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Dans l’exercice de notre métier, le travail d’équipe semble souvent une chose dont tout le monde parle, mais pour laquelle personne ne remue le petit doigt. Pourtant, ce travail est possible et existe en fait. Nous tentons ici de démêler l’imagination et la réalité. Dans les entreprises, les équipes se forment ; elles ne sont pas spontanées…

À l’origine, le mot « équipe » est un terme de batellerie, c’est-à-dire de navigation fluviale. Le verbe « équiper » dont il dérive vient de l’ancien français « eschiper » ou « esquiper », issu du germanique skip « bateau », qui a donné ship en anglais.

Équipe désigne d’abord, entre autres, une suite de bateaux attachés les uns aux autres et traînés sur un cours d’eau ou un canal par des chevaux ou par des hommes. Ceux qui ont vu Les bateliers de la Volga se rappelleront, malgré les enjolivures du cinéma, ce que pouvait avoir de pénible la forme primitive de « travail d’équipe » qu’était le halage des bateaux au moyen de cordages tirés du rivage. Les haleurs ressemblaient davantage à un attelage obéissant au claquement du fouet qu’à un groupe de collaborateurs oeuvrant avec enthousiasme sous la direction d’un animateur.

Mais les temps changent, et, au XIXe siècle, le mot équipe revêt son sens moderne. Il se dépouille de son acception marinière d’équipage et assume sa signification propre de groupe de personnes travaillant à une même tâche ou, dans certains sports, luttant dans un même camp pour une victoire commune.

Maintes et maintes études ont démontré qu’une entreprise obtient les meilleurs résultats lorsque les employés travaillent ensemble avec le sentiment de leur responsabilité les uns envers les autres de même qu’envers l’établissement. Leurs auteurs ont aussi découvert que l’« unité de but » est le principal trait distinctif des groupes de gestion hors ligne.

En d’autres termes, pour accomplir sa tâche de façon vraiment exceptionnelle, une unité de travail doit avoir les mêmes caractéristiques qu’une équipe de compétition sportive. Or l’équipe de compétition réunit les qualités suivantes :

– Elle est organique. Les joueurs en forment les parties composantes, mais ceux-ci constituent par leur union un tout cohérent qui est plus grand que la somme de ses parties.

– Elle est solidaire. Chaque joueur soutient les autres. Si l’équipe est gagnante, tous gagnent ; si elle est perdante, tous perdent.

– Elle est stimulatrice. L’action et l’attitude de chaque joueur incitent ses coéquipiers à accroître leurs efforts et leurs exploits, exploits que les équipiers croyaient peut-être au-delà de leurs possibilités individuelles.

– Elle est agréable. Il est emballant de faire partie d’une équipe. Rien de grisant comme l’esprit de camaraderie, le sens d’appartenance, le simple plaisir d’être dans un groupe.

Par-dessus tout, peut-être, l’équipe est policée. Même s’ils ont leurs conflits de personnalités et leurs divergences d’opinions, les joueurs ont appris à se solidariser et à partager. Ils noient leurs aspirations individuelles dans le grand objectif général. Et pourtant en atteignant ce but commun, ils ont l’impression de satisfaire aussi leurs désirs personnels.

Parlant du jeu qu’il pratiqua pendant des années dans l’équipe des New York Knicks, Bill Bradley disait un jour : « Le basket peut servir d’image pour désigner la coopération parfaite. C’est un sport où le succès que symbolise le championnat exige que les impératifs de l’équipe l’emportent sur les impulsions égoïstes et personnelles.»

Bradley était une étoile, mais il savait qu’il n’aurait pu briller avec autant d’éclat sans l’appui de joueurs de moindre habileté. Les sports d’équipe ne réclament pas l’égalité d’adresse, de force ou de réussite, mais ils réclament l’égalité d’effort. Chaque joueur a le devoir de jouer jusqu’à la limite de ses possibilités.

Il n’est pas inexcusable pour un équipier de ne pas être en forme ou de faire des erreurs ; ce qui l’est assurément, c’est de manquer de loyauté envers l’équipe en ne faisant pas assez d’efforts. Ses collègues peuvent à bon droit exclure un flanchard invétéré, car en ne faisant pas ce qu’il était permis d’en attendre, il a lésé tout le monde.

Le travail en groupe n’est pas toujours apprécié

L’équipe exige un certain conformisme. Un joueur doit être fidèle à son poste et suivre le plan du match et les règles du jeu. Chaque équipier est censé faire preuve d’initiative dans les limites préétablies, mais quand un joueur joue avec brio et marque, c’est au nom de l’équipe en tant que tout. Chacun de ses membres peut être fier du succès de ce joueur.

Une équipe est comparable sous bien des rapports à une famille bien ordonnée. C’est par les concessions et l’assistance mutuelle du milieu familial que nous apprenons en général comment nous comporter au sein d’une équipe. Dans les pays occidentaux, on s’initie plutôt jeune au jeu d’équipe, soit dans les ligues enfantines organisées, soit dans le quartier. Et cette initiation se poursuit à l’école, au collège et dans les clubs sportifs.

On pourrait se hâter d’en conclure que le travail d’équipe est chose normale dans les entreprises. Il s’agirait simplement, semble-t-il, d’une adaptation à un milieu différent d’un mode de comportement que nous connaissons depuis toujours. Pourtant, la route en est semée d’obstacles intrinsèques. Car, si le travail d’équipe dans les sports et les affaires offre de nombreux points communs, il présente des différences capitales, ce qui en rend l’idéal plus difficile à réaliser qu’il ne paraît dans les entreprises.

L’une de ces différences concerne l’identité. Avec leur uniforme, leurs partisans, l’émulation de leur ligue et un championnat en jeu, les joueurs s’identifient spontanément avec leur équipe parce qu’ils savent ce qu’ils représentent et où ils en sont. Les choses sont rarement aussi bien définies pour une équipe de travail. Ses antagonistes sont invisibles et ses objectifs définitifs souvent vagues. Ses membres ne savent pas toujours jusqu’à quel point ils s’acquittent bien ou mal de leur tâche, vu qu’il est difficile de mesurer exactement comment une équipe de travail dans une entreprise se compare avec son homologue dans une autre.

Par surcroît de complication, les chefs et les cadres font parfois partie de deux ou plusieurs équipes : d’équipes de leurs pairs affectées à l’organisation, à l’administration ou à la mise au point, ainsi que d’une équipe de subordonnés. Les intérêts de ces groupes se heurtent si, par exemple, l’un veut faire des économies et l’autre des dépenses pour améliorer les conditions de travail. Il se peut aussi que les travailleurs syndiqués soient coincés entre des forces contradictoires lorsque syndicats et patrons se considèrent comme des adversaires.

Au problème d’identité s’ajoute le manque d’appréciation. Dans les sports, les joueurs ont leurs admirateurs pour les applaudir, mais les membres d’une équipe de travail n’ont pas souvent la chance de connaître la gloire, stimulant si puissant dans les sports de compétition. Sauf si l’entreprise se fait une règle d’attribuer aux employés le mérite qui leur revient, la majorité d’entre eux oeuvreront dans l’obscurité. Et si le mérite est reconnu, il échoit trop souvent à une seule personne (surtout le patron) plutôt qu’au groupe tout entier.

Le mode traditionnel d’évolution des carrières n’encourage guère le travail d’équipe. En privilégiant l’avancement personnel, il s’apparente plus à la formation à la pratique des sports individuels, comme la boxe et le tennis, qu’à celle qui prépare au jeu dans une équipe. Les employés apprennent à utiliser leurs instincts compétitifs pour dominer leurs rivaux, même parmi leurs collègues. Comme le note Douglas McGregor, « la plupart des équipes dites de gestion ne sont pas des équipes du tout, mais un assemblage de relations individuelles avec le patron, où chacun rivalise avec tous les autres pour accroître son pouvoir, son prestige, sa considération et son autonomie. Combien de cadres qui aiment parler de leur « équipe » de collaborateurs seraient épouvantés de découvrir combien est faible parmi eux l’esprit de collaboration et combien forts y sont la suspicion et l’antagonisme.

La coordination sans la coopération limite l’efficacité de l’équipe

L’hypothèse que l’on travaille de concert au sein d’une équipe alors que l’on fait exactement le contraire est assez fréquente. Elle se rencontre même chez les plus fautifs dans ce domaine.

Les annales de la gestion sont remplies d’exemples de travail d’équipe dont l’existence a été tenue pour acquise. C’est assez compréhensible, vu qu’il est tellement facile de prendre l’apparence du travail d’équipe pour la réalité. Il est des groupes qui marchent comme sur des roulettes et qui pourtant ne sont rien moins qu’une équipe. « On peut assez facilement diriger des gens de manière que le travail se déroule avec coordination, comme dans un camp de concentration, par exemple », écrit un professeur de gestion new-yorkais. « Mais il y a loin de là à les conduire de façon à les inciter à collaborer de bon coeur les uns avec les autres, à s’aider spontanément au besoin et à s’enorgueillir de leur équipe et de sa valeur. »

L’absence de coopération, même s’il y a coordination, limite l’envergure d’une équipe. Dans les entreprises, cela tient au désir des dirigeants de régler tous les aspects de l’exécution des tâches. Les personnes que l’on commande sans les consulter ne sont guère portées à offrir volontairement leurs efforts et leurs idées. Et il y a peu de chances pour qu’elles assument plus de responsabilités que le minimum prévu, car, en prenant toutes les décisions, c’est le patron qui assume lui-même toute la responsabilité.

À une époque où les travailleurs sont plus individualistes et mieux instruits que jamais, c’est défavoriser la productivité que de ne pas leur accorder un degré raisonnable d’indépendance. Dans une situation où le patron insiste pour faire un solo, la contribution que peuvent apporter ses subordonnés est vouée au gaspillage. On peut penser que l’indépendance nuira au travail d’équipe, mais un psychologue-conseil estime qu’elle « en constitue un élément important ». La liberté d’action dans les sports d’équipe – le hockeyeur lors d’une échappée, le rugbyman rapportant un « botté » dans le camp adverse et faisant un « touché » – voilà le sel du jeu.

Face à l’utilité de laisser la bride sur le cou à leurs collaborateurs, certains cadres objecteront peut-être que c’est là renoncer à leur autorité. Pas nécessairement. Le chef d’une équipe de travail est un peu dans la même position qu’un entraîneur sportif, et les entraîneurs disposent d’un pouvoir disciplinaire appréciable. Ils peuvent réprimander les joueurs, les mettre sur la touche, les suspendre, leur infliger des amendes, les rétrograder, les exclure ou les congédier. Mais le bon entraîneur ne recourt à ces sanctions qu’en dernier ressort.

Dans son livre sur la formation d’une équipe, William Dyer met en scène un personnage fictif du nom de Jim Thomas. Directeur d’une usine industrielle, celui-ci est fervent partisan d’une équipe de rugby. Ce qui le frappe et le chagrine, c’est que cette équipe manque lamentablement, à certains moments, de jeu d’ensemble. « Ah ! s’il pouvait parler à l’entraîneur, il lui dirait exactement ce qui cloche. »

Mais si Jim perçoit très bien les faiblesses de son équipe préférée, il ne lui vient jamais à l’idée d’établir un parallèle entre son métier de directeur et celui d’entraîneur. Il sait discerner l’absence de jeu d’équipe sur le terrain de rugby, mais ne voit aucun symptôme comparable dans son entreprise.

Professeur à Brigham Young University, Dyer est un champion de l’organisation des équipes, méthode qui s’applique à former un groupe tout entier, et non seulement son chef, aux techniques de direction. L’organisation d’une équipe demande la participation des employés à l’élaboration des décisions, des modalités de travail, à la fixation d’objectifs et au contrôle de la qualité. Elle met l’accent sur la spécialisation des tâches en vue de tirer le meilleur parti possible des talents et des particularités des membres de l’équipe.

Le travail en climat d’équipe ira croissant

La formation des équipes tient compte d’un phénomène de plus en plus répandu dans le domaine de l’organisation. Il s’agit de ce qu’Alvin Toffler appelle l’« ad-hocratie » dans Le Choc du futur. L’auteur observe qu’une proportion toujours croissante de travail est accomplie par des groupes d’étude et autres comités ad hoc prélevés sur les effectifs courants de l’entreprise. Un certain nombre d’entreprises tendent depuis quelque temps à donner un caractère de permanence à l’ad-hocratie en adoptant la gestion dite « matricielle ». Cette méthode consiste à détacher des chefs de groupe des services fonctionnels et à leur confier la direction d’équipes spéciales.

La gestion matricielle a pour but de favoriser l’innovation et la création de produits nouveaux et améliorés. Sa diffusion amènera vraisemblablement un nombre grandissant d’employés à travailler dans un climat d’équipe. Selon le spécialiste en organisation Harold J. Leavitt, l’unité de travail type est en train de devenir le petit groupe : quelques personnes travaillant ensemble à un problème important. « De nos jours, ajoute-t-il, le travail tend beaucoup plus à produire avec d’autres que pour d’autres, plus vers la collaboration que vers la rivalité. »

Voilà pourquoi le simple bon sens commande d’apprendre aux gens à travailler ensemble et de former des cadres qui aiment mieux animer une équipe que devenir des vedettes. L’objectif de cette théorie nouvelle est d’arriver à créer des équipes de travail, le plus souvent avec le concours de spécialistes-conseils extérieurs. On peut aussi former des équipes de façon plus informelle grâce à une gestion intelligente et en cultivant chez les employés le sens de la participation et de la valeur personnelle.

Depuis quelques années, les hommes d’affaires occidentaux regardent d’un oeil d’envie vers le Japon, dont la haute productivité et le don de l’innovation ont fait un si puissant pays commerçant. Les travailleurs japonais sont si imbus d’esprit d’équipe collectif qu’ils commencent leurs postes en entonnant le chant de l’entreprise. La famille et d’autres groupements jouant un rôle central dans la culture japonaise, leurs membres semblent plus disposés au travail en équipe que les occidentaux plus individualistes. S’ils donnent parfois l’impression d’être enrégimentés, les travailleurs japonais témoignent d’une plus grande réflexion créatrice au travail que leurs homologues occidentaux. Une étude révèle, en effet, que les employés des grandes firmes japonaises présentent une moyenne de 22 suggestions chacun par année.

Gestion à la japonaise : travail d’équipe du bas en haut

La gestion de style japonais insiste sur la consultation à tous les niveaux en ce qui concerne la politique de l’entreprise. Beaucoup d’entreprises japonaises répartissent dans les usines et les bureaux de petites « équipes administratives », qui sont responsables de leur rendement, du contrôle de la qualité, de leurs objectifs, etc.

À l’occasion de la récente ouverture d’une usine de camions par la Nissan Motor Manufacturing Co. (États-Unis), le président, Marvin Runyon, affirmait que c’est principalement aux méthodes de gestion japonaises qu’il faut attribuer les exploits industriels de ce pays. « Peut-être certaines de ces méthodes, dit Runyon, ne peuvent-elles pas être appliquées avec succès dans l’entreprise américaine, mais mes collaborateurs et moi sommes résolus à faire appel au principe japonais qui en est à la base : le travail d’équipe et l’interaction du bas jusqu’en haut ».

« Du bas en haut », voilà une formule assez lumineuse. Le travail d’équipe ne dépassera pas les discours d’encouragement tant qu’un employé de la base ou de la hiérarchie aura l’impression d’être un simple rouage dans une machine inhumaine. Il faut que l’esprit et la pratique du travail d’équipe soient manifestes dans l’entreprise tout entière si les sottes barrières qui y font obstacle doivent disparaître.