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C’est un privilège qui n’est pas donné à tous que d’avoir des amis, mais la plupart d’entre nous le tiennent pour acquis. Nous examinons ici cette chose rare qu’on appelle l’amitié, sa signification et ce qu’il faut faire pour l’entretenir…

A-t-on jamais vu homme plus triste qu’Howard Hughes ? Avec sa fortune considérable, il pouvait se procurer tout ce que l’on peut acheter. Mais ce qu’il n’avait pas et ne pouvait acheter l’a plongé dans une profonde misère spirituelle. Car, comme chacun sait, il n’avait pas un seul ami au monde.

Des quantités de chansons populaires nous disent qu’une vie sans amour ne vaut pas la peine d’être vécue. Apparemment, le sort de Hughes a voulu qu’il vive et meure sans connaître l’amour, car l’amour est au coeur de l’amitié.

Souvent, quand nous parlons de l’amitié, nous la dépouillons de sa riche valeur émotive. Nous avons été conditionnés à voir dans l’amour la passion romanesque célébrée par la musique populaire, méconnaissant l’amour moins démonstratif et moins fugace qui existe entre des amis.

Cela est dû en partie au fait que nous utilisons un vocabulaire imprécis. Nous disons ainsi qu’Untel est un de nos « amis » au lieu de dire simplement que c’est une de nos connaissances, un associé ou un camarade. Nous ne parlons pas vraiment de quelqu’un pour qui nous éprouvons un « sentiment… d’affection ou de sympathie qui ne se fonde ni sur les liens du sang, ni sur l’attrait sexuel » selon l’expression consacrée par le Petit Robert dans sa définition de l’amitié.

Les grands penseurs de l’histoire ont donné une définition encore plus restrictive de l’amitié. Ils se sont beaucoup interrogés sur son essence en raison de l’importance qu’ils attachaient à son rôle dans la société civilisée. Ils admettaient que si les gens ne s’aimaient pas les uns les autres en dehors de leurs groupes familiaux ou tribaux, toute la structure sociale risquait de s’effondrer. Et peut-être parce que l’amitié recouvrait beaucoup de choses pour eux, ils avaient tendance à l’idéaliser voyant en elle un lien privilégié que les gens doivent s’efforcer de créer.

Les hommes et les femmes modernes établissent toutes sortes de catégories et de degrés d’amitié : ils ont leurs relations d’affaires, leurs « relations mondaines », leurs bons amis, leurs amis intimes, etc. Les philosophes et les écrivains d’autrefois ignoraient de pareilles distinctions. Pour eux, l’amitié n’existait qu’au degré le plus élevé, le plus intime.

L’intimité exigée par leurs critères très stricts n’était pas inférieure (et souvent supérieure) à celle qui existe dans un mariage heureux. Aristote disait que des amis c’est « une même âme incarnée dans deux corps ». Pour Francis Bacon l’ami est celui « à qui l’on peut dire ses joies, ses peines, ses craintes, ses espoirs, ses soupçons, donner des conseils, enfin dire tout ce que l’on a sur le coeur ». Une amitié aussi intense est extrêmement rare.

« Un ami dans une vie c’est quelque chose ; deux c’est beaucoup ; trois, ce n’est guère possible » a écrit l’historien et philosophe Henry Adams. Samuel Johnson est allé plus loin en disant que « tant de qualités sont nécessaires pour rendre possible l’amitié et tant d’accidents doivent concourir à son épanouissement et à sa pérennité » que la plupart des humains doivent s’en passer et se contenter d’alliances d’intérêt et de rapports de dépendance.

Il est possible que des êtres de moindre envergure que Samuel Johnson et d’autres sages doivent se contenter de types d’amitié inférieurs à l’état idéal qu’ils envisageaient. Toutefois nous pouvons au moins essayer de nous en approcher en gardant présent à l’esprit qu’il ne s’agit pas d’un état passif. La véritable amitié n’est pas hors de notre portée si nous nous donnons la peine d’entretenir nos amitiés comme elles le méritent.

Quelles sont les qualités qui font les véritables amis ? La première qui vient à l’esprit est la fidélité. En effet, il est facile d’entretenir une amitié quand tout va bien ; en revanche, il faut des efforts et de la persévérance pour demeurer un ami fidèle quand la vie de l’autre s’assombrit. L’expression selon laquelle on ne connaît ses amis que dans l’adversité remonte aux philosophes romains.

La question de savoir si l’argent et l’amitié peuvent cohabiter a toujours été délicate. En général, il est admis que les questions financières portent le plus souvent préjudice à l’amitié. Pourtant, l’un des critères de l’amitié est précisément de donner sans être sûr d’être remboursé.

Jouer sa réputation est encore une autre preuve de fidélité. Il peut être opportun pour des raisons d’affaires ou d’ordre social de mettre une certaine distance entre vous et vos amis quand ils ont des revers de fortune. Des circonstances encore plus difficiles peuvent se présenter. Si l’un de vos amis était inculpé à la suite d’un crime infamant : clameriez-vous son innocence au risque de perdre votre réputation devant les preuves écrasantes qui l’incriminent ? Et s’il était condamné : continueriez-vous à lui accorder votre amitié sans tenir compte du qu’en-dira-t-on ?

Partager ce qu’un ami a le droit de partager

Toute relation amicale, quel que soit son degré d’intimité, suppose un certain partage. Les amis échangent couramment des expériences, des idées, des efforts, des souhaits et des biens matériels. À titre d’ami intime, on peut vous demander de partager des douleurs morales, d’immenses chagrins. Même si vous le redoutez, il vous faudra peut-être aider un ami à traverser la peur et la solitude causées par une grave maladie ou la mort d’un être cher, en sachant qu’il ferait de même pour vous.

Oscar Wilde en a dit long sur l’amitié à l’état pur quand il écrivit que si l’un de ses amis ne l’invitait pas à une fête, cela ne le troublerait nullement mais que si cet ami « avait une peine et refusait de lui en faire part, il le ressentirait des plus amèrement. S’il me fermait les portes de la maison du deuil, je me représenterais sans cesse en demandant à y être introduit, de façon à pouvoir partager ce que j’ai le droit de partager. »

Il n’est toutefois pas besoin de crise pour éprouver la solidité d’une amitié car, comme l’a dit le prédicateur et homme de lettres anglais W. Robertson, « celui qui est capable de grands actes d’amour est toujours celui qui en fait de petits, pleins de considération ». Si les amitiés se forgent souvent dans le creuset de l’adversité mutuelle, comme en témoigne l’attachement durable que se vouent d’anciens compagnons d’armes, elles s’édifient plus couramment petit à petit, au fil des ans, grâce à de petites gentillesses.

Le dicton « rien ne vaut les vieux amis » en est la confirmation. Il est vrai aussi que plus on vieillit, plus on s’attache à ses amis ; et les amis que nous chérissons le plus sont ceux avec lesquels nous avons longuement cheminé à travers les périodes difficiles et plus faciles de l’existence.

Cela nous conduit au bonheur, le principal but de notre vie

Il ne faut pas méconnaître les avantages de l’amitié pendant les bonnes périodes de l’existence. En effet, les gens ne nouent pas des relations d’amitié pour se prémunir contre l’adversité. Ils le font parce qu’ils ont besoin de contact avec autrui. Or, nourrir chaque jour une amitié répond à ce profond besoin instinctif.

L’intérêt fondamental de l’amitié, c’est le plaisir que l’on en tire. Notre bonheur de vivre augmente quand on peut le partager avec quelqu’un qui a des attitudes et des goûts semblables aux nôtres. Le rire est l’une des principales choses que nous partageons avec nos amis. En effet, les amis rient des mêmes situations parce qu’ils envisagent l’existence de la même façon.

Le philosophe William James a avancé que le bonheur était le seul but commun à toute l’humanité. L’amitié nous permet d’avancer sur la voie qui mène à cet état des plus souhaitables. Selon l’expression du grand essayiste Joseph Addison, elle « double notre bonheur ». C’est ce dont nous prenons officiellement acte quand nous invitons des amis intimes à participer aux réjouissances des mariages et des anniversaires. Cependant, beaucoup d’entre nous ne se rendent pas compte du bonheur que ces événements leur apportent.

Dans notre société moderne où la mobilité est de rigueur, il est parfois impossible à des amis de rester en contact régulier. Nous pouvons devenir très paresseux et omettre de montrer à nos amis lointains combien ils nous sont chers en leur envoyant des lettres ou en leur téléphonant. Pour ceux d’entre nous qui se montrent ainsi négligents, les réflexions de Ralph Waldo Emerson sur l’essence de l’amitié : « … Sentir et dire d’autrui, je n’ai jamais besoin de le rencontrer, de lui parler ni de lui écrire ; nous n’avons pas besoin de renforcer mutuellement notre amitié ni de nous envoyer des gages de souvenir ; je me fie à lui comme à moi … » sont d’un certain réconfort.

L’absence peut toutefois nourrir l’amitié. Quand deux personnes sont souvent ensemble, elles connaissent trop bien leurs états d’esprit, leurs carences et leurs défauts.

L’amitié repose sur des concessions mutuelles de toutes sortes qui doivent laisser place aux défaillances de chacun. Nous sommes obligés par la nature de nos relations d’accepter nos amis tels qu’ils sont, avec leurs défauts et leurs qualités.

Ce n’est pas une mauvaise chose car cela nous apprend que nous ne sommes pas parfaits nous non plus : en effet, si un ami avec lequel nous partageons tant de choses peut avoir autant de défauts, c’est donc que nous devons bien en avoir quelques-uns nous aussi.

Nul ne peut entretenir une amitié sans faire preuve de considération, c’est pourquoi les personnes trop égocentriques n’ont presque jamais d’amis. Or, s’abstenir de dire des choses qui risquent de heurter nos amis est l’essence même de la considération. Quand nos amis nous heurtent par inadvertance, nous devons ne rien dire non plus. La principale qualité nécessaire pour réussir un mariage est, dit-on, de « savoir pardonner ». Cela vaut aussi pour les amis.

Mais on peut, dans certains cas, pousser le tact trop loin. Il peut arriver qu’il soit de notre devoir d’attirer l’attention d’un ami sur ses actes déraisonnés. Après tout, nous ne regarderions pas en silence un ami souffrir d’une blessure infligée par quelqu’un d’autre sans intervenir. Nous ne devons donc pas laisser un ami se faire du mal.

Un proverbe du Moyen-Orient définit un ami comme « quelqu’un qui vous avertit ». Cette formule indique bien la différence entre critiquer un ami pour son bien et le critiquer pour le plaisir. La nature humaine étant ce qu’elle est, les gens s’intéressent bien moins à leurs propres défauts qu’à ceux d’autrui. Un ami n’est ni un juge ni un censeur, et nous devons nous garder de le harceler quand son bien-être n’est pas en jeu.

Quand on doit dire absolument à un ami qu’il a tort, on doit aussi veiller à ne pas le critiquer davantage. « Condamnez vos amis en secret, et louez-les en public » est un conseil qui remonte au 1er siècle. Il a été donné par Syrus, l’esclave-poète romain, mais ce conseil est malheureusement souvent méconnu car comme l’a écrit Pascal : « Je mets que si tous sçavoient ce qu’ils disent les uns des autres, il n’y auroient pas quatre amys dans le monde. »

La Bible nous met en garde contre ces « amis qui ne sont amis que de nom ». Seule leur infidélité ultime peut nous les faire connaître. Or, depuis Adam et Eve, maints hommes et maintes femmes ont été trahis par des personnes apparemment bienveillantes qui agissaient en fait dans leur propre intérêt. Le théâtre et le roman auraient disparu au fil des siècles s’ils n’avaient été alimentés par le sinistre personnage du faux ami.

Dans la vie on trouve des personnes de ce genre qui cherchent à s’attirer la faveur des puissants et des individus les mieux en cour. Il existe plusieurs noms vulgaires pour désigner dans les usines et les bureaux ceux qui se font valoir pour obtenir des promotions. Ils flattent l’orgueil de leurs victimes en feignant l’admiration et l’affection. « Le Corbeau et le Renard » de La Fontaine nous ont pourtant appris « que tout flatteur vit aux dépens de celui qui l’écoute ».

Plus les gens prennent de pouvoir dans leurs affaires, en politique ou dans d’autres domaines de l’existence, moins ils peuvent être sûrs de leurs amis. Le manque d’amis des puissants et des hauts-placés est plus cruel quand ils ont abandonné leurs vieux amis en grimpant les échelons de la réussite terrestre.

Selon Nahan Tate, poète et dramaturge du XVIe siècle, « l’amitié est le privilège des gens du commun, car les grands dans leur misère intérieure ne connaissent aucun bienfait aussi substantiel ». Cela découle en partie de ce que les rapports entre les grands de ce monde et leurs inférieurs dans la société sont essentiellement fondés sur l’inégalité. Les liens d’amitié les plus satisfaisants et ceux des mariages les plus épanouissants se tissent entre des égaux, qui se traitent comme tels.

En tout cas, il ne peut y avoir d’amitié authentique si l’un des partenaires essaie de retirer plus de sa relation que l’autre. Il peut arriver qu’un des amis aide plus l’autre que cet autre ne l’aide, mais cela n’affecte nullement la nature de leur relation. Dans une véritable amitié, le partenaire le moins bien loti se montrerait aussi prévenant si les rôles étaient inversés.

« Les amis absents » : des personnages immortels qui vivent dans nos coeurs

Il est donc douteux que les gens puissent délibérément « se faire des amis » dans un autre but que l’amitié en soi. On nous conseille parfois de fréquenter des êtres admirables pour nous améliorer ou pour réussir dans la vie. Ce sont là de bien piètres conseils. On peut chercher et trouver de vrais amis comme on peut chercher et trouver de vrais amants, mais comme dans l’amour romanesque, c’est en laissant la nature suivre son cours que l’on a le plus de chances d’obtenir les meilleurs résultats.

Tel n’était pas apparemment l’avis de Samuel Johnson. Il a en effet déclaré que : « Si l’homme ne fait pas de nouvelles connaissances en s’avançant sur le chemin de la vie, il ne tarde pas à se retrouver seul. » Mais s’il est vrai que la mort nous enlève des amis quand nous prenons de l’âge, ces derniers ont quelque chose d’immortel. En effet, ceux qui ont matériellement disparu de notre vie vivent dans nos cours aussi longtemps que nous. C’est pourquoi l’on porte dans l’armée un toast aux camarades tombés sur le champ d’honneur ou, comme disent les soldats en levant leur verre, « en l’honneur de nos amis absents ».

Tant qu’ils sont encore vivants, il faut traiter nos amis comme les dons précieux de la Fortune qu’ils sont. Dans son essai classique « De l’amitié », Emerson écrit : « Nous prenons soin de notre santé, nous réparons notre toit pour qu’il soit étanche et nous veillons à toujours avoir assez de vêtements, mais qui prévoit avec sagesse que le bien le plus cher de tous …, les amis, ne nous manque pas ? »

« Le seul moyen d’avoir un ami c’est d’être un ami soi-même »

C’est dans cet essai que se trouve son fameux aphorisme : « Le seul moyen d’avoir un ami, c’est d’être un ami soi-même. » Être un ami au sens classique du mot n’est pas une mince entreprise. Voyons ce qu’il faut avoir pour jouer ce rôle selon le comte de Clarendon : le savoir-faire et le sens de l’observation du meilleur des médecins, la diligence et la vigilance de la meilleure des infirmières, la tendresse et la patience de la meilleure des mères. L’évêque Jeremy Taylor était, si cela est possible, encore plus exigeant. Pour lui l’amitié exigeait « le plus grand amour, l’utilité la plus grande, la communication la plus ouverte, les souffrances les plus nobles, la vérité la plus cruelle, les conseils les plus cordiaux, enfin la meilleure rencontre des esprits dont les hommes et les femmes courageux sont capables ». Il faut faire des sacrifices si l’on veut que nos amitiés atteignent les plus hauts sommets possibles ; toutefois, il est heureux que l’amitié soit l’une des rares entreprises humaines qui fasse du sacrifice un plaisir. C’est aussi la seule façon qui permette aux hommes et aux femmes ordinaires d’accéder à la noblesse de l’esprit. Et cela parce que, comme l’a dit l’humaniste américaine Lydia Child, « faire effort pour rendre les autres heureux nous permet de nous dépasser ». Les qualités de caractère nécessaires pour nourrir une véritable amitié : l’altruisme, l’esprit de tolérance, la prévenance, la loyauté, la fidélité et l’honnêteté sont tout simplement les plus belles qu’un être humain puisse posséder. Si nous, fragiles mortels, ne nous sentons pas capables de fournir l’effort nécessaire pour toujours avoir ces qualités, nous pourrons peut-être un peu mieux y réussir si nous nous souvenons que nous le faisons par une sorte d’amour qui entraîne l’amour. Or, aimer et être aimé mérite tous les efforts dont nous sommes capables.