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Nous ne savons jamais ce que l’avenir nous réserve. D’ailleurs, le voudrions-nous réellement ? L’incertitude galvanise les êtres humains et joue un rôle dynamique dans notre société. Il serait difficile à bien des égards de vivre sans elle. D’ailleurs, une telle tentative ne serait-elle pas insensée ?

Notre planète est un monde précaire. Aucune des créatures vivantes qui la peuplent ne peut échapper à l’incertitude. Ceci est particulièrement vrai pour l’espèce humaine, qui non seulement se trouve assujettie aux caprices de la nature, mais doit subir les nombreuses incertitudes qu’elle a elle-même créées.

Depuis l’aube des temps, l’homme éprouve une certaine ambivalence face à l’inconnu, source à la fois d’effroi et d’attrait. Alors qu’il était vêtu de peaux de bête, il savait déjà que l’inconnu pouvait lui apporter des joies comme des peines.

En acceptant de se lancer à la recherche des plaisirs de la vie et donc de s’exposer à des dangers, l’homme a pris la voie qui mène à la civilisation. Si son instinct l’avait amené à opter pour la sécurité avant tout, il ne serait sans doute jamais sorti de sa caverne.

Nos ancêtres choisirent l’aventure, préférant braver d’éventuels périls dans l’espoir de récompenses aléatoires. Un tigre pouvait certes les guetter ; mais ils pouvaient tout aussi bien surprendre un troupeau d’antilopes grasses à souhait.

Cet esprit intrépide amena les êtres humains à conquérir la terre entière, à franchir les déserts, les montagnes et les océans, risquant courageusement leur vie, chaque pas les rapprochant du genre de vie qui est le nôtre aujourd’hui.

En s’exposant aux dangers, les êtres humains réalisèrent très vite, avant même que leur langage ne leur permette de l’exprimer, que « celui qui ne risque rien n’a rien ». Ils s’aperçurent que les dangers étaient moindres qu’ils ne l’imaginaient. Ils comprirent le concept des probabilités et des possibilités purent ainsi parer, tout au moins en partie, à ce que l’avenir pouvait leur réserver.

Ils apprirent également, fait encore plus important, que certains hasards pouvaient être contrôlés, que, par exemple, leur nourriture ne dépendrait plus aussi étroitement du nombre de bêtes sauvages présentes s’ils pouvaient élever leur propre bétail. Dès qu’ils se lancèrent dans l’agriculture, ils découvrirent que, pour ne plus être à la merci des éléments, ils pouvaient creuser des puits et des canaux d’irrigation et mettre à profit l’eau disponible.

Le désir de contrôler les éléments incertains de notre vie donna naissance à la plupart des institutions qui sont le fondement de notre société. L’avènement des religions, des gouvernements, des lois, dérive du même désir, celui d’assurer une plus grande sécurité à la collectivité, de la délivrer de l’appréhension de l’avenir.

C’est ainsi que l’audace fut tempérée par la prudence. Il était logique d’éliminer les risques prévisibles, de construire, par exemple, un pont sur une rivière dont le passage à gué était dangereux. La prudence permettait de prendre des risques calculés, de décider s’il était souhaitable de sortir un bateau de pêche par temps houleux.

Au cours des siècles, il arriva que l’équilibre entre l’audace et la prudence fut rompu et que l’une domina au détriment de l’autre. De longues périodes furent entièrement passées à guerroyer, occupation périlleuse s’il en est. Pourtant, même cette activité essentiellement destructive avait un côté positif : les conquêtes d’Alexandre le Grand ou de Jules César aidèrent à répandre les sciences, les arts et les techniques de construction à travers l’Europe, l’Afrique et l’Asie. Par contre, les envahisseurs barbares qui déferlèrent sur l’Europe, alors que l’Empire romain déclinait, parvinrent presque à anéantir tous les peuples civilisés qui habitaient cette partie du globe.

Après des époques où régnait l’esprit d’aventure, venaient des périodes dominées par une grande prudence qui frisait la pusillanimité. Au début du Moyen-Âge qui plongea l’Europe dans l’ignorance, l’historien sir Kenneth Clarke remarqua que toute civilisation, même complexe et apparemment solide, est vulnérable et « peut être détruite. Ses ennemis ? Surtout la peur : la peur de la guerre, la peur des invasions, la peur de la peste et de la famine qui, en ôtant tout sens aux entreprises humaines, empêche de construire, de planter des arbres ou de semer les nouvelles moissons. »

Quand la société européenne fut figée par la peur de ce qui pourrait arriver, elle devint victime de la superstition qui, en quelque sorte, naît de l’immense besoin de sécurité qu’éprouvent les personnes effrayées. Sous son emprise, l’être humain croit fermement que sa vie est contrôlée par des forces surnaturelles qu’il tente de maîtriser par des rituels et des sacrifices. Les gens superstitieux ont réponse à tout. Leur seule incertitude porte sur l’humeur des esprits surnaturels.

Le cercle de feu qui entoure les mers ne brûle que dans l’esprit des hommes

Le type de superstition qui s’abattit sur l’Europe au Moyen-Âge eut pour effet principal de freiner l’acquisition des connaissances. En créant un climat où toute question était déplacée, cette époque découragea les hommes de chercher la cause des phénomènes naturels. Quiconque essayait de sonder les mystères réputés être du ressort de Dieu et de ses représentants sur terre était passible de prison, ou condamné au bûcher pour hérésie. L’inconnu le resta donc et les peuples crurent que le monde entier pouvait s’expliquer mystiquement.

Une véritable torpeur intellectuelle régna au Moyen-Âge pendant de très nombreuses années. Pendant dix siècles, les marins refusèrent de poursuivre leur route vers le sud parce qu’ils savaient qu’au-delà se trouvait un cercle de feu ; pouvait-on expliquer autrement le réchauffement du climat vers le sud ?

Des navigateurs chevronnés comme Christophe Colomb et Vasco de Gama savaient pertinemment que la terre n’était pas plate. Mais leur conviction allait à l’encontre de celle de leurs contemporains qui considéraient que c’était défier la sagesse même que de voguer vers des lieux interdits aux hommes.

Supprimer l’incertitude peut être criminel

L’explosion des connaissances scientifiques pendant la Renaissance élargit les frontières du savoir dans tous les domaines. Pourtant, l’avance la plus spectaculaire ne touchait ni à l’astronomie ni à la physique, mais à la psychologie, car elle provoqua un changement de la mentalité des peuples. Les découvertes scientifiques, suivies de près par celles de nouvelles routes maritimes et d’un « nouveau monde », changèrent la perception qu’avaient les gens de l’inconnu et leur manière d’y faire face. Ils s’aperçurent qu’il était nettement plus avantageux de l’explorer que de le fuir craintivement.

Il est évident que l’esprit d’aventure ne s’était jamais tout à fait éteint. Comment l’aurait-il pu dans un monde si périlleux et si malsain ? Des guerres éclataient sans cesse et si le calme revenait, pour redonner du sel à leur existence, les hommes inventaient des jeux ou acceptaient des luttes à l’issue incertaine.

Dans l’un de ses ouvrages, John Cohen nous apprend que les jeux de hasard ont toujours existé dans les civilisations où l’on pouvait gagner ou perdre des richesses. L’ancien paradis germanique, ajoute-t-il, était une sorte de casino géant qui offrait une gamme variée d’installations destinées à la pratique des jeux de hasard.

Sauf dans certains jeux très primitifs, comme le tirage à la courte paille, les jeux de hasard ne reposent pas entièrement sur la chance ; l’expertise et le jugement y jouent un certain rôle. Le jugement est la faculté qui permet de prendre des risques calculés même si les notions sur lesquelles il se base sont irrationnelles et que la valeur des calculs est toute relative.

Les risques calculés que l’on prend en jouant mènent tout droit aux risques calculés que l’on prend en affaires. Dans ce cas, on les appelle « spéculation », activité qui ne mérite pas la connotation péjorative qui y est si souvent attachée. Tout marchand qui accumule un stock se livre en fait à la spéculation puisqu’il espère le revendre plus cher qu’il ne l’a acheté. C’est spéculer que d’acheter des valeurs en Bourse, même si l’on a l’intention de les conserver un certain temps, puisque leur valeur fluctue constamment.

Dans son livre intitulé Risque et Assurance, Robert D. Eilers, de l’Université de Pennsylvanie, explique comment la spéculation rend l’économie vigoureuse et équitable : « L’atmosphère qui va de pair avec les risques spéculatifs encourage la rentabilité, la baisse des prix à la consommation, et contribue à la qualité et à la variété des produits. En fait, la dynamique de l’incertitude est à l’origine de tous progrès et changements économiques. Le niveau de vie s’élève, la vie devient plus intéressante, et ses plaisirs plus nombreux. Les aspects bénéfiques de l’incertitude découlent de sa nature même qui encourage l’initiative, développe l’esprit inventif et pratique, nourrit l’ambition et incite à travailler avec acharnement. »

Toute entreprise commerciale se conduit dans un climat d’incertitude. Les industriels ne peuvent prévoir les surprises que leur réserve la concurrence et ils doivent savoir naviguer à travers les sables mouvants de la conjoncture. Si ceux qui envisagent de se lancer en affaires attendaient pour le faire d’être sûrs de réaliser des bénéfices, l’entreprise privée s’éteindrait rapidement. Ceux qui sont prêts à prendre des risques raisonnables assurent la survie du système.

Les industriels qui lancent et dirigent leurs propres entreprises engagent, dans l’espoir de réussir, leurs économies, leurs efforts, leurs compétences, voire même leur existence. Joseph Shumpeter, économiste éminent, reflète l’opinion de la majorité quand il déclare que l’esprit d’entreprise est la « force motrice » de toute économie évolutive. En « misant » sur eux-mêmes, les dirigeants industriels donnent au système l’élan nécessaire qui le fait progresser.

L’incertitude est si bien ancrée dans le mode de vie occidental que, dans certains cas, toute tentative de l’éliminer devient un crime. Si quelqu’un s’aventure à truquer les résultats d’une élection, il est passible d’une forte amende, peut être obligé de démissionner ou même jeté en prison.

Le même sort est réservé aux courtiers en Bourse qui s’assurent d’une façon ou d’une autre de l’évolution des cours ou aux jockeys qui acceptent de courir une course truquée. Des sanctions juridiques sont prévues pour ceux qui cherchent à s’entendre sur les prix dans un secteur commercial donné. Il est également illégal que des concurrents soient d’accord pour se partager un marché.

Nous ne pourrions nous isoler du monde même si nous le voulions

En ratifiant ces lois nous nous rallions collectivement au principe qu’un certain degré d’incertitude sert les intérêts de notre société, qui ne pourrait survivre dans un monde sans hasard.

Sur le plan personnel, toute vie qui ne laisserait pas de place au hasard perdrait beaucoup de sa saveur. Imaginez l’ennui d’une existence dont les moindres détails seraient prévisibles jour après jour. Aucune surprise ni de coïncidence, ni de coup de chance, ni d’aubaine, tout serait si facile – et si lassant. L’ambition serait étouffée, car « à vaincre sans péril, on triomphe sans gloire », comme le déclarait Corneille.

Certains cherchent à se protéger de l’insécurité, d’autres y parviennent mais pour peu de temps. La vie elle-même est incertaine de par sa nature éphémère. Une seule chose est sûre, la mort.

Alors même que nous modelons notre propre existence, du berceau à la mort, en embrassant une carrière, en nous mariant, en ayant des enfants, nous ne pouvons en prévoir le dénouement. Peut-être serons-nous déçus dans nos espoirs. La plupart d’entre nous s’en tireront tant bien que mal. Quand les enfants quittent la maison familiale, ils doivent eux aussi affronter l’inconnu. Les parents aimeraient pouvoir continuer à les couver, mais ce serait leur nuire. Il vaut mieux les laisser courir leur chance.

Vivre dans l’incertitude est source de tension. Certains s’accommodent de cet état mieux que d’autres. Il en est qui s’adaptent facilement aux situations nouvelles qui les attendent chaque jour au travail et même s’épanouissent dans des atmosphères tendues. D’autres augmentent délibérément le degré d’incertitude de leur existence en flirtant avec le danger ; ils escaladent des montagnes, descendent des rapides, sautent en parachute. Ils vivent ces moments avec intensité, connaissent l’exaltation des paris gagnés quand les chances ne sont pas de leur côté.

Pouvez-vous changer le cours des choses ? Si oui, intervenez, sinon, soyez fataliste

En revanche, certains êtres humains ne pensent à l’avenir qu’avec une douloureuse anxiété. Tout élément nouveau est perçu comme une menace. Dans les cas extrêmes, nous expliquent les psychologues, cette peur du lendemain diminue l’efficacité au travail, provoque de graves difficultés matrimoniales et conduit à un abus de drogues et d’alcool.

Ceux qui sont en proie à une anxiété constante imaginent des dangers là où il n’en existe aucun. Ils devraient apprendre la seule méthode possible de combattre les incertitudes de l’avenir : isoler les dangers qui peuvent être maîtrisés, prendre les mesures nécessaires et, pour le reste, s’en remettre au destin.

Cette philosophie est tout aussi valable pour les sociétés que pour les individus ; elle nous a permis d’atteindre un haut degré de civilisation en identifiant les dangers qui pouvaient être éliminés et en prenant les mesures qui s’imposaient ; elle est à la base de la recherche médicale, des règlements sanitaires, de la prévention des accidents, de la notion d’assurance, de la défense militaire et de la politique. Grâce à elle, de nombreux maux qui avaient affligé l’humanité depuis le début de son histoire ont disparu.

Pourtant, au fur et à mesure que nous éliminions les menaces traditionnelles qui compromettaient le bien-être de l’humanité, de nouveaux dangers apparaissaient, créés par la complexité même de la vie moderne. La technologie et ses effets imprévisibles sont en eux-mêmes un monde d’incertitudes, la science ayant non seulement donné naissance à de nouveaux dangers, mais ayant découvert des problèmes latents ignorés jusqu’alors ou entourés de mystère. Chaque jour, déferle sur nous une avalanche d’avertissements diffusés par les médias nous mettant en garde contre des dangers tous plus horribles les uns que les autres : menaces contre la santé, l’économie, l’environnement, en fait contre la terre tout entière.

Face à ce déluge, nous devons en tant que groupe être capables de distinguer les mises en garde valables des fausses alarmes. Nous devons identifier ce qui peut être fait, ce qui dépasse nos compétences et ce qui ne mérite pas notre attention.

Mais surtout, il ne faut pas oublier d’évaluer les ramifications possibles des mesures envisagées. Le remède peut être pire que la maladie. En aucun cas nous ne devons essayer de nous protéger contre toute éventualité. Pareille attitude donnerait naissance à un régime paralysé par la peur du risque où toute intervention deviendrait impossible. Il en découlerait une perte de confiance en soi, un manque de créativité et probablement une atteinte aux libertés personnelles. La société cesserait de progresser, car un monde meilleur ne peut être construit à l’intérieur d’un cocon.

L’équilibre traditionnel entre l’audace et la prudence doit être maintenu si nous voulons naviguer avec confiance parmi les écueils de l’inconnu. Tout périlleux qu’il soit, l’avenir contient également des promesses. Ces dernières jusqu’à maintenant l’ont toujours emporté sur les périls, constatation qui devrait porter à réflexion. Face à l’avenir, une seule inquiétude reste justifiée : veiller à ne pas laisser nos craintes prendre le pas sur nos espoirs.