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La collectivité locale est l’âme de la société civilisée. On l’a quelque peu négligée ces dernières années. Mais voici que le souci de la qualité de la vie nous amène à en redécouvrir la valeur et à réaliser que notre bien-être personnel et celui de la collectivité ne font qu’un…

Rien n’importe davantage pour la masse des hommes que leur besoin les uns des autres. Après tout, notre espèce n’existerait pas s’il n’y avait pas eu union de l’homme et de la femme. De plus, l’homme est l’une des rares créatures qui éprouvent le désir de s’unir pour la vie et de rassembler sa progéniture autour de lui au sein d’une famille permanente. Plus encore, les familles ont toujours obéi à l’instinct naturel de se réunir par groupes.

Cet instinct social est le facteur de liaison de ce que nous appelons aujourd’hui la collectivité. La collectivité a ses racines dans la famille, à laquelle elle ressemble sous bien des rapports. Elle se compose d’individus qui ont des intérêts communs, des problèmes communs et grosso modo des valeurs communes. Mais elle n’est pas simplement une grande famille. Elle dépend beaucoup plus que la famille de la coopération volontaire, et ses membres sont libres de lui accorder ou non leur participation. Les liens qui l’unissent sont plus lâches et plus fragiles. Elle est plus exposée à se désagréger faute de dévouement, d’effort et d’attention délibérés.

La base de la collectivité sera le territoire, la religion, la race, le métier, etc. Dans chaque cas, l’idée directrice est que l’union fait la force. Ce n’est pas à dire que la collectivité n’est qu’un mal nécessaire. L’origine du mot en reflète l’esprit. Il vient du latin colligare, formé du préfixe col (cum) qui signifie avec ou ensemble et de ligare qui veut dire lier. Ainsi, les membres de la collectivité non seulement vivent ensemble, mais sont liés les uns aux autres et doivent pousser de concert à la roue.

Au sens démocratique et moderne du terme, la collectivité est motivée et dynamique. Elle puise sa force dans la volonté de ses membres de travailler ensemble pour atteindre des objectifs adoptés d’un commun accord. À la base de ce consensus se retrouve un sentiment fondamental de solidarité qui transcende tous les avantages pratiques que peut apporter la coopération. Comme tout sentiment, il est difficile à définir avec précision, mais il se compose entre autres choses de bienveillance, de tolérance, de considération et de générosité. Quelle qu’en soit la nature, ce sentiment est le moteur même du type de collectivité progressive que connaît aujourd’hui notre pays.

Les rapports sociaux les plus élémentaires sont ceux du voisinage. Le bon voisinage sert de base à la vie collective. Mais il y a une différence entre le fait d’être un bon voisin et celui d’être un bon membre de la collectivité. Dans les relations entre voisins, on aide la personne d’à côté dans l’espoir qu’elle nous aidera au besoin. Dans notre relation avec la collectivité, nous aidons indirectement tous ceux qui en font partie sans espoir d’être payés de retour.

Il est fort probable toutefois que ce que nous faisons pour notre collectivité finira par recevoir de quelque façon sa récompense. Le moins qu’on puisse en attendre est l’assurance d’un milieu de vie agréable. Il reste pourtant que nulle collectivité ne saurait exister sans ces gens qui systématiquement donnent plus qu’ils ne reçoivent, de ces inestimables ouvriers de la vigne qui organisent réunions et rencontres, prennent des initiatives et des responsabilités, poussent les autres à faire de grandes choses.

Cet empressement à servir et à partager est la marque de l’homme et de la femme civilisés. Son contraire est l’égoïsme, signe indéniable du manque de civilisation. Dans la prime jeunesse, l’une des premières expressions qu’apprend à dire un enfant est « le mien » ou « à moi » ; de violentes disputes à propos des jouets éclatent entre mioches portant encore la couche. La plupart des parents (pas tous, malheureusement) montrent à leurs rejetons à se corriger de leur égoïsme comme de leurs autres habitudes antisociales.

Dans la majorité des cas, cependant, il y a assez de civilité dans l’air pour faire aller la collectivité. La seule existence de la collectivité moderne représente une victoire sur la sauvagerie. Les premiers groupements d’êtres humains ressemblaient sans doute à des bandes d’animaux soumis à la loi du plus fort ou du plus rusé.

Ainsi s’alluma le flambeau de la démocratie

C’est dans le régime féodal du moyen âge que cette loi a trouvé son expression la plus complète. Elle est l’antithèse même de l’idée de la collectivité. Dans une collectivité, le riche aide au soutien du pauvre et le fort à celui du faible ; c’était l’inverse sous la féodalité. Les gens du peuple étaient réduits au servage par leurs seigneurs et maîtres. Les historiens nous enseignent que la société démocratique moderne fut conçue le jour où les commerçants et les marchands de l’Europe médiévale se révoltèrent contre ce régime tyrannique.

Dans les gros villages, alors appelés « bourgs », les marchands se réunirent et rédigèrent des chartes municipales édictant des règlements uniformes concernant le commerce. Ce faisant, ils dépouillèrent les seigneurs de leur puissance. Une fois l’ordre établi dans le commerce, la restauration de l’ordre civil ne devait guère tarder, grâce surtout à l’élaboration de codes pénaux détaillés.

Mais ce n’était là qu’un commencement. L’injustice et l’iniquité continuaient d’abonder. Les guerres, les conflits civils, la peste et les famines devaient retarder la marche de la civilisation. N’empêche que la semence de certains principes essentiels de la vie sociale moderne avaient été jetés en terre et n’attendaient que le moment favorable pour germer et s’épanouir.

Le principe primordial était que les lois doivent être faites avec l’accord de ceux qui sont directement concernés, et non par la seule volonté d’un autocrate indifférent. Cela supposait implicitement la doctrine qu’il n’y a pas d’autorité véritable sans responsabilité. S’il importe que les lois soient établies par les gens sur place, il faut aussi qu’elles soient appliquées et adaptées par les mêmes personnes, ou, pratiquement, par des représentants comptables envers elles. De plus, les lois doivent tenir compte de la réalité locale pour autant que ceux qui y sont soumis ont librement accepté de les respecter.

Les bourgs et leurs villages-satellites élaborèrent plusieurs autres éléments de la société moderne. La division du travail, suivant laquelle des gens de métier prirent à leur charge divers travaux exécutés auparavant à domicile, permit aux citoyens de comprendre combien ils avaient besoin les uns des autres. Elle contribua aussi à favoriser l’égalité, car l’interdépendance tend à supprimer les différences sociales.

La collectivité régressive tourne repliée sur elle-même

La division du travail donna naissance à un autre préalable de la vie en société : la normalisation. Les normes pratiques destinées à faciliter le commerce s’appuyaient sur les normes morales de l’honnêteté en affaires. Pour que les citoyens vivent en harmonie, un accord commun s’impose sur ce qu’il est permis de faire et ce qui ne l’est pas. Là où il n’y a ni code de conduite ni institution pour la faire observer, la paix n’existe pas.

Les normes furent établies et mises en vigueur par les guildes des marchands et des artisans, précurseurs de nos clubs philanthropiques et de nos chambres de commerce actuels. Ces groupements étaient dans un sens des collectivités par elles-mêmes, des associations formées sur la base d’un commerce ou d’un métier particulier. Leurs membres s’intéressaient naturellement à la création et au maintien de conditions ordonnées et prospères dans leurs domaines. C’est ainsi qu’ils amorcèrent les premiers travaux municipaux en entreprenant de balayer les rues où ils tenaient boutique.

Les guildes offrent un exemple intéressant du développement des institutions qui constituent les organes vitaux de toute société. Mais ce qu’il importe surtout de ne pas oublier, ce sont peut-être leurs erreurs. À leur apogée, leur esprit social était incontestable. Tout en servant principalement les intérêts de leurs membres, elles firent beaucoup pour améliorer les conditions de vie des citoyens en général. Puis, obsédées par la préoccupation de perpétuer leurs monopoles et leurs privilèges, elles perdirent l’amour du bien public et commencèrent imperceptiblement à décliner.

La nature humaine marque les limites de l’utopie

L’enseignement à retenir des guildes c’est qu’elles finirent par ne plus se soucier de l’ensemble de la collectivité. Elles en vinrent à se comporter comme des factions, où chacun soutenait ses propres intérêts aux dépens de tous les autres. Elles tombèrent de la progression dans la régression. On peut comparer une société progressive à une spirale tournant vers l’extérieur et concentriquement en cercles de plus en plus grands. La société régressive est animé du même mouvement, sauf qu’elle tourne vers l’intérieur et repliée sur elle-même.

Dans une collectivité en régression, le penchant à penser en fonction des « autres et de nous » peut dégénérer en méfiance – même en haine – vis-à-vis des autres. Le sentiment vivifiant de la fierté de ses pareils peut s’orienter vers des fins destructives. Par contre, les collectivités progressives ménagent des issues positives à leur fierté en s’efforçant d’être plus accueillantes, plus serviables ou plus soigneuses que le voisin. Dans les sports et autres secteurs de compétition, elles se lancent des défis afin de démontrer laquelle d’entre elles est supérieure.

Ce n’est pas par hasard que les collectivités tendent à s’exprimer dans des activités de coordination comme les équipes de hockey ou les musiques scolaires. L’idéal du travail d’équipe est pour chacun d’exécuter son rôle spécialisé de concert avec les autres et au service d’une cause commune ; c’est aussi l’idéal de la vie sociale démocratique.

Mais la collectivité parfaite s’est révélée tout aussi irréelle que l’équipe de hockey idéale, dans laquelle les joueurs ne manquent jamais une passe ni une occasion de marquer un but. Aux États-Unis comme en France, les sociétés utopiques du XIXe siècle ont échoué lamentablement. Mais ces expériences ont au moins eu le mérite de montrer que les limites de l’utopie sont marquées par les possibilités de la nature humaine.

Un des éléments intrinsèques de cette nature est ce que William James a appelé « l’instinct de possession ». Dans les pays utopiques, le rendement et les biens de chacun sont mis en commun. Le communisme soviétique devait ultérieurement pousser cette théorie jusqu’à l’extrême en confisquant les propriétés et en les redistribuant à toute la population. En dépossédant les gens du droit de disposer librement de leurs efforts et de leur avoir, le communisme leur retirait aussi le droit de suivre leur conscience et d’affirmer leur individualité.

Le phénomène communiste a démontré que le sens de la collectivité ne s’impose pas par la force ; il ne s’épanouit que lorsque des hommes et des femmes libres en arrivent, en pensant par eux-mêmes, à un consensus au sujet de ce qui vaut le mieux pour la majorité. La différence entre une commune populaire et une collectivité démocratique, c’est que dans cette dernière la participation est volontaire ; une société dont les membres seraient contraints à donner du sang ou à organiser une vente de charité ne serait pas un lieu où il fait bon vivre.

Non plus que ne le serait une société où toutes les bonnes oeuvres seraient accomplies par des professionnels. Jusqu’à ces temps derniers, on aurait dit que la chose allait se produire au Canada avec la centralisation des services sociaux, éducatifs et municipaux, et la création d’organismes régionaux et métropolitains. L’économie commandait de remplacer les petites institutions locales par de grandes unités placées sous la direction d’administrations centrales. Mais depuis l’économie a changé : des réductions de dépenses importantes de la part du gouvernement nous assurent qu’il y aura encore amplement de travaux essentiels pour les bénévoles.

Révolte urbaine et nouveau système de valeurs

La centralisation n’est que l’une des tendances qui depuis quelques années menacent la survie de la collectivité dynamique. La rapidité des services de transport a engendré les villes-dortoirs, dont les habitants-navetteurs se désintéressent des activités et des problèmes locaux. La télévision a contribué à rompre le contact entre les voisins : ceux qui bavardaient autrefois au coin des rues restent maintenant rivés au récepteur de leur salle de séjour. Le développement commercial a fait disparaître certains quartiers urbains et en a transformé d’autres en zones délabrées et à population flottante.

En fait, les solides racines qui entretenaient jadis le sentiment social se sont dégradées partout au Canada comme dans les autres pays occidentaux. L’extrême mobilité de la société a dispersé les familles sur toute l’étendue du territoire. L’homogénéité culturelle qui assurait la cohésion des collectivités s’est diluée. Le sens de la collectivité ne peut plus reposer sans effort sur le fondement stable de l’identité. La diversité culturelle a appelé les gens à dépasser les us et coutumes de la tribu.

Les pressions exercées sur la collectivité sont la cause directe de l’état psychologique que les spécialistes nomment aliénation. Ceux qui en sont victimes se sentent exclus du système de devoirs et d’assistance réciproques. Ce sentiment prit des proportions épidémiques aux États-Unis, dans les années 60, des citadins déchaînés n’ayant pas hésité à brûler et à piller leurs propres quartiers. On a dit que cette révolte urbaine était en réalité une révolte contre l’indifférence et l’impersonnalité de la société occidentale du XXe siècle. Les autorités tentèrent de résoudre le problème en renforçant les institutions de quartier. Elles cherchèrent en d’autres termes à réaiguiller sur une voie constructive une collectivité qui était devenue destructive.

Cet incident contribua à déclencher une réappréciation des valeurs sociales. Cette réévaluation se répercuta au Canada, où de nombreuses valeurs sont plus ou moins les mêmes qu’aux États-Unis. Depuis lors, le sens civique s’est lentement ranimé dans les deux pays. Ce mouvement semble aller dans le sens des réalités nouvelles. Il reconnaît qu’en raison des multiples problèmes qui confrontent la collectivité, les citoyens ordinaires devront s’efforcer plus que jamais d’assurer le bon fonctionnement de leur société.

La qualité de la vie commence par soi-même

Les collectivités ont appris à arrêter le bras puissant de la centralisation en s’affirmant énergiquement chaque fois que leurs intérêts risquent d’être oubliés lors d’un remaniement administratif. D’ingénieuses formes nouvelles de participation et de service – « marchethons », etc. – ont été imaginées. On a mis à profit la diversité culturelle pour élargir les horizons et intensifier le caractère des collectivités. Des régions anémiées sont repeuplées et reconstituées.

Ce regain de vie a emprunté une partie de son élan à la faveur dont jouit actuellement la recherche d’une meilleure qualité de vie. Les gens commencent à comprendre que la qualité de la vie passe d’abord par soi-même. Elle dépend manifestement et pour beaucoup de la question de savoir jusqu’à quel point ils sont prêts à collaborer et à participer à la poursuite d’objectifs communs. S’ils ne peuvent collaborer et participer à la vie de leur entourage immédiat, comment peuvent-ils s’attendre à améliorer la qualité de la vie à l’échelle mondiale.

Voilà en somme ce qn’est le sens de la collectivité. Il est fait de serviabilité, de considération, de complaisance, de respect mutuel. S’il venait un jour à régir la conduite des affaires humaines, des hommes et des femmes pourraient encore vivre assez longtemps pour voir la paix régner en permanence sur la terre. Et si jamais l’âge d’or se réalise, il aura commencé devant notre porte.