des loups. C’est une contrée solitaire et qui, de l’avis général, peut très bien rester ainsi.

Il existe, bien sûr, des raisons plus pratiques de fuir le Bouclier, raisons qui remontent jusqu’à la plus lointaine période glaciaire. Il a pendant des milliers d’années subi la pression de deux immenses nappes de glace de plusieurs mètres d’épaisseur. Lorsque la température se réchauffa, la glace se retira vers le nord en un mouvement graduel d’une durée de 6000 ans qui s’est terminé au Canada continental il y a 7000 ans. Le lent glissement de cet énorme poids de glace dépouilla entièrement le Bouclier de sa jeune roche et de sa couche arable, ne laissant subsister que quelques zones restreintes, uniquement propres à la croissance des arbres et des plantes sauvages.

Au cours des temps, les populations ne sont généralement établies là où il leur était possible de pratiquer la culture et l’élevage, de sorte que le Bouclier n’a attiré à peu près personne, sauf les tribus nomades. Le premier Européen connu qui y ait jeté les yeux, le Norvégien Biarni Heriulfson que le vent poussa sur la côte est du Labrador en 986, le qualifia de « contrée sans valeur » et reprit la mer. Longeant la côte sud de la même région, en 1534, Jacques Cartier n’est guère impressionné lui non plus par ses possibilités de peuplement humain. « Je n’y ai pas trouvé une voiturée de terre, écrit-il, bien que j’y aie débarqué en plusieurs endroits… Bref, j’estime que c’est la terre que Dieu donna à Caïn. »

Une barrière qui devient un pont

Les immigrants postérieurs verront ce que Cartier voulait dire. Dans le sillage des nappes de glace qui refluaient devait surgir une masse enchevêtrée de collines d’une inégalité extrême, serrées les unes contre les autres, parsemées de dangereux marécages, de rivières et de ruisseaux tortueux, et d’un dédale infini de lacs. Pour accentuer encore sa topographie rébarbative, le Bouclier est balayé par l’air du pôle, ce qui entraîne des hivers affreusement froids et tempétueux et des saisons de culture sans gel d’au plus quatre mois. Pendant les mois de chaleur, ses marécages et ses ruisseaux offrent un lieu de reproduction idéal pour les mouches noires et les moustiques.

Au début de la colonie, seuls les blancs les plus intrépides et les plus courageux osent s’aventurer sur le Bouclier : coureurs de bois, missionnaires, explorateurs, voyageurs et trafiquants de fourrures. Mais cette « contrée sans valeur » recèle des trésors pour ceux qui ont le cran et la ténacité de les rechercher, le principal étant les pelleteries capturées par les Indiens que l’on peut vendre à gros prix outre-mer. Pour transporter les fourrures et les marchandises, trafiquants et voyageurs font usage du réseau de cours d’eau et de lacs (y compris les Grands Lacs) sculpté dans les terres par les glaces. Au moment où le trafic atteint son apogée, au début du XIXe siècle, les marchands-explorateurs de la Compagnie du Nord-Ouest établie à Montréal ont ouvert à travers le Bouclier des routes de canoë jusqu’aux océans Pacifique et Arctique. En tirant parti de la nature, ils ont transformé en pont la barrière qu’était le Bouclier.

Les concessionnaires de coupes, qui exploitent la seconde richesse du Bouclier, utilisent aussi la nature à leur avantage. Le bois équarri de la forêt boréale est acheminé par flottage sur les affluents nord du Saint-Laurent jusqu’à Québec, d’où il est expédié sur les marchés étrangers.

C’est dans les années 1880 que commence le véritable développement des richesses minières de la roche précambrienne. À partir de ce moment, d’opiniâtres prospecteurs se mettent à sillonner le Bouclier, découvrant successivement des filons de métaux communs, d’or, d’argent, de fer, d’uranium, etc. De la brousse sortent alors une série de petites villes minières, échelonnées entre le Labrador et les Territoires du Nord-Ouest, qui confèrent une dimension humaine au pont précambrien reliant l’est et l’ouest du Canada. Le Bouclier représente aujourd’hui 40 p. 100 de la production minière du Canada, bien que l’on n’y trouve – à cause de l’absence de fossiles – ni charbon, ni pétrole, ni gaz.

Le Bouclier renferme toutefois dans ses eaux illimitées d’abondantes réserves d’énergie. Si la force hydro-électrique de ses rivières mugissantes et de ses lacs profonds a pu être acheminée vers le sud, c’est grâce en grande partie à l’habileté de nos ingénieurs, qui surent triompher de l’obstacle des glaces et de la transmission à grande distance. L’électricité du Bouclier et ses minerais ont stimulé la croissance des industries manufacturières au Canada central. L’activité financière canadienne s’est articulée elle aussi autour du Bouclier en apportant les capitaux nécessaires à la mise en valeur des ressources naturelles.

L’histoire politique du Canada est étroitement liée à son histoire économique, et la masse du Bouclier s’est toujours profilée sur le régime économique canadien. Le destin politique du Canada commence à se dessiner lorsque les trafiquants de pelleteries tracent les premières routes fluviales vers l’Ouest. « La Compagnie du Nord-Ouest est le précurseur de la confédération actuelle », écrit en 1930 l’historien économique Harold Adams Innis. « Le Canada en tant qu’entité politique est né avec des frontières déterminées en grande partie par le commerce des pelleteries. »

Un puissant stimulant pour la croissance de la nation

À l’encontre de l’opinion populaire actuelle et du temps, Innis affirme que la nation canadienne « s’est créée non pas en dépit, mais en raison de la géographie ». Il soutient que le Canada n’est pas, comme on le suppose généralement, un État artificiel construit nonobstant les voies de communication naturelles en Amérique du Nord, qui sont censées s’orienter du nord au sud vers les États-Unis, mais qu’au contraire il s’est constitué un patrimoine politique distinctif parce que les dimensions, la forme, le climat et le bassin du Bouclier ont canalisé les grandes voies de communication vers l’arrière-pays septentrional.

Ainsi que le souligne l’historien W. L. Morton, les régions agricoles et industrielles respectives des États-Unis et du Canada sont des plus différentes. Au sud s’étendent des collines onduleuses et de vastes et verdoyants pâturages, une des régions les plus fertiles du monde. Par contraste, la zone productive du Canada est « l’une des contrées sauvages les plus anciennes du monde et l’une des barrières naturelles les plus sinistres pour l’homme et son action. »

La volonté d’affronter cet obstacle a joué un rôle capital dans l’évolution de la nation canadienne. La décision de la plus grande portée, prise dans les premières années de la confédération, est sans doute celle de construire le chemin de fer Pacifique Canadien à travers le haut du lac Supérieur de préférence à l’option beaucoup plus facile de le relier aux lignes américaines courant de l’est à l’ouest, au sud des Grands Lacs. Le choix de la route du lac Supérieur signifie que la nation en herbe ne sera pas tributaire des États-Unis pour son commerce transcontinental ; elle refuse d’être contrainte à céder aux exigences politiques américaines sous la menace de voir couper sa voie vitale de communication est-ouest. En abordant de front la barrière du Bouclier, le gouvernement de sir John Macdonald contribue largement à assurer l’indépendance future du Canada à l’égard des États-Unis.

Personne ne savait à l’époque quel projet incroyable on avait formé. Plongeant jusqu’à la lisière de la rive nord du lac Supérieur s’étend un mur de granit de 1,000 milles de long qu’il faut systématiquement faire sauter avec de la dynamite fabriquée sur place. Les étroits intervalles qui séparent les collines sont coupés de larges et tumultueuses rivières à pourvoir de ponts ainsi que de fondrières spongieuses où il est quasi impossible de prendre pied. Une parcelle de cette bourbe engloutira jusqu’à sept fois le terre-plein de la voie et trois locomotives avant qu’on réussisse à la franchir.

Les Canadiens se reconnaissent dans le miroir du vaste Nord

Malgré les progrès de la technologie, les vicissitudes du Bouclier n’ont guère changé avec le temps. Le Bouclier reste « un lieu où l’on se perd, où l’on se morfond, où les moustiques rendent fou en été, où l’on peut mourir de froid en hiver », comme le dit Barbara Moon dans son Bouclier canadien. Et pourtant il est des endroits pires au monde. Le Bouclier ne cache aucun volcan, et il est trop solide pour que s’y produisent des tremblements de terre importants. On n’y trouve pas de serpents venimeux ni d’animaux mangeurs d’hommes, et il est exempt des maladies dues au milieu qui empoisonnent les pays tropicaux.

Les estivants considèrent ses parties accessibles comme des sites magnifiques et paisibles, que les dangers environnants ne font que rendre plus attrayants. Le citadin canadien, sensible au charme des forêts du nord, se prend parfois en hiver à rêver de truites mouchetées, de myrtilles, de bouleaux, de geais et d’orignaux broutant dans un étang calme.

Chez un peuple qui souffre (ou croit souffrir) d’un manque d’identité distinctive, la vie sur le territoire du Bouclier évoque les choses qui sont typiquement canadiennes : chemises à carreaux, bottes sauvages, tuques, parkas, sacs à dos, raquettes, avions de brousse. Les images humaines qui s’y associent forment la trame des traditions canadiennes : le trappeur indien, le voyageur, le bûcheron, le prospecteur, le pilote de brousse.

Selon Morton, l’identité de base des Canadiens a été façonnée par la vie au sein d’une économie de brousse septentrionale, où la population fait continuellement la navette entre les régions sauvages et les régions habitées. « C’est, dit-il, cette alternance de pénétration dans la brousse et de retour à la civilisation qui forme le rythme de base de la vie canadienne et les éléments fondamentaux de la personnalité du francophone comme de l’anglophone… »

« La beauté de la force entrecoupée par la force et toujours puissante »

L’imposante présence du Bouclier a laissé son empreinte sur la culture de nos deux groupes linguistiques. Un roman canadien des plus célèbres, Maria Chapdelaine, raconte la vie d’une famille qui cherche à arracher sa subsistance au pays solitaire et glacé du lac Saint-Jean. Le Bouclier est aussi au premier plan dans la vision de son pays qu’a le romancier Hugh MacLennan. « Cette terre exceptionnelle, cette immensité informe de bois, de roc et d’eau… cette étendue dépeuplée, de silence primitif, de vents, d’érosions, de couleurs chatoyantes. »

Et MacLennan n’est pas le seul à le considérer d’un oeil aussi sinistre. Le poète E. J. Pratt compare le Bouclier à un reptile endormi, « trop vieux pour mourir, trop vieux pour vivre… comme jaloux de toutes formes de vie ». Son confrère, le poète James Reaney parle de « l’impression que laisse le paysage du nord ontarien à qui voyage par train, l’impression d’une présence sombre et hostile. » Mais le Bouclier a sa grandeur, une grandeur austère : « La beauté de la force entrecoupée par la force et toujours puissante », comme l’écrit un autre poète, A. J. M. Smith.

Le caractère d’un peuple forgé sur une enclume de roc

« Je ne connais pas de site plus impressionnant pour le paysagiste » dit le peintre A. Y. Jackson de la rive nord du lac Supérieur. « Un ordre sublime y préside : les longues courbes des plages, les vastes chaînes de collines, les caps qui s’avancent dans le lac. »

Le Bouclier fait indubitablement partie de l’acquis universel des Canadiens, même de ceux qui n’y ont jamais mis les pieds. « Le pays a modelé le peuple et non vice versa », écrit LeBourdais dans Le Siècle du Canada. Par sa dureté et son immalléabilité, le Bouclier a été l’enclume sur laquelle s’est forgée la personnalité canadienne. Si la société canadienne est stable, c’est en partie parce que les Canadiens dépensent beaucoup de leur énergie à lutter contre les éléments plutôt qu’à lutter les uns contre les autres. Si les Canadiens sont un peuple sensé, c’est en partie à cause des dures leçons que leur territoire et leur climat réservent à l’insensé, au négligent et à l’imprévoyant. Si les Canadiens sont résistants et débrouillards, c’est en partie parce que le Bouclier a exigé d’eux de pareilles qualités. Il est heureux pour un pays d’avoir un défi à relever. Le Bouclier est un défi des plus féconds, et les Canadiens ont de la chance que la nature l’ait placé sur leur route.