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Qu’il nous plaise ou non, le changement est toujours parmi nous ; mais il est de plus en plus évident qu’il ne plaît guère. Pour parer au changement, il est bon d’en avoir une vision perspective. Nous pouvons alors, soit nous en irriter et y résister, soit nous y préparer et en tirer parti…

Des changements, toujours des changements ! Cela finira-t-il jamais ? N’y aurait-il rien de stable, rien de sûr, en ce bas monde ?

À tous ceux qui posent en geignant de telles questions, il faut répondre non : le changement est la seule chose qui soit permanente. C’est le principe qu’a énoncé un pénétrant observateur de l’univers après des années d’étude et de réflexion. Il s’agit d’Héraclite d’Éphèse, philosophe qui vécut au VIe siècle avant J.-C.

On a tendance de nos jours à considérer le changement continuel comme un phénomène propre à la société occidentale contemporaine. Or, en réalité, toute l’histoire de l’humanité n’est qu’une longue suite de changements, dont le flot incessant déferle sur le monde et atteint parfois la cote de l’inondation.

De même, les gens d’aujourd’hui semblent croire que les problèmes que soulève autour d’eux le changement se posent uniquement à notre époque, alors qu’ils sont le plus souvent universels et de tous les temps.

S’agissant de changement, la différence entre nous et nos ancêtres, c’est que nous le connaissons mieux et que, par conséquent, nous y sommes plus sensibles. En 1805, il fallait six semaines pour que la nouvelle de la victoire de Nelson à Trafalgar parvienne à Montréal par voilier. Aujourd’hui, le message-éclair d’une simple escarmouche quelque part au Moyen-Orient fait le tour du monde en quelques secondes.

Les mass-media rivalisent entre eux pour être les premiers à nous dire ce qui se passe et nous informer – parfois inexactement et prématurément – de chaque nouveau progrès des sciences et de la technique. Les nouvelles sont un bilan des changements qui s’opèrent dans le monde, ce qui explique peut-être pourquoi les événements dont nous entendons parler sont rarement des changements en mieux. C’est une maxime reçue dans le journalisme qu’une bonne nouvelle n’est pas une nouvelle. Les événements heureux, c’est-à-dire ceux qui se déroulent comme prévu, sans surprises ni accidents, sont sans intérêt.

Quoi qu’il en soit, les changements qui représentent une amélioration sont vite considérés comme allant de soi. Si les progrès de la médecine ont fait disparaître des maladies autrefois mortelles, si le salarié moyen a maintenant des vacances que seuls les riches pouvaient s’offrir il y a des années, ces choses paraissent aujourd’hui tout à fait normales. Les changements profitables s’acceptent facilement, si facilement même qu’ils passent presque inaperçus. Par contre, il nous est difficile d’accepter les changements qui nous causent le moindre inconvénient.

Les grands changements mondiaux qui surviennent sur la scène politique ou économique internationale nous gênent moins que les petits changements insignifiants de notre milieu immédiat. Nous supportons sans broncher un changement de gouvernement ou une crise du marché monétaire international, mais la modification d’un horaire d’autobus ou la mise en vigueur d’une nouvelle méthode de travail nous bouleversent à n’en plus finir.

Il nous arrive aussi de grossir les changements de notre vie quotidienne au point d’y percevoir une image déformée des changements de grande envergure qui échappent à notre influence. Aussi verrons-nous, par exemple, dans un règlement nous obligeant à tenir nos chiens en laisse le déclin de la démocratie occidentale. Une hausse de l’impôt foncier nous portera à croire à l’effondrement de l’ordre économique mondial. L’impression que tout croule naît d’abord en nous.

Cette crainte que le changement nous précipite tête baissée vers la ruine est assez fréquente aujourd’hui. Certains spécialistes l’attribuent à une surabondance de changement. Selon eux, en voulant affronter tous les changements, petits et grands, qui pèsent sur leur vie, les gens ont craqué sous le fardeau.

La peur du changement porte à condamner le progrès

D’autre part, ajoutent les spécialistes, les contraintes du changement ont leurs répercussions sur la santé physique d’un certain nombre de personnes. Le Dr Hans Selye, qui a démontré que le stress conduit à la maladie, affirme que ce phénomène est « essentiellement le taux global de l’usure causée par la vie ». Il saute aux yeux que le changement a un effet d’usure sur le psychisme humain. Aussi est-il permis de croire qu’il est capable de rendre littéralement malade.

Tout indique que les gens en ont assez du sempiternel changement ; ils sont las de l’incertitude qu’engendre notre époque de mutation. Plus rien n’est stable : emploi, mariage, religion, principes moraux et tout, parce que tout change. Et cette incertitude que répand partout le changement fait planer l’appréhension sur le monde actuel.

Malheureusement, cette réaction de crainte devant la mouvance de notre siècle paraît s’être traduite en une condamnation générale du changement sous toutes ses formes, notamment le changement d’ordre scientifique et technique. Ainsi s’expliquerait l’apparition du néo-luddisme, nom dérivé des Luddites anglais du début de XIXe siècle, dont la peur et la haine du changement étaient si grandes qu’ils parcouraient les comtés pour détruire les machines destinées à économiser le travail manuel. Aujourd’hui, des manifestations et d’autres formes de protestation surviennent dès que quelqu’un propose de grands travaux de construction ou d’exploitation. On dissèque toute innovation technique ou scientifique afin d’y déceler des effets secondaires dangereux. Au nom de la qualité de la vie, affiches et graffiti sollicitent notre appui pour « arrêter » tel ou tel changement. Il paraît exclu que le libre avènement du changement puisse accroître la qualité de la vie.

La chose a du bon jusqu’à un certain point. De cuisantes expériences nous ont appris à être très prudents, étant donné le délicat équilibre de la nature et les conséquences défavorables que peuvent avoir certains changements sur certains groupes minoritaires. Mais au-delà de ce point, l’opposition au changement peut être synonyme d’opposition au progrès. « Le changement, nous dit Thomas Carlyle, est douloureux, mais combien nécessaire ; et si le souvenir a de la valeur et du prix, l’espérance en a aussi. »

La méfiance qu’éveille actuellement le progrès est une attitude relativement nouvelle dans la société occidentale. Vers le milieu des années 1800, époque où le Palais de cristal de la Grande Exposition de Londres s’élevait à la gloire de l’ingénieur, le progrès technique était couramment considéré comme une force libératrice appelée à ouvrir de nouvelles et brillantes perspectives à l’humanité.

Toutes les vieilles structures sociales sont battues en brèche

Ce sentiment généralement favorable au changement technique prévaudra, bon an, mal an, durant plus d’un siècle. Et, à la vérité – excepté le rôle destructeur qu’elle joua pendant les deux guerres mondiales – la technologie apportera de fait aux masses populaires du monde industrialisé un degré de confort matériel, de commodités, de prospérité et d’évolution impensable pour les générations antérieures.

L’explosion de la bombe atomique, qui transforma la nature de la guerre et mit le pouvoir de détruire la terre entre les mains de l’homme, montra que la marche de la science ne pouvait aboutir qu’à une hécatombe universelle si elle était mal aiguillée. Mais, même alors, le public se rassura à l’idée que l’énergie nucléaire serait un bienfait pour l’humanité si on l’utilisait à des fins pacifiques.

Malgré les mouvements en faveur de l’interdiction de la bombe et les critiques contre son abandon éventuel, on verra persister dans le public, depuis la fin des années 40 jusqu’à celle des années 50, ce qu’un historien a qualifié de « vénération mêlée d’effroi pour la science ». Les changements importants de cette époque seront le plus souvent d’ordre scientifique et technique. En dépit de la guerre froide, la situation sociale, politique et économique demeurera passablement stable.

Puis, il y a presque exactement 20 ans, un raz de marée de changement social vint balayer le monde occidental, menaçant de tout emporter sur son passage. Toutes les structures sociales éprouvées et authentiques – mariage, famille, ordre public, religion établie, déontologie du travail, régime politique démocratique – subissent l’attaque d’une jeunesse déçue guidée par des chefs qui ne sont pas tellement jeunes.

Brusquement, les « révolutions » fusent de toutes parts : révolution des jeunes, révolution noire, révolution anti-impérialiste, révolution sexuelle et, au Canada, « révolution tranquille » au Québec. Il y a surtout une révolution contre les valeurs et les préjugés de la « société technocratique ». Un chef de file des jeunes s’explique : « Les jeunes, dit-il, ceux qui sont nés après 1940, se voient dans une société qui n’inspire ni ne mérite le respect… Car l’homme moderne, dans son entité collective, a-t-il jamais revendiqué d’autre dieu ou d’autre idéal que le dieu de l’avoir, de la jouissance et de la satisfaction illimitée des besoins matériels ? »

Les non-conformistes des années 60 et du début des années 70 aspirent à quelque chose qui dépasse la satisfaction matérielle, mais ils le cherchent dans des voies plutôt étranges. Tout code de conduite appliqué jusque-là est mis en pièces, du moins le semble-t-il. Devant le culte de la drogue, le flower power, les sit-in, les révoltes de campus et l’incendie de pâtés de maisons, la principale réaction de la génération précédente est une espèce d’ahurissement attristé. Le monde paraît soudain renversé ; le blanc est devenu noir, le bien s’est changé en mal et deux et deux ne font plus quatre. L’impensable est maintenant pensable, l’inexprimable exprimable, l’inacceptable acceptable. L’outrage au bon sens est de règle.

Certains rêvent au temps moins pénible de jadis

Au surplus, cette troublante transformation socio-politique s’accompagne d’un progrès incessant des sciences et de la technique – surtout dans le domaine des ordinateurs – ce qui précipite la fin de bien des anciennes manières de faire les choses. C’est cette accumulation de changements qui conduit Alvin Toffler à conclure que la société – ou une grande partie de celle-ci – est en proie au « choc du futur ». Le livre du même titre qu’il publie en 1970 est traduit en vingt langues, et il s’en vend six millions d’exemplaires. Il y définit le choc du futur comme « la tension et le vertige qui saisissent un individu soumis à des changements trop brutaux en un temps trop bref. »

Les victimes du choc du futur, écrit Toffler, essaient d’échapper au changement de diverses façons. La stratégie des uns est de refuser une réalité importune, de rejeter toute nouvelle information ; d’autres recherchent une solution simple et unique à tous les maux du monde ; d’autres encore préfèrent s’isoler dans le cocon de la spécialisation ; d’autres enfin tournent leur pensée vers le bon vieux temps et tentent d’appliquer les solutions du passé aux problèmes d’aujourd’hui.

Ce dernier faux-fuyant, laisse-t-il entendre, est le plus auto-stérilisant de tous, non seulement parce que les anciennes solutions seront sans effet, mais parce qu’elles ne serviront qu’à accroître le supplice de s’adapter à une phase entièrement nouvelle de l’histoire. Car, affirme-t-il, « nous sommes en train de créer une société nouvelle. Non pas une version augmentée, plus grande que nature de notre société actuelle. Mais une société nouvelle. Si nous ne comprenons pas cela, nous allons nous détruire en tentant de résister à l’avenir. »

En ces termes apocalyptiques, Toffler conteste la conception traditionnelle du changement, que résume en quelque sorte le vieux dicton : « l’histoire se répète ». Il nous prévient qu’il n’est pas question de chercher lumière et réconfort dans les précédents. Au moment de publier La Troisième vague, en 1980, il est convaincu que nous sommes entrés non seulement dans une société nouvelle, mais dans une civilisation toute nouvelle, civilisation que, « de toute part, des aveugles s’efforcent d’étouffer dans l’oeuf. »

Les changements des vingt dernières années ne sont pas sans précédent

En sommes-nous vraiment rendus là ? Au risque de paraître réactionnaire, il vaut la peine de signaler que les changements profonds et rapides des vingt dernières années ne sont certes pas sans précédent. Les deux décennies qui ont précédé la Première Guerre mondiale, par exemple, ont entraîné une vague de changement qui, somme toute, fut plus radicale et de portée plus grande que tout ce que nous avons connu de nos jours.

L’automobile, l’avion, la photographie, le cinéma, la T.S.F., les tissus synthétiques, pour ne citer que quelques-unes des nouveautés de cette époque, n’ont-ils pas exercé une influence immense sur les habitudes humaines. La radiographie et la transfusion sanguine ont révolutionné la médecine. Freud ouvre la voie à la psychiatrie, Einstein élabore sa théorie de la relativité et Rutherford découvre la structure de l’atome. Une étourdissante explosion de créativité se manifeste dans tous les arts, et un style nouveau et audacieux apparaît en esthétique industrielle et en architecture. Des explorateurs atteignent les deux pôles du globe.

C’est aussi une époque de profond chambardement social et politique. L’anarchisme, le féminisme militant, l’anticléricalisme, la vie de bohème, la marotte de la bizarrerie scandalisent ceux dont les valeurs émanaient de l’ère victorienne. Crises financières, guerres limitées, révolutions, grèves, émeutes et assassinats politiques provoquent des frissons chez les alphabétisés de fraîche date, exposés pour la première fois à l’action des mass-media diffusant des informations de toutes les parties du monde.

La prétendue « belle époque » aboutit à l’holocauste de la guerre qui devait être la dernière des dernières, formule qui illustre en soi comment les gens peuvent se fourvoyer en prêtant une portée historique décisive aux circonstances du moment. Le fait est que l’histoire démontre suffisamment que le changement procède par cycles pour motiver notre scepticisme envers ceux qui déclarent que le monde change une bonne fois pour toutes. Quant au choc du futur, même s’il s’agit là d’un problème dominant à l’heure actuelle, il n’est pas mal de se rappeler que « l’esprit humain s’est toujours débattu comme un oiseau affolé pour échapper au chaos qui l’encage. » Voilà ce qu’écrivait Henry Adams il y a quelque 80 ans.

Les changements imprévus doivent-ils nécessairement l’être ?

Mais que Toffler ait raison ou non d’affirmer qu’une civilisation nouvelle est en train de naître des cendres de l’âge industriel, il ne se trompe assurément pas en disant que les individus comme la société devront être mieux préparés au changement qu’ils ne l’ont montré jusqu’ici. Nous sommes continuellement cahotés par des changements imprévus. Faut-il nécessairement qu’ils soient toujours imprévus ?

Dans notre vie personnelle, nous devons reconnaître que si le changement est inévitable (chacun ne change-t-il pas physiquement et psychologiquement ?), il n’en reste pas moins possible de le prévoir dans une certaine mesure. Nous pouvons en restreindre le choc sur notre destin en évaluant le degré de probabilité des diverses mutations et en nous efforçant d’être prêts lorsqu’elles se produisent.

C’est là aussi que réside le meilleur espoir pour la société, c’est-à-dire dans l’étude systématique des probabilités futures et l’élaboration anticipée de stratégies éventuelles pour y parer. Le changement lui-même nous en fournit les outils sous forme de procédés techniques et de savoir théorique. « En faisant un usage inventif du changement pour canaliser le changement, écrit Toffler, nous pourrons non seulement nous épargner le traumatisme du choc du futur, mais aussi nous dépasser et humaniser les lendemains à venir. » Nous sommes à même d’aller au-devant du changement ou d’y résister. Quel sera notre choix ?