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Idéaliste pragmatique, il lutte contre l’étroitesse de son temps pour bâtir un pays nouveau, unique en son genre. Puis il en assure presque à lui seul la cohésion. Les Canadiens d’aujourd’hui doivent plus qu’ils ne le pensent à John A. Macdonald. Puissent sa mémoire et son esprit vivre à jamais !…

Il y a quelques années, un organisme gouvernemental effectuait un sondage chez les écoliers afin de juger de leur connaissance de l’histoire du Canada. À la question « Qui était sir John Alexander Macdonald ? », 70 p. 100 répondirent que c’était le fondateur d’une chaîne de restaurants bien connue. Cette réponse en dit long sur le succès de la restauration rapide. Mais elle montre aussi à quel point les Canadiens connaissent mal leur histoire et ont peu de considération pour leurs grands hommes du passé.

Il est inconcevable qu’un nombre aussi élevé d’enfants américains puissent prendre Washington pour un simple nom de ville ou Lincoln pour une marque d’automobile. Pourquoi ? Simplement parce que leurs parents et leurs maîtres leur ont tout naturellement appris à reconnaître d’emblée les personnages qui ont porté ces noms.

Dans le contexte canadien, John A. Macdonald est à la fois George Washington et Abraham Lincoln, et plus encore. Comme le premier, il a été le principal père fondateur de son pays ; comme le second, il a assuré la cohésion du nouvel État aux heures de danger et de tension. Et pourtant ceux qui ont bénéficié de ses efforts n’ont aujourd’hui qu’une vague idée de son identité et de son oeuvre.

Mais alors la majeure partie de ce que les Canadiens actuels savent ou croient savoir de Macdonald devient sujette à caution. Le souvenir qu’on en a gardé est celui d’un buveur invétéré, d’un politicien rusé, d’un temporisateur notoire, un peu pitre à tout prendre.

Pourtant, cet homme a passé 42 ans au centre des affaires canadiennes, dont 29 à la tête du gouvernement. Il entre dans la vie publique alors que le Canada n’est guère plus qu’un atome de petites villes boueuses et de fermes broussailleuses, comptant à peine un million d’âmes. Au terme de sa carrière et de sa vie, il est Premier ministre d’un bouillonnant pays industriel de cinq millions d’habitants répartis sur un des plus vastes territoires du globe.

Sa renommée de bâtisseur de pays suffit amplement à elle seule pour honorer son nom ; mais il a un autre titre à la reconnaissance des Canadiens. Car c’est lui, plus que tout autre, qui nous a légué notre tradition politique de savoir vivre avec nos différences et de régler nos conflits entre nous par la conciliation et le compromis.

On ne peut vraiment mesurer sa stature qu’en l’envisageant dans le cadre de son époque. Né en Écosse de parents presbytériens, en 1815, il arrive au Canada à l’âge de cinq ans. Il existe alors deux colonies canadiennes distinctes, le Bas-Canada où prédominent les francophones et les catholiques, et le Haut-Canada peuplé surtout de colons protestants viscéralement antifrançais et anticatholiques. Pour accomplir son immense tâche, il devra s’élever au-dessus de l’esprit de clocher et des préjugés de son groupe social.

Poussé par la faillite de son entreprise à émigrer, Macdonald père est venu rejoindre la famille de sa femme à Kingston. L’affreux petit John, ainsi surnommé à cause de son nez phénoménal, ne fréquente l’école comme telle que pendant cinq ans, puis il devient clerc d’avocat. Il est si doué qu’il possède déjà son étude lors de son admission au barreau en 1836.

C’est le moment où le malaise politique atteint son paroxysme dans les deux Canadas, alors que les représentants élus relativement impuissants sont aux prises avec les coteries dominantes de la pseudo-aristocratie qui se sont agglutinées auprès des gouverneurs britanniques. La révolte armée éclate l’année suivante.

Cette révolte favorise la formation de corps de volontaires américains résolus à « libérer » les territoires situés au nord de la frontière de la domination britannique. En novembre 1838, un petit détachement franchit le Saint-Laurent près de Prescott, mais il est repoussé après une brève bataille. Macdonald brave l’opinion publique en contribuant à la défense de l’un des envahisseurs américains.

Au fond, il n’est rien moins que favorable aux visées de l’invasion. Certains historiens prétendent qu’au contraire cet incident décide vraiment de sa mission : veiller à ce que les habitants de la partie septentrionale du continent demeurent assez unis sous la Couronne britannique pour résister aux velléités expansionnistes des États-Unis.

Sa vie personnelle, une tragédie quotidienne

Le principal résultat des rébellions est sans doute l’union politique des deux colonies, connues désormais sous les noms d’Est et Ouest du Canada. En 1844, un groupe de citoyens de Kingston prient Macdonald de se présenter comme député de cette localité à l’Assemblée législative de la nouvelle Province-Unie du Canada. Âgé alors de 29 ans, c’est un brillant avocat et le mari aimant de sa demi-cousine écossaise Isabella Clark, qu’il a épousée l’année précédente.

Candidat aimable, gai et plaisant, capable de désarmer une foule hostile, il remporte habilement la victoire. À l’Assemblée, on respecte en lui l’orateur mordant qui refuse d’adopter le style fleuri et grandiloquent alors à la mode. Il entre au cabinet en 1847. Fait caractéristique, le premier projet de loi qu’il propose vise à concilier les intérêts divergents des diverses églises protestantes et catholiques.

Le gouvernement dont il fait partie est renversé en 1849. Entre-temps, sa vie personnelle a dégénéré au fil des jours en une véritable tragédie. Frappée d’une maladie restée mystérieuse, son Isabella bien-aimée est devenue malade chronique. Elle a donné naissance à un fils qui, au désespoir de son père qui l’adore, meurt peu après son premier anniversaire. Isabella, la plupart du temps alitée, finit par s’adonner à l’opium qu’elle prend pour soulager ses souffrances. Dans son chagrin, Macdonald lui-même sombre de plus en plus dans l’alcoolisme.

La coalition conservatrice à laquelle il appartient est remplacée par un groupe de réformistes, qui présentent des lois pour indemniser les habitants du Bas-Canada des pertes matérielles qu’ils ont subies dans la rébellion de 1837-38. Cette initiative soulève une virulente antipathie francophone, car elle semble absoudre la déloyauté envers la Couronne.

Il y a fort à faire pour empêcher l’union de se disloquer

Le sentiment d’abandon de la part de la mère-patrie que suscitent l’abolition des privilèges tarifaires coloniaux et la confirmation de la Loi sur les pertes causées par la Rébellion se traduisent dans un manifeste invitant le Canada à l’annexion aux États-Unis. Macdonald réagit en s’associant à la British American League. Celle-ci tient un congrès, où elle adopte pour programme de maintenir la liaison avec la Grande-Bretagne tout en imposant des tarifs pour garantir la croissance des industries nationales.

Une autre proposition faite par la Ligue lui paraît prématurée, sinon absolument irréalisable. Elle réclame une union fédérale de toutes les colonies de l’Amérique du Nord britannique : les deux Canadas, la Nouvelle-Écosse, le Nouveau-Brunswick, Terre-Neuve et l’île du Prince-Édouard. (La Compagnie de la baie d’Hudson administre alors les territoires du Nord-Ouest et la future Colombie-Britannique au nom de la Couronne.)

Selon Macdonald, il y a déjà amplement à faire pour empêcher la Province du Canada de se disloquer sous l’action de ses tensions internes. Il profite de son séjour dans l’opposition pour mener une campagne officieuse en vue de trouver un terrain d’entente entre les conservateurs anglo-canadiens modérés, comme lui, et les députés francophones modérés et non alignés. Cette action est conforme à son opinion que « personne jouissant de son bon sens ne saurait prétendre que le pays peut au cours du prochain siècle être dirigé par un gouvernement excluant toute participation francophone.

S’il eût été plus intransigeant le Canada n’existerait peut-être pas

Sa conception du Canada est tout l’opposé de celle de George Brown, son adversaire le plus sérieux. Brown croit à la suprématie britannique sur les Français « conquis ». Il préconise la représentation selon la population, ce qui aurait voulu dire que les Anglais plus nombreux eussent écrasé les Français au scrutin. Pour Macdonald, la représentation selon la population ne peut conduire qu’à la rupture amère et peut-être violente de l’union.

Les idées anticatholiques et antifrancophones de Brown forment le point de ralliement de l’alliance entre francophones et anglophones conclue par Macdonald. Son parti biculturel prend le nom de Parti libéral conservateur, désignation ambiguë en apparence, mais explicable puisqu’il se compose de modérés de la gauche et de la droite.

Son allié le plus important dans ses démarches géniales, et bien arrosées sans doute, pour recruter des partisans francophones est un ancien rebelle du Bas-Canada appelé Georges-Étienne Cartier. Macdonald et Cartier alterneront aux postes de Premier ministre et de premier lieutenant pendant quelques années. La première administration Macdonald-Cartier est formée en 1857. Trois mois plus tard prend fin la longue agonie d’Isabella Macdonald ; elle laisse pour la pleurer son mari et leur second enfant, âgé de six ans.

Pour Macdonald, Cartier fut à la fois un ami politique et un ami personnel « Qu’une telle amitié ait été possible, remarque l’historien W. L. Morton, révèle toute la distance parcourue par le Canada depuis la politique de la suprématie anglaise jusqu’au principe de la dualité culturelle au sein d’une seule et unique nationalité politique. »

C’est le régime parlementaire dont jouit la Province qui lui permettra pour une part de réaliser ce principe. Ce régime correspondait parfaitement au génie qu’avait Macdonald de concilier les intérêts de partis politiques différents. Il y parvint, selon Stephen Leacock, « en ne professant aucun principe – ou plutôt en se contentant d’un seul : l’allégeance d’un peuple heureux à la Couronne britannique. »

On cite souvent comme exemple de son manque de principes la ruse dont il se servit pour renverser George Brown en 1858, et qui fut qualifiée de trahison. Mais il faut dire que si Macdonald avait été plus intransigeant dans ses principes, le Canada continental n’existerait peut-être pas aujourd’hui. Il fallait beaucoup de souplesse et de dextérité politiques pour assurer la cohésion de l’union. Habile magicien parlementaire, Macdonald fut l’homme de son siècle.

Mais c’est l’inflexible Brown qui pliera lorsque les tensions de parti et de faction deviendront insupportables. Il accepte de former une coalition avec Macdonald et Cartier pour tenter de créer une fédération des colonies de l’Amérique du Nord britannique comme unique moyen d’éviter la dissolution de l’association entre l’Ontario et le Québec. Si ce fut là un geste généreux de la part de Brown, c’en fut un également de la part de Macdonald.

Il est juste d’affirmer que la Confédération n’aurait jamais vu le jour sans la personnalité désinvolte de Macdonald et sa riche panoplie de talents. Verre en main, il fit croire par son charme aux chefs des provinces Maritimes qu’ils entraient dans une association de joyeux compères. Grâce à sa profonde connaissance du droit constitutionnel, il rédigea lui-même 50 des 72 résolutions qui allaient former la base de l’Acte de l’Amérique du Nord Britannique.

Peu de Canadiens savent aujourd’hui de combien peu il s’en est fallu que nous ne formions jamais un pays. La Nouvelle-Écosse et le Nouveau-Brunswick regimbent et hésitent durant toutes les négociations, alors que l’île du Prince-Édouard et Terre-Neuve se désintéressent complètement du projet. L’encre n’a pas encore séché sur l’A.A.N.B. que la Nouvelle-Écosse souhaite revenir à son ancien état de colonie autonome. La sécurité du Canada est mise en péril par la position intimidante des États-Unis et les invasions des Féniens. Lorsque les vastes territoires du Nord-Ouest passent de la Compagnie de la baie d’Hudson au Dominion, en 1870, Macdonald doit faire face à l’insurrection déjà en cours de Louis Riel.

En tant que 1er Premier ministre du Canada, Macdonald lutte avec acharnement et presque seul pour empêcher la nation d’éclater. Mais il refuse de demeurer sur la défensive ; toute son expérience lui dit que ce serait folie de rester stationnaire. Plutôt, son gouvernement prend l’audacieux engagement de construire une voie ferrée jusqu’au Pacifique à condition que la Colombie-Britannique entre dans la Confédération.

Aussi bien cette entreprise entraînera-t-elle Macdonald à deux doigts de sa perte. Il est pris en flagrant délit de solliciter des fonds, pour les élections de 1872, de la société qui a le plus de chances de bénéficier de la construction du chemin de fer. Il doit démissionner, mais son ennemi le plus implacable ne peut contester ce qu’il affirme dans sa défense contre les accusations de corruption : « …Il n’existe pas au Canada d’homme qui ait donné plus de son coeur, plus de ses deniers, plus de son intelligence et de son énergie, si limités soient-ils, pour le bien du Dominion du Canada. »

Et c’était la vérité. Ses absences, exigées par ses fonctions politiques, avaient précipité la faillite de son étude d’avocat, le laissant accablé de dettes. Il avait essayé plusieurs fois de démissionner, mais toujours on le persuadait de rester dans l’intérêt du pays. Il était demeuré à son poste malgré les tribulations et les souffrances de sa vie familiale ; la seule enfant de son deuxième mariage, Mary, était clouée à son fauteuil roulant par une infirmité congénitale.

Il eût peut-être alors disparu de la scène si le nouveau gouvernement n’avait pas révoqué en doute sa perception de la nationalité. Il n’a nullement l’intention d’achever la voie ferrée à la date prévue, et la Colombie-Britannique est tentée par la sécession. Mis en éveil, le vieux guerrier fait appel à ses réserves foncières de volonté pour sauver la Confédération telle qu’il la conçoit. Il livre directement son message à la population dans les villes et les villages, les fêtes et les pique-niques. En moins de cinq ans, il reprend le pouvoir, raffermi dans sa résolution qu’en dépit de tous les obstacles, un chemin de fer pancanadien sera construit jusqu’au Pacifique.

Dans son nouveau gouvernement, Macdonald cumule les fonctions de Premier ministre et de ministre des Affaires indiennes, et tout indique qu’il néglige son second portefeuille. L’habitude de remettre à plus tard, qui lui a valu le sobriquet de « Monsieur Demain », connaît des lendemains sanglants dans le soulèvement des métis sous la direction de Louis Riel, en 1885. Macdonald refuse de gracier le chef des mutins, malgré la démence manifeste de Riel, préférant s’en tenir au verdict du tribunal. L’exécution de Riel rallume toutes les anciennes animosités sociales.

Aucun homme politique canadien n’a été plus aimé

Dans l’intervalle, Macdonald poursuit son vieux rêve d’un Canada continental, réuni par un chemin de fer transcanadien, protégé militairement par son alliance avec la Grande-Bretagne et économiquement par sa politique tarifaire nationale. Il livre sa dernière bataille électorale contre le programme de l’union commerciale avec les États-Unis patronnée par l’opposition. Il en sort victorieux, mais les fatigues de la campagne ébranlent fortement la frêle constitution de ce vieillard de 76 ans. Il est emporté par une attaque le 6 juin 1891. Sa mort sème l’affliction dans toutes les classes de la société canadienne. Il avait dit de lui-même que jamais homme n’avait aimé un pays plus qu’il n’avait aimé le Canada. Et nul homme d’État canadien n’a été aimé plus que lui en retour.

Il a été, comme l’ont reconnu même ses adversaires, un homme indispensable. Quatre Premiers ministres conservateurs consécutifs tenteront, mais en vain, de continuer son oeuvre. Encore aujourd’hui, presque un siècle après sa mort, le ton essentiel de modération donné par Macdonald aux affaires canadiennes subsiste toujours. Un jour, dans un rassemblement électoral, une voix avait clamé : « Tu ne mourras jamais, John Alexander ! » Et dans le sens que son esprit généreux et pondéré survit parmi ses concitoyens, cette prédiction s’est réalisée.