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Un chef consacre, dit-on, les trois quarts de son temps à la communication orale. Mais l’importance de la parole est souvent méconnue. Chacun tient pour acquis le don d’exprimer sa pensée. Peut-être n’est-il pas aussi facile qu’on le croit de faire adopter ses dires…

Le 19 décembre 1942, le général britannique chargé de la défense de Hong-kong ordonnait à ses troupes talonnées par les Japonais de se replier, afin de se regrouper et d’effectuer une contre-attaque.

L’ordre de repli est dûment transmis par téléphone à une batterie, mais son commandant interprète le message trop littéralement. Au lieu de réduire ses canons au silence, il les réduit en pièces, anéantissant ainsi tout espoir de repousser l’ennemi.

Cette méprise tragique montre combien les mauvaises communications peuvent être désastreuses dans la conduite d’une entreprise. La chaleur du combat y fut sans doute pour quelque chose, mais des malentendus aussi déplorables se produisent parfois dans le cabinet feutré d’un cadre ou d’un homme d’affaires.

La cause de la mésaventure : négligence dans le choix des termes. L’ordre était ambigu ; il présentait plus d’un sens. L’ambiguïté des instructions n’est qu’une des formes du mauvais emploi des mots dans les bureaux et les usines. Et chaque fois cette erreur risque d’être le grain de sable dans l’engrenage.

La négligence dans le choix des mots coûte cher. Si un message est compris de travers, les choses sont mal exécutées ; et, le malentendu découvert, il faut tout recommencer. Parce que les idées sont mal exprimées, l’entreprise peut prendre la mauvaise décision. La confusion verbale engendre friction et ressentiment entre les employés, les supérieurs et les subordonnés ; elle nuit au moral de la firme.

Toute entreprise est à la merci du langage. Les merveilleux progrès techniques accomplis ces derniers temps dans les « systèmes de communications » n’ont guère diminué l’importance de la langue parlée et écrite. Le nouveau matériel électronique n’est toujours que de la « quincaillerie ». Comme le marteau et la scie, il vaut surtout par la qualité de la matière utilisée et la dextérité de l’utilisateur.

Bien sûr les systèmes de communications ne véhiculent-ils en grande partie que des données numériques. Mais les chiffres, il faut les expliquer verbalement pour qu’ils aient du sens. Il est frappant, en tout cas, que, dans les entreprises, la précision du langage n’ait pas autant d’importance que l’exactitude des chiffres. Des employés qui s’évertuent à vérifier et revérifier chaque calcul s’en remettent au petit bonheur la chance lorsqu’ils ont à parler.

De même, des gens qui mettent le plus grand soin à rédiger une lettre ou une note n’accordent que peu d’attention aux paroles qu’ils prononcent dans leur activité professionnelle. Dans le monde du travail, les échanges d’information ou d’idées se font le plus souvent de vive voix, de personne à personne, dans les réunions et par téléphone. Selon une étude récente, le chef ordinaire consacre 30 p. 100 de son temps à parler et 45 p. 100 à écouter, ce qui veut dire qu’il passe les trois quarts de sa journée à parler ou à entendre parler les autres.

Pourtant, la parole demeure l’aspect le plus négligé de la communication. Pourquoi ? Sans doute parce que l’expression orale est considérée comme un don naturel. Peut-être croyons-nous trop facilement, cependant, que les « mots pour le dire arrivent aisément », oubliant que la maxime de Boileau ne s’applique strictement qu’à « ce qui se conçoit bien ».

L’excuse invoquée pour ne pas rechercher le mot exact en parlant, c’est que la parole est un instrument inexact. Les mots désignent des choses différentes à divers moments et aux yeux de personnes différentes. Une étude spécialisée aurait, dit-on, relevé jusqu’à 164 définitions du mot « culture ».

La chose est discutable. Les dictionnaires donnent effectivement des définitions claires des mots, et il est toujours imprudent de s’en écarter. On dit, par exemple, que dans la constitution du New Jersey, les fondateurs de cet État confondirent les mots « semi-annuel » et « bisannuel », celui-ci signifiant tous les deux ans et celui-là tous les six mois. Le lapsus eut pour effet d’obliger la législature à siéger tous les six mois et non tous les deux ans selon l’intention des législateurs. Dans les constitutions, les définitions ont force de loi.

La différence entre le mot juste et le mot presque juste, voilà la grande chose. Mais la seule norme véritable de la justesse d’un mot, c’est le dictionnaire, non ce que pensent Pierre, Jean, Jacques. Sans la sauvegarde des dictionnaires, notre société serait une tour de Babel. Ce serait comme si on laissait chacun libre de décider de la longueur du mètre ou du poids du kilogramme.

En fait, une langue est quelque chose de vivant, qui se développe, qui change avec l’entrée de nouveaux termes et d’acceptions nouvelles dans le vocabulaire populaire. Celui qui emploie un mot dans un sens qui n’est pas au dictionnaire n’est jamais sûr que l’auditeur, lui, l’entend ainsi.

Il arrive pourtant que l’usage l’emporte sur la définition formelle d’un mot du dictionnaire, de sorte que son emploi « correct » risque alors de créer de la confusion. Même s’il est regrettable de se priver de ces mots « en transition », le mieux est d’en éviter l’emploi, du moins dans la communication orale.

Il serait vraiment insensé de vouloir que la majorité des gens s’astreignent à un haut degré de précision dans la conversation courante. Nous usons tous de raccourcis verbaux et nous pensons en parlant. Les mots ne nous viennent pas toujours aussi vite que les idées, et nous escamotons les retards. Avec nos intimes, cela a peu d’importance. Habitués à nos façons de parler et à notre « langage gestuel », il leur est facile de colmater les brèches.

Mais dans les affaires, il n’est pas outré de la part de nos employeurs et de nos associés de demander que nous avisions à la meilleure manière de dire les choses avant de les dire. Pour communiquer les instructions, les renseignements et les décisions nécessaires à la marche d’une entreprise, il importe que tous les intéressés saisissent bien le sens des mots employés.

C’est impressionnant, mais qu’est-ce que ça veut dire ?

Cela exige de la précision. Bien des gens semblent craindre d’être précis, probablement parce qu’ils pensent qu’on ne les comprendra pas s’ils se servent de « grands mots ». Le fait est cependant qu’on peut atteindre à la précision avec des mots simples, connus de tout le monde. Avec un peu de réflexion, quiconque possède un bon vocabulaire courant peut adapter son discours au niveau de ses auditeurs.

Ceux qui ne se soucient pas de la précision craindront encore de passer pour grandiloquents. Ils s’imaginent de toute évidence qu’être précis c’est multiplier les mots pour fignoler ce qu’ils veulent dire. Au contraire, la précision exclut la prolixité. Elle demande de remplacer plusieurs mots inexacts par un seul, le mot exact. Il est vrai que les avocats usent abondamment de la répétition dans leurs plaidoieries, mais c’est pour éviter les malentendus, semble-t-il. Si cela a du bon au tribunal, ailleurs la clarté risque d’en souffrir.

Nous connaissons tous de ces beaux parleurs qui abreuvent leurs auditeurs de grands mots et de phrases longues dans l’espoir de paraître savants et intelligents. Dans les affaires, ils ont tendance, par exemple, à abuser des phrases ou des mots ronflants, comme « la problématique », les « paramètres interactifs », les « critères intégrés ». Cela a l’air impressionnant, mais qu’est-ce que ça signifie ?

Au fond, ceux qui donnent dans le ronflant ne savent pas toujours très bien ce qu’ils veulent dire. Le verbiage n’est souvent qu’un paravent pour masquer la faiblesse de leurs idées ou de leur savoir. Il sert aussi parfois à camoufler leurs opinions ou leurs intentions véritables. C’est la tactique classique de l’orateur désireux de noyer sa pensée lorsque la vérité ne lui vaut rien.

En cas de problèmes, prenez-vous-en d’abord à vous

Le style ronflant se range dans la catégorie du jargon, qui, dans l’usage courant, désigne la langue « interne » des spécialistes. À sa place, le jargon est une sténo verbale fort pratique. Deux mathématiciens qui parlent de paramètres, par exemple, se réfèrent à quelque chose de précis. Mais lorsque deux profanes se gargarisent de ce terme, ils planent dans le vague.

Certains émaillent leur discours de jargon parce qu’ils pensent que c’est à la mode ou dans le vent. Qu’ils se détrompent. Le jargon et son étalage pour faire de l’effet est vieux comme le monde. Les aruspices, les magiciens, les augures de l’antiquité parlaient un langage ésotérique pour impressionner ou mystifier les non-initiés.

L’emploi abusif du jargon et des autres impropriétés de langage va à l’encontre de la règle selon laquelle l’auteur d’un message est responsable de sa réception. Lorsque les communications accrochent, on entend souvent cette réflexion : cet idiot d’Untel n’a pas écouté ce que j’ai dit. Si votre communication ne passe pas, prenez-vous-en d’abord à vous-même. Le plus souvent, c’est la faute du sujet parlant, non de l’auditeur, si le message n’est pas clair.

Attention : le débraillé du langage conduit à celui des idées

Les mots sont des signes qui représentent les idées. Si ces signes sont faussés, la raison et la réalité le seront aussi. Joseph Joubert compare le langage au verre, qui voile tout ce qu’il ne nous aide pas à voir. Certaines façons de parler ressemblent à du verre dépoli. Tels sont l’argot, les jurons, les clichés, que l’on utilise si naturellement qu’ils ne parviennent plus à accentuer les idées et les sentiments qu’on veut exprimer.

On a dit que les clichés dispensent de sentir et de penser. C’est assez juste ; mais le rapport entre la manière de parler et la manière de penser des gens n’est pas aussi direct qu’il le semble. Certains esprits intelligents sont naturellement peu loquaces, alors que d’autres parsèment leur discours d’argot, de clichés et de jargon. Le danger, c’est que le débraillé de la langue engendre l’habitude du débraillé des idées. Pour la plupart d’entre nous (artistes, mathématiciens et musiciens exceptés) les mots sont la matière brute de nos opérations mentales. Si les termes qui forment nos idées sont imprécis, nos idées risquent de l’être aussi.

De toute façon, il est naturel de penser que celui qui parle comme un sot en est vraiment un. Si cette personne représente une entreprise auprès du monde extérieur, son entreprise passe pour stupide par inférence. En matière d’avancement, le candidat qui a le plus de chances est toujours celui qui sait s’exprimer clairement. L’art de manier les mots se reflète généralement dans le dossier d’un employé.

Comme Shakespeare le recommande dans Othello, « soignez un peu votre langage, de crainte qu’il ne gâche votre destin. ». Malheureusement, ce n’est pas facile pour certains. Leur scolarité ne leur a laissé qu’une connaissance peu solide du français et des normes de base à observer. Une génération entière est arrivée à l’âge adulte avec la fausse idée que la langue est l’affaire de chacun ; pas étonnant alors qu’elle parle peu.

L’économie des mots combat l’inflation verbale

Ce n’est pas que les normes de camelote soient le propre de la jeune génération. Depuis quelques années, la société en général est en proie à l’inflation verbale, largement attribuable aux mêmes causes que l’inflation économique. L’emploi inconsidéré de certains mots en a entraîné la dévalorisation. Dans le style des media, un problème est devenu une « crise », un changement une « révolution » et la vedette une « superstar ». Dans ces exercices de haute voltige, la palme revient sans doute aux journalistes sportifs.

Dans le domaine économique, un sens aigu de l’épargne est la meilleure parade à l’inflation. Contre l’inflation verbale, nous pouvons tous faire quelque chose en usant des mots avec plus de circonspection. Le rapport coût-efficacité du langage dépend de la rapidité et du soin avec lesquels il transmet le message au destinataire. Peut-être aurait-on intérêt – surtout chez les gestionnaires – à examiner l’efficacité du discours en fonction de la productivité ?

Bien parler, c’est notamment éviter les termes vagues et lourds, qui risqueraient d’être mal compris. Parmi les plus fréquents dans les affaires et la bureaucratie, à l’heure actuelle, citons « réaliser » (qui peut vouloir dire faire, mettre en oeuvre, mettre à effet, exécuter, réussir) ; « effectuer » (qui a à peu près la même extension que réaliser) ; « facteur » (qui signifie élément, circonstance, considération). Lorsqu’un mot présente autant de sens différents, il en vient par le fait même à ne rien signifier du tout. Un bon vocabulaire exclut les mots vides de sens.

Il en est peu parmi nous qui ne pourraient pas enrichir leur vocabulaire en feuilletant de temps en temps un dictionnaire. Enrichir son vocabulaire ne veut pas nécessairement dire y ajouter des mots ; cela peut consister à apprendre le sens exact des mots simples, reconnaissables qui forment le gros de la langue française et à les employer dans toute leur force.

Ce ne sont pas tant les mots qui comptent que leur agencement

Les problèmes de communication résultent souvent non pas des mots à notre disposition, mais de leur mauvais agencement. Ceci est l’objet de la syntaxe, qui porte sur l’ordre des mots et la construction des phrases. Malgré la différence qu’il y a entre écrire et parler, on peut se faire une bonne idée de la façon d’agencer les mots pour en tirer le meilleur effet en étudiant la syntaxe des bons écrivains. On remarquera alors que les plus intéressants et les plus instructifs d’entre eux évitent les constructions compliquées et coulent leurs pensées dans des phrases sans détours. Le langage le plus facile à comprendre est celui qui s’exprime en phrases simples et ne s’écarte pas du sujet.

Mais pourquoi se donner tant de tracas ? Avant tout parce qu’en apprenant à mieux s’exprimer, on sera plus en mesure de bien s’entendre avec les autres. Ensuite, parce que la clarté des communications facilite l’accomplissement des choses. Celui qui sait communiquer a assurément de plus belles possibilités de carrière que celui qui en est incapable. Qui donc alors n’aurait pas intérêt à « soigner son langage » ?