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Le crime doit être puni, mais le châtiment avilit tous les intéressés lorsqu’il se teinte de cruauté. La société a beaucoup évolué depuis le temps où elle punissait ses criminels par esprit de vengeance. Pourrait-elle aller plus loin et faire en sorte maintenant que le châtiment rapporte ?

La Bible nous dit que le premier crime a été commis alors que la terre avait seulement deux habitants. Dieu avait défendu à Adam de manger le fruit de l’arbre de la connaissance du bien et du mal ; tentée par le serpent, Ève y goûta et en présenta à son mari. C’était, si vous voulez, un simple vol ; Dieu s’était réservé le fruit d’un seul arbre après avoir invité le couple à manger du fruit de tous les autres. Ce premier crime fut rapidement suivi du premier châtiment : Adam et Ève furent chassés du jardin d’Éden, exilés dans ce lieu de labeur et de souffrance qu’est pour nous le monde réel.

Qu’on le suppose véridique ou allégorique, ce récit nous rappelle que le crime tient à la condition humaine et qu’il est vieux comme l’espèce. Même chose pour le châtiment : le principe fondamental de la justice est que chacun doit accepter de porter le poids de ses fautes.

Il n’y a pas que le judéo-christianisme qui pense de la sorte. Les anthropologues ont découvert que les sociétés les plus primitives réprimaient les actes criminels. Non seulement le châtiment est-il moralement nécessaire, mais il est essentiel à la survie de la communauté. Les hommes se sont toujours entendus pour punir ceux d’entre eux qui transgressaient les lois du groupe et menaçaient ainsi la sécurité collective.

Mais en prenant en main la vengeance divine, ils s’arrogeaient en même temps le droit d’assouvir leur propre colère sur les transgresseurs. L’Ancien Testament nous apprend que les enfants incorrigibles et les filles qui n’étaient plus vierges au moment du mariage devaient être lapidés jusqu’à ce que mort s’ensuive. « C’est ainsi que tu ôteras le mal du milieu de toi », explique l’auteur du deutéronome.

Au cours des siècles, les hommes se sont employés avec une délectation sadique à « ôter le mal du milieu d’eux ». Que d’ingéniosité dans les sentences de mort : noyade, empalement, décapitation, pendaison, saut dans le vide, supplice de la roue. Que de sévérité pour les délits mineurs, et il fallait qu’ils soient vraiment mineurs pour ne pas évoquer la peine de mort ; n’allait-on pas jusqu’à marquer les coupables au fer rouge, à leur rompre les membres, à les fouetter ou à les mettre au pilori ? Jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, une grande partie des crimes répertoriés dans les livres de droit de tous les pays d’Europe étaient passibles d’exécution publique.

C’est seulement au début des années 1800 qu’on a commencé à infliger des peines de prison aux malfaiteurs. Il y avait des prisons auparavant, mais c’était surtout des lieux de détention où les accusés attendaient leurs procès. Sur le plan humain, l’ordre nouveau n’apportait pas une bien grande amélioration. La fameuse prison anglaise de Newgate était, de l’aveu d’un visiteur : « humide et puante, baignant dans un demi-pied d’eau, avec un égout ouvert au milieu du plancher… Pour se réchauffer les prisonniers se serraient les uns contre les autres sur des tas de haillons qui exhalaient une odeur pestilentielle ».

Des réformateurs ont réussi à faire cesser ces conditions effroyables en provoquant un sentiment de honte nationale à leur sujet. L’idée de vengeance sociale a fait place graduellement à l’idée que le régime carcéral pourrait offrir un moyen de corriger les délinquants, mais les méthodes sont restées punitives : leur but était de rendre la vie suffisamment dure aux condamnés pour leur enlever l’envie de recommencer. On espérait en même temps dissuader les délinquants en puissance, bien que sachant que les horribles châtiments infligés aux malfaiteurs dans le passé n’avaient jamais réussi à retenir les criminels vraiment endurcis.

L’esprit de vengeance avilit l’homme ; l’indulgence l’ennoblit

La rigueur des conditions de vie imposées aux prisonniers s’est relâchée vers la fin du XIXe siècle. La formule « oeil pour oeil, dent pour dent » est alors devenue le principe directeur de la pénologie. Souvent interprétée à tort comme une incitation à la vengeance, la loi du talion établit au contraire les limites du châtiment : on peut prendre un oeil pour un oeil, mais rien de plus.

Les humanistes de l’époque victorienne qui réclamaient l’adoucissement des régimes pénitentiaires soulignaient qu’une société s’abrutit en tolérant l’infliction de souffrances inutiles. Ils préconisaient une plus grande clémence dans l’administration de la justice, alléguant que si l’esprit de vengeance avilit l’homme, l’indulgence au contraire l’ennoblit.

C’est par le biais de ces appels aux bons sentiments du corps social que la commisération a fini par s’infiltrer dans le système correctionnel. La notion de redressement s’est élargie jusqu’à englober la rééducation morale qui devait permettre à l’individu de devenir un citoyen utile lors de son retour à la vie normale.

Au Canada, cette évolution a produit un système qui conserve des traces de toutes les fonctions qui ont été assignées aux prisons par le passé. On cherche à punir, à dissuader et à rééduquer les délinquants tout en protégeant le public. Mais même si l’on atteint tous ces buts dans certains cas, il y a un domaine où l’on ne peut qu’échouer ; c’est celui de la prévention. Il a été amplement prouvé, en effet, que l’emprisonnement pouvait engendrer le crime en exposant des jeunes gens impressionnables à l’influence de criminels invétérés.

Pour parer à ce danger, l’administration pénitentiaire canadienne essaie de séparer les détenus selon la gravité de leurs fautes mais, malgré cela, les dossiers d’un grand nombre de récidivistes révèlent une progression décourageante dans la gravité des infractions.

Le seul antidote contre la contagion serait de mettre moins de gens derrière les barreaux. Cependant, les autorités judiciaires canadiennes sont, plus que celles de bien d’autres pays, portées à répondre au crime par l’emprisonnement.

Les Canadiens ont tendance à surestimer la fréquence des crimes contre les personnes

Ce fait est mentionné dans un document de 1982, intitulé « Le Droit pénal dans la société canadienne », dans lequel le ministère de la Justice expose l’intention et les principes de la révision du droit pénal, entreprise conjointement avec les provinces. Un des objectifs de cette révision était de réduire la fréquence des peines de prison et de recommander d’autres châtiments.

À première vue, pareille initiative semble faire fi de l’opinion publique qui favoriserait plutôt un durcissement de l’attitude des autorités compétentes à l’égard de la criminalité croissante. Mais le document précise que les gens en général connaissent mal l’ampleur de la criminalité au Canada, en partie parce que pour eux, toute la question se limite aux crimes contre les personnes.

Il rapporte les résultats d’un sondage dans lequel on demandait aux Canadiens quel était, selon eux, le pourcentage des crimes contre les personnes – voies de fait, viols, vols à main armée et ainsi de suite – dans l’ensemble des crimes commis au Canada. Or, les répondants avaient estimé ce pourcentage à 53,9 alors qu’en fait le nombre de ces crimes au cours des quelques années précédentes ne représentait pas plus de huit pour cent de tous les délits signalés à la police.

Les auteurs du document présument que l’écart démesuré entre la situation réelle et l’idée que s’en fait le public peut s’expliquer en partie par l’attention que la presse écrite et parlée accorde aux crimes contre les personnes, bien faits pour frapper l’imagination populaire. N’importe quel journal télévisé risque de donner l’impression que la violence est chose courante. Les Canadiens regardent également des émissions américaines qui leur laissent croire qu’en matière de criminalité comme à bien d’autres égards, les deux pays se ressemblent énormément. En vérité, la société canadienne est loin d’être aussi violente que la société américaine. Proportionnellement, il se commet presque cinq fois plus de crimes contre les personnes aux États-Unis qu’au Canada.

Ce n’est évidemment pas une raison pour rester passif devant la montée de la criminalité au Canada. Le nombre des infractions signalées à la police a plus que doublé dans les années 70, bien qu’il se soit quelque peu stabilisé depuis 1975. Malgré tout, la situation ne semble pas justifier des mesures draconiennes pour mettre le public à l’abri des crimes contre les personnes. Selon les plus récentes statistiques, qui vont jusqu’à 1982, ce type de crimes n’a pas augmenté tellement plus vite que la population. Le taux des homicides a régressé depuis 1975.

Le système judiciaire canadien n’est pas particulièrement clément

La majorité des délinquants incarcérés dans les établissements du Service correctionnel fédéral en 1981-82 étaient coupables de délits contre les biens, principalement de vols avec ou sans effraction. Dans les prisons provinciales, la plupart des détenus avaient été condamnés pour conduite en état d’ébriété ou pour non-paiement d’amendes. À part cela, les gens sont condamnés à la prison pour une grande variété de raisons (souvent parce qu’ils sont incapables de payer les amendes imposées). En plus des 350 lois que contient le Code criminel du Canada, il existe quelque 40 000 lois fédérales et provinciales et d’innombrables règlements municipaux.

Le fait de classer parmi les infractions criminelles des contraventions comme faire du ski nautique la nuit ou vendre du poisson sans permis fausse lourdement les statistiques sur la criminalité. Par ailleurs, l’extension de la réglementation gouvernementale à un nombre toujours croissant de domaines crée de plus en plus d’occasions de contraventions. Cette image faussée de la situation est en grande partie responsable de l’inquiétude grandissante du public devant la « progression de la criminalité ». Les gens qui réclament des châtiments plus rigoureux pour endiguer cette menace sont également obnubilés par l’idée que le système judiciaire canadien est exagérément clément alors que c’est en fait un des plus stricts du monde occidental.

L’impression que le système est trop mou vient également de ce que les organes d’information se concentrent volontiers sur le sensationnel. À en croire la presse, il serait très facile d’obtenir une libération sur parole. Or, au contraire, la chose est plus difficile ici que dans la plupart des autres pays occidentaux. La Commission nationale des libérations conditionnelles rejette environ 60 pour cent de toutes les requêtes initiales.

Lors du sondage Gallup déjà mentionné, quatre répondants sur cinq étaient convaincus qu’un nombre élevé de prisonniers sur parole récidivaient peu de temps après leur sortie de prison. Tous estimaient le taux de récidive à cinq fois le chiffre réel. C’est qu’on a tendance à penser que toutes les personnes en liberté conditionnelle sont des prisonniers sur parole alors que cette catégorie comprend également ceux qui sont en liberté sous caution, en période de probation ou en liberté surveillée.

Solution de rechange à l’emprisonnement, la libération sur parole permet aux détenus de purger leurs peines tout en se réintégrant dans la collectivité. Au Canada, les prisonniers deviennent normalement admissibles à la libération sur parole au bout de sept ans ou lorsqu’ils ont subi les deux tiers de leurs peines, selon le cas. Entre-temps, ils peuvent obtenir des congés temporaires pour des raisons de rééducation ou de commisération. La Commission nationale des libérations conditionnelles peut refuser les requêtes des prisonniers convaincus de crimes contre les personnes, tant qu’ils n’ont pas purgé la moitié de leurs sentences. Depuis 1976, les détenus condamnés pour assassinat ne sont pas admissibles à la libération sur parole avant 25 ans.

Le quart environ des détenus libérés sur parole retournent en prison, soit qu’ils commettent une nouvelle infraction ou qu’ils ne remplissent pas les conditions exigées. Toutefois, le taux de récidive grimpe à environ 50 pour cent parmi les prisonniers qui sont mis en liberté surveillée après avoir purgé les deux tiers de leurs sentences, en vertu du règlement qui prévoit une « remise de peine pour bonne conduite ». Ce sont généralement des individus que la Commission avait refusé de libérer jusque-là parce qu’elle les considérait comme particulièrement dangereux. Par conséquent, la plupart des récidives scandaleuses que les médius vitupèrent à coeur joie sont le fait de gens que les autorités ont refusé de libérer jusqu’à ce que la loi les y oblige.

Le régime des libérations conditionnelles tient compte du fait que la grande majorité des détenus seront libérés tôt ou tard. Il est donc logique de les réintroduire graduellement dans la vie communautaire. Mais, selon un exposé de principe, la Commission croit fermement que la collectivité ne doit pas être exposée à des risques inacceptables du fait de la libération des délinquants. Sa considération principale lorsqu’il s’agit d’accorder, de refuser ou de révoquer une libération sur parole est donc l’ampleur du danger que sa décision pourrait présenter pour le public.

La libération sur parole est une des méthodes de réadaptation sans détention qui se répandent depuis peu au Canada. Présentement la plupart des peines imposées par les tribunaux (en sus des amendes) sont maintenant purgées hors de prison. En 1981-82, par exemple, il y avait 21 000 détenus dans les prisons fédérales et provinciales, alors que 73 000 personnes, condamnées pour une infraction quelconque, purgeaient leurs peines dans la communauté. De ce nombre, près de 90 pour cent avaient obtenu un sursis, ce qui signifie qu’elles sont passibles d’emprisonnement si les conditions de cette liberté restreinte ne sont pas remplies.

Depuis quelques années, les services de réadaptation régionaux étendent leurs activités de toutes parts. Ils ont mis sur pied des programmes spéciaux visant divers groupes de délinquants (les femmes, les autochtones, les automobilistes surpris en état d’ébriété, etc.) et le travail est de plus en plus souvent confié à des volontaires sans formation professionnelle.

Les gouvernements sont enchantés de ces développements. Même s’ils représentaient 75 pour cent des cas relevant du système pénitentiaire, les délinquants en liberté conditionnelle ont occasionné en 1981-82 huit pour cent seulement des dépenses de l’ensemble des services correctionnels. Garder les gens en prison est devenu extrêmement coûteux : 80 $ par jour en moyenne pour chaque détenu, c’est-à-dire 106 $ par jour dans le système fédéral et 65 $ par jour dans les systèmes provinciaux. Cela représente plus d’un milliard de dollars par année.

Pour des raisons financières uniquement, les gouvernements fédéral et provinciaux souhaitent transférer des prisons à la communauté une plus grande partie des services correctionnels. Un des principes fondamentaux du projet de révision du code pénal présenté récemment à la Chambre des communes est que l’emprisonnement devrait être considéré comme un dernier recours et réservé aux criminels les plus dangereux.

En outre, le fait d’imposer un plus grand nombre de peines à purger dans la communauté peut contribuer à réparer une injustice fondamentale. Jusqu’à tout récemment, on considérait le crime comme un affront à la société en général et l’on se souciait peu de faire justice à la victime.

Or, présentement, on essaie partout au Canada d’imposer des sentences qui amènent les coupables à dédommager leurs victimes. Lorsqu’il est impossible de discerner une victime en particulier, les délinquants sont parfois obligés de dédommager la communauté en travaillant pour des bonnes oeuvres.

Le système persistera vraisemblablement dans cette voie. La chose ne va pas sans risques, bien sûr, mais il semble qu’elle constitue une étape naturelle dans l’évolution amorcée lorsqu’on a cessé de pendre les gens pour des larcins. De toutes façons, la rigueur des châtiments n’a jamais découragé les délinquants. Si nous ne pouvons pas éliminer le crime, nous pouvons au moins essayer d’en tirer quelque chose. La réadaptation sans détention offre aux victimes et à la société une occasion de se dédommager des torts subis.