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L’action conjuguée de la micro-informatique et des télécommunications est en train de changer notre vie. Est-elle en train de nous asservir ? Non, mais nous devons réfléchir à la façon d’utiliser ces technologies pour en tirer le meilleur parti possible.

Il faudrait être complètement coupé du monde pour ne pas savoir que la révolution informatique touche maintenant tous les pays riches. On nous a dit et répété qu’une ère nouvelle commençait et que nous allions devoir nous adapter à des conditions de vie radicalement différentes de celles que nous avons connues jusqu’ici. Le message est sans doute plus impératif pour ceux qui ont vu leur travail transformé par la dernière vague technologique que pour ceux qui ont été épargnés, mais quel que soit le milieu où nous évoluons, nous nous demandons tous ce qui se passe.

D’abord, s’agit-il vraiment d’une révolution ou simplement d’une accélération du processus d’évolution millénaire qui, à cause de sa vitesse même, donne l’impression d’une rupture ?

L’accélération ne fait pas de doute. Selon un document publié en 1982 par le Conseil des Sciences du Canada, la technologie a progressé et s’est diffusée de sept à dix fois plus vite au cours des quelques dernières années qu’à toute autre époque. On ne saurait nier non plus l’ampleur du changement. Le même document précise que depuis 1968, la puissance de traitement des ordinateurs a été multipliée par 10 000, tandis que le coût de l’unité de performance était divisé par 100 000. L’économiste Edward Steinmuller de l’Université Stanford a dit que si l’aéronautique avait évolué au même rythme que l’ordinatique, les avions transporteraient maintenant un demi-million de passagers à 20 millions de milles à l’heure, pour moins de un cent chacun.

Bien d’autres statistiques aussi spectaculaires sont citées pour montrer à quel point les nouvelles technologies électroniques sont révolutionnaires, mais les événements sont peut-être encore plus convaincants que les chiffres.

Les révolutions renversent l’ordre établi et aucune industrie n’était plus fermement établie il y a quelques années que l’horlogerie suisse. Or, l’apparition des montres à quartz de fabrication japonaise, peu coûteuses et d’une grande précision, a entraîné en Suisse la disparition de dizaines de milliers d’emplois et la faillite de centaines de fabricants avant que l’industrie ne finisse par se recycler dans les articles de luxe. Ce bouleversement a marqué le passage de l’ère industrielle à l’ère électronique. Les rouages les plus perfectionnés au monde ont été remplacés par des cristaux minuscules et par des batteries sans aucune pièce mobile.

Bien d’autres institutions familières ont été secouées par le développement de la microélectronique. Les chaînes américaines n’avaient jamais vu diminuer le nombre de téléspectateurs avant l’apparition des jeux et enregistreurs-lecteurs vidéo. Les stations-service traditionnelles cèdent la place à des libre-service capables d’offrir de meilleurs prix grâce aux pompes automatiques qui enregistrent les achats d’essence directement à la caisse centrale. Les snack-bars de quartier sont supplantés par des établissements qui utilisent des systèmes automatisés pour remplir les commandes et contrôler les stocks.

Les heures de la banque, pourtant consacrées par l’usage, sont modifiées par des terminaux accessibles vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Le service postal est remis en question par la possibilité d’acheminer lettres et documents par télécopieurs et autres visiophones. Les machines de traitement de texte menacent d’éliminer la machine à écrire, tout comme la calculatrice électronique a éliminé la machine à additionner. A l’inverse, le commerce des appareils à sous se relève sous l’impulsion des jeux vidéo.

Nous pouvons donc supposer qu’il s’est effectivement produit une révolution. Elle a été provoquée principalement par le développement des microplaquettes. Capables de compter, de mémoriser des fonctions, de reconnaître des symboles et de décoder des instructions, ces pastilles de silicium ont permis de réaliser des merveilles comme le répondeur automatique et la caisse enregistreuse qui sait le prix d’une grappe de raisin et qui peut dire ce que contient une boîte de conserve rien qu’à lire la série de traits mystérieux qui se trouve sur le côté.

Qu’entendons-nous par information automatique ?

Ces microplaquettes ou « puces » ont une incroyable capacité de stockage d’informations. En combinant la technologie des microplaquettes et l’utilisation du laser, on pourrait faire tenir sur l’un des murs d’une pièce de séjour les 435 kilomètres de rayonnages de la Bibliothèque du Congrès à Washington. Et la capacité des microplaquettes augmente toujours.

Pour la plupart des gens, le mot information évoque le journal télévisé et les documentaires. Le fait que nous soyons la société la mieux informée ou, en tout cas, la plus informée de l’histoire est une caractéristique importante des temps actuels. Mais les prophètes contemporains ne pensent pas seulement aux médias lorsqu’ils prétendent que notre vie est en train d’être asservie à l’information. C’est que les communications sont devenues l’une des principales préoccupations d’une économie moderne.

De plus en plus, l’information est véhiculée au moyen de deux technologies – télécommunications et informatique – dont la combinaison a créé une discipline nouvelle, la télématique. Au moment même où la capacité des réseaux de communication intérieurs augmentait de plusieurs milliers de fois grâce au remplacement des fils de cuivre par des fibres optiques et des liaisons par microondes, les satellites étendaient à tout le globe la portée des systèmes de télécommunication.

La possibilité de transmettre l’information instantanément et de la stocker pour s’en servir plus tard a transformé dans bien des cas la façon de faire les choses. Par exemple, grâce à la télématique, les investisseurs ont maintenant accès aux marchés des actions et obligations de n’importe quel pays et cela, à toute heure du jour.

La capacité de stockage et de traitement des microplaquettes a contribué à cette évolution. Si un courtier de Vancouver veut obtenir le dernier cours d’une valeur inscrite à la Bourse de Hongkong, il peut l’appeler à tout moment sur un terminal à écran. Le microprocesseur de l’appareil fouillera sa mémoire pour calculer le rapport cours-bénéfice, de même que le rendement.

Les machines aujourd’hui conversent entre elles aussi bien qu’avec les gens. La communication machine-machine est chose courante dans l’industrie. Il y a quelques années, les machines-outils étaient guidées par des ouvriers qui exécutaient la série de mouvements indiqués sur un plan tracé à la main. Maintenant, les instructions portées sur les plans sont élaborées par un ordinateur et introduites dans un autre ordinateur qui commande la machine. Ces instructions sont ce qu’on appelle de l’information automatique.

Dorénavant, on travaillera davantage sur l’information et moins sur la matière

Les échanges entre ordinateurs ont entraîné une espèce d’explosion de l’information. Les machines multiplient la masse d’informations disponibles en combinant diverses séries de données pour en produire de nouvelles. Leur capacité de comparer et d’intégrer des renseignements disparates a ouvert de nouveaux horizons à la recherche dans de nombreux domaines. La question fondamentale de toute investigation scientifique – qu’arriverait-il si… ? – peut être explorée indéfiniment en juxtaposant faits et chiffres jusqu’à ce qu’une hypothèse soit confirmée ou détruite.

Comme la masse des informations produites augmente sans cesse, elle accapare une partie croissante des énergies de la société. À l’occasion d’une étude faite en 1980 pour le ministère fédéral des Communications, Shirley Serafini et Michel Andrieu ont établi que le domaine de l’information occupait alors au moins 40 pour cent de la main-d’oeuvre canadienne contre 29 pour cent en 1951. Ils incluaient dans cette catégorie de travailleurs ceux qui produisent l’information (comme les ingénieurs et les spécialistes), ceux qui la traitent (comme les cadres et les commis), ceux qui la diffusent (comme les enseignants et les journalistes) et ceux qui font marcher les machines (comme les opérateurs mécanographes et les imprimeurs). Leurs critères ont de quoi surprendre les gens qui pensent encore à l’information en termes traditionnels. Par exemple, les optométristes sont classés parmi les producteurs puisque, si l’on y pense, les résultats des examens de la vue sont de l’information. Les juges traitent l’information puisqu’ils doivent analyser les témoignages présentés par les avocats qui, eux, font également partie des producteurs parce qu’ils recueillent les faits et alignent les précédents.

Selon un théoricien de la gestion, Peter Drucker, l’information est devenue « l’avoir principal, le centre de responsabilité et la ressource centrale de l’économie ». Avec la fin de l’ère industrielle, le nombre des travailleurs employés dans le domaine de l’information croîtra en raison inverse de celui des travailleurs directement engagés dans la production de biens. Il y aura dans les usines relativement moins de mécaniciens et relativement plus d’informaticiens. Même dans l’industrie extractive, comme l’exploitation des mines et forêts, les effectifs diminueront nécessairement au fur et à mesure que le matériel sera automatisé.

La suppression des emplois est une des grandes craintes qui accompagnent l’automatisation. Des pessimistes prédisent que les robots vont décimer la main-d’oeuvre actuelle. Ils prétendent que la micro-informatique aura sur l’homme les mêmes conséquences que le moteur à combustion interne a eues sur le cheval, et que les travailleurs en surnombre n’ont pas plus de chances d’être réemployés dans les industries nouvelles engendrées par le phénomène électronique que les chevaux n’en auraient eu de trouver à se placer dans l’industrie automobile au cours des années 20. Or, la réalité est loin d’être aussi dramatique. Il y a une dizaine d’années que l’informatique a fait irruption dans l’économie canadienne et le marché du travail ne s’est pas effondré malgré la grave récession qui a touché presque tous les pays du monde.

Le danger serait de croire que les machines ont une vie à elles

Même si la structure de l’emploi a été modifiée – comme elle l’avait été par exemple lorsque le chauffage au mazout a remplacé le chauffage au charbon – les économies développées ont assez bien soutenu le choc technologique. Il y a cinq ans, ce qui est long par rapport au rythme des progrès technologiques, les 400 000 ordinateurs en service aux États-Unis étaient censés accomplir le travail de cinq billions de personnes, mais les masses n’étaient pas en chômage pour autant. La productivité porte sa propre récompense sous la forme d’une compétitivité internationale accrue, qui est elle-même génératrice d’emplois. Le Japon a un taux de chômage très faible par rapport à l’Occident et c’est pourtant le pays le plus productif au monde.

Le Canada pour sa part n’a pas d’autre choix que d’améliorer sa productivité s’il veut conserver sa place parmi les nations commerçantes. Heureusement, les Canadiens ont adopté d’emblée les nouvelles technologies. Les entreprises canadiennes font figure de leaders dans les domaines des télécommunications par satellite, de la transmission numérique, du traitement de texte et des applications de l’informatique à des disciplines comme le génie civil, par exemple. En même temps que ces industries de pointe, axées sur l’exportation, offrent de nouvelles possibilités d’emploi aux Canadiens, la micro-technologie met à leur disposition des moyens d’accomplir plus efficacement les anciennes tâches. Plus productive et plus compétitive, l’économie canadienne deviendra aussi plus prospère.

Le vrai danger serait de considérer le progrès technique comme une espèce de force occulte qui échappe au contrôle de ses instigateurs. Il est vrai que les ordinateurs « intelligents » et les machines qui programment et fabriquent maintenant d’autres machines sont bien faits pour encourager ce qu’on a appelé la « superstition de la science ». Ils conjurent une vision kafkaïenne où des armées de robots asservissent l’humanité à une poignée de mégalomanes, à moins que, défiant leurs maîtres, ils ne prennent le pouvoir pour leur propre compte… comme dans certains livres de science-fiction.

La qualité des résultats est fonction de la qualité des données à l’entrée

Et c’est un fait qu’ils ont le pouvoir de déshumaniser la vie. Les sociologues s’inquiètent déjà de l’influence antisociale des jeux vidéo. Ils craignent plus encore que l’avènement prochain des systèmes de vidéotextes ne crée une classe d’ermites de l’électronique, heureux de travailler à domicile, de se divertir sans sortir de chez eux et de communiquer avec tous leurs fournisseurs par machine interposée. Qu’adviendra-t-il alors des relations sociales, si essentielles au bien-être de la collectivité ? Les éducateurs se plaignent que l’enseignement automatisé « programme » les étudiants et qu’il ne laisse pas de place à la pensée critique et à l’intuition.

Parce que les machines donnent l’impression de penser à une vitesse folle, nous risquons de confondre information et connaissance. Or, comme l’explique si bien François Châtelet, philosophe contemporain : « Une information, c’est une donnée brute, très différente d’une connaissance. Dans la connaissance, il y a une formulation qui exprime un contenu et qui le modifie en y introduisant l’intelligibilité ».

Une grande partie des informations concentrées dans les ordinateurs sont fausses, tendancieuses, incomplètes ou déformées. L’excès de confiance dans l’information automatique explique quelques-unes des bévues courantes dans l’établissement des budgets et la prise de décision. Il est toujours préférable de passer au crible de la raison et de l’expérience les faits et chiffres fournis par la machine et de ne jamais oublier que la qualité des résultats est fonction de la qualité des données à l’entrée.

Ce serait donc une grave erreur de croire que des machines peuvent penser à notre place. Quoi qu’on en dise, même les ordinateurs dits « intelligents » ne le sont pas tant que ça puisqu’ils n’ont pas d’idées. Ce sont plutôt des auxiliaires qui peuvent nous soulager des tâches répétitives pour que nous puissions nous consacrer à un travail plus utile. La magie de l’esprit réside dans l’imagination, dans l’intuition et son originalité, toutes qualités étrangères aux machines. Celles-ci ne sauraient synthétiser les faits et les connaissances pour en tirer cette chose précieuse entre toutes : la sagesse. Dépourvues d’esprit critique, elles ne savent pas juger. Condamnées à n’échanger entre elles que des informations, elles sont incapables de ces conversations fertiles en trouvailles.

Ce que les machines peuvent faire, c’est nous fournir les outils nécessaires au travail intellectuel. Utilisées de cette manière, elles peuvent nous aider à réaliser les plus nobles aspirations de l’humanité. En mettant ces outils à la disposition de tous, elles leur permettent de participer au processus décisionnel et favorisent ainsi la démocratie et la justice. Elles peuvent encourager l’amour des connaissances et la quête de la sagesse. Elles peuvent nous rapprocher enfin de cette société idéale dont rêvaient les philosophes grecs.

Mais pour atteindre la sagesse par la voie de la technologie, il faut se garder de surestimer les machines et surtout ne pas croire qu’elles pourraient nous dispenser de penser. Selon Jacques Ellul, critique français de l’ère technologique, nous avons tous le choix entre développer une mentalité de robot ou apprendre à utiliser la technologie sans nous laisser utiliser, assimiler ou dominer par elle. L’esclave pourrait effectivement usurper la place du maître si nous nous laissions intimider par elle ou si nous nous laissions aller à la considérer comme une force irrépressible. Par contre, si nous gardons les yeux fixés sur les valeurs humaines, nous pouvons en faire une alliée incomparable. C’est là son vrai rôle et c’est à nous de ne pas l’en faire dévier.