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L’enthousiasme est « l’extase intellectuelle » qui rend tout possible. Mais, pour survivre, ce sentiment doit être cultivé – et sa survie au sein de notre société est de nos jours impérative…

Les Grecs, eux, l’appelaient « enthousiasmos », ce qui signifie littéralement « transport divin. » A notre époque, qui est nettement plus prosaïque, ce terme n’a que le sens d’« ardeur » ou d’« émotion intense qui pousse à l’action dans la joie. » Il semblerait que les Grecs de l’Antiquité, pères de la civilisation occidentale, en savaient plus long sur l’enthousiasme que ceux qui, aujourd’hui, rédigent les dictionnaires.

L’enthousiasme, en effet, possède réellement une dimension divine. Les écrivains en quête d’analogies ne cessent, depuis des siècles, de se référer à la mythologie classique pour tenter de décrire cette force mystérieuse qui anime les êtres humains. Pensons à Edward Bulwer-Lytton, qui estimait que « l’enthousiasme est une véritable allégorie du mythe d’Orphée. C’est un sentiment qui émeut les pierres et charme les serpents. » Sous son enchantement, le commun des mortels se transforme en dieux, outrepassant les limites mêmes du possible. Ce n’est pas la technologie mais l’enthousiasme qui a permis d’accomplir des exploits dignes d’Hercule, notamment celui de transporter des hommes sur la lune.

Pourtant, penser que l’enthousiasme est d’inspiration divine peut prêter à confusion. Il ne s’agit pas, en effet, d’un don octroyé aux seuls êtres chéris des dieux, mais d’une aptitude qui est à la portée de tous et peut se transmettre d’un être à l’autre. Si, une fois passés les premiers feux de la jeunesse, l’enthousiasme semble confiné à une élite, c’est qu’il doit, pour survivre, être savamment nourri.

Il fleurit en abondance au printemps de la vie. Une passion brûlante en suit une autre, peu importe l’objet sur lequel elle porte : ambition, passe-temps favori, sport, personne du sexe opposé.

Quoi de plus naturel ! La jeunesse est l’époque où l’on prend conscience de ses préférences, où l’on définit les éléments de son identité permanente. La difficulté survient lorsque l’individu ne parvient pas à trancher, n’arrive pas à décider quels enthousiasmes embrasser et quelles passions rejeter. C’est alors que ses élans meurent peu à peu, tels des fleurs étouffées par les mauvaises herbes.

Quand, adultes, nous nous penchons sur notre propre passé, nous nous souvenons avec un amusement attendri des emballements de notre jeunesse. Combien de grandioses desseins avons-nous dû abandonner ! Combien de châteaux en Espagne avons-nous construits en vain ! Forts de notre expérience, nous sommes peut-être enclins à penser, comme l’affirme Bishop Warburton, que l’enthousiasme est « un état d’esprit où l’imagination l’emporte sur la raison. » Un lexicographe qui, bien qu’anonyme, n’en était pas moins un sage, le définit comme « la prédominance des émotions sur les facultés intellectuelles. »

Quiconque a dépassé la trentaine se souvient combien certaines de ses jeunes et ardentes espérances se sont soldées par de cruelles déceptions. Nous avons tous nourri des projets qui, l’espace d’un moment, ont semblé infaillibles, sûrs garants de gloire et de fortune.

L’enthousiasme est un sentiment si exaltant, si merveilleux, qu’il fait passer la réalité au deuxième plan. Aux yeux de celui qui l’éprouve, les obstacles et les pièges sont négligeables, comparés aux immenses possibilités qui s’offrent. C’est ainsi que se franchit la frontière qui sépare la confiance en soi de l’imprudence – or, l’imprudence, plus souvent que l’orgueil, est à l’origine de l’échec.

Sans enthousiasme, pas d’idéalisme ; et sans idéalisme, pas de progrès

« Chat échaudé craint l’eau froide, » déclare un de nos proverbes. Ceux qui trop souvent voient leurs espérances trompées se refusent à revivre de tels moments. Même sans en être pleinement conscients, ils n’éprouvent que méfiance à l’égard de leurs transports enthousiastes. Ils s’efforcent de les tuer dans l’oeuf comme une maladie. Si leurs efforts sont vains, ils refroidissent leurs ardeurs en évoquant toutes sortes de pensées négatives. Cette tactique s’appelle « faire face à la réalité. » Et pourtant, les objections alors invoquées relèvent plus souvent du domaine des suppositions que du réel.

Loin de chercher des raisons pour étouffer leur enthousiasme, ils devraient plutôt découvrir les raisons de leurs anciennes déceptions. Il est facile de comprendre pourquoi le désappointement dû aux espoirs déçus est un sentiment si intense. Il fait suite à une véritable ivresse, sous l’influence de laquelle tout est possible. Celui qui pense pouvoir danser comme Fred Astaire ne peut que se retrouver les quatre fers en l’air.

Lorsque l’on s’aperçoit que l’objet de son enthousiasme est plus difficile à atteindre qu’on ne le croyait, on a tendance à l’abandonner pour porter ailleurs ses intérêts. C’est ainsi que l’enthousiasme, comme l’alcool, mène à un gaspillage de soi. Nous en épuisons la source ou l’employons avec insouciance à des fins essentiellement frivoles. C’est un état dans lequel nous nous complaisons avec un tel abandon qu’il ne peut nous être d’aucune utilité.

Physiquement, l’enthousiasme est une forme d’excitation qui provoque la sécrétion d’adrénaline, l’euphorie des drogues. Si dans le feu de l’excitation, la dépense d’énergie est trop grande, la source de l’enthousiasme sera vite tarie. Il faudrait donc, pour qu’elle puisse couler avec régularité, apprendre à la contrôler.

Les grandes réalisations ne s’accomplissent qu’à force de persévérance ou d’études acharnées une fois qu’a été dépensée l’énergie des premiers élans. Lorsque le moment est venu de passer aux véritables efforts qu’exige la tâche entreprise, l’ardeur peut rapidement tomber, mais, chose étrange, peut tout aussi vite se rallumer dès que l’on prend conscience de ce que l’on a accompli. L’enthousiasme se nourrit de succès. Bien faire les choses permet de puiser sans cesse aux sources de l’énergie qui en découle.

Se fixer un objectif et déployer des efforts pour l’atteindre, au lieu de sauter d’une chose à l’autre au gré de l’enthousiasme, permet d’éviter maints désappointements. Même si l’objectif vous échappe, vous aurez acquis de précieuses connaissances, vous saurez ce dont vous êtes capable, quelles sont vos limites, et vous serez sans doute surpris de découvrir que ces dernières sont nettement moins restreintes que vous ne l’imaginiez.

Si l’enthousiasme ne s’accompagne pas de détermination et du désir de travailler, il n’est bénéfique ni aux uns ni aux autres. Mais, même dirigé, il peut s’avérer nocif s’il est utilisé à des fins sinistres. Certains éprouvent un vif enthousiasme à l’idée de voler, de détruire les biens d’autrui, de maltraiter les animaux ou de dénigrer leurs voisins. L’enthousiasme des masses a été à l’origine des événements historiques les plus abjects : nul ne fut animé d’un enthousiasme plus fervent que les Nazis lancés à la conquête de l’Europe. Les adeptes des cultes, les bigots et les terroristes d’aujourd’hui débordent de l’enthousiasme le plus pur.

Certains n’ont qu’un seul objet d’enthousiasme – eux-mêmes

Pourtant, et il est difficile d’en disconvenir, « tous les grands moments décisifs des annales de l’humanité représentent, » selon Ralph Waldo Emerson, « le triomphe d’un certain enthousiasme. » Sans lui, pas d’idéalisme possible. Sans idéalisme, ou tout au moins sans la conviction que le monde peut devenir meilleur, la race humaine sombrerait à nouveau dans l’abîme de la barbarie.

L’enthousiasme est donc une source d’énergie neutre qui peut servir le bien comme le mal. Dans certains cas, il peut être sans objet aucun et l’énergie qu’il crée se dissipera sans laisser de traces.

Par exemple, l’enthousiasme délirant que nous portons aux vedettes du sport ne sert apparemment à rien si ce n’est à nous faire éprouver du plaisir. Par contre, l’enthousiasme qui règne parmi les joueurs donne naissance à une certaine synergie qui incite chaque membre de l’équipe à se surpasser. L’équipe absorbe également l’énergie extraordinaire générée par l’exubérance de ses partisans.

Il serait cependant facile d’objecter que l’attention excessive que certains portent à leur sport ou à leur passe-temps favori est une pure perte de temps. Toute activité, même aussi innocente que le golf, si elle se transforme en obsession, monopolise du temps et des talents qui, consacrés à d’autres fins, auraient pu être plus utiles.

Terence, poète romain, écrivait qu’il « avait pour principe de ne pas s’adonner avec excès à une seule chose. » Le travail peut être apparenté aux drogues. Éprouver un enthousiasme débordant pour son travail permet, sans aucun doute, de parvenir au succès matériel, mais les fanatiques du travail ne sont ni des gens heureux, ni des compagnons très agréables.

Il faudrait également déterminer si le grand enthousiasme que certains professent pour leur travail n’est pas en fait qu’une manière déguisée de satisfaire leur propre orgueil, le travail n’étant que le moyen d’arriver à leurs fins. L’enthousiasme est très proche de l’infatuation et l’image que chacun contemple tous les matins dans son miroir est la plus susceptible de provoquer cette passion.

La vie est faite de paradoxes. Elle offre aux êtres jeunes tant d’objets sur lesquels porter leur enthousiasme qu’ils ne savent quelle voie choisir ; mais, une fois l’âge mûr atteint, elle les laisse avec si peu de sources d’intérêt qu’ils ne parviennent pas à remplir agréablement leur vie ni celle de ceux qui les entourent. La sagesse de Platon qui nous incite à « prendre charge de nos propres vies » implique un équilibre entre nos intérêts et notre capacité à les concrétiser, c’est-à-dire à accomplir avec expertise un nombre choisi d’activités.

Poursuivre tout ce qui vous intéresse fera de vous le parfait dilettante, l’amateur qui connaît tout et ne sait rien. Poursuivre un nombre d’intérêts trop restreint fera de vous le type de spécialiste dont les connaissances exhaustives deviennent aussi impressionnantes que la matière sur laquelle elles portent devient vide de sens.

Certains êtres extraordinaires sont capables de maîtriser un nombre incroyable de disciplines et de garder à leur égard une curiosité inlassable. Pensons aux multiples facettes de Sir William Van Horne, lui qui était à la fois artiste, collectionneur d’objets d’art, collectionneur de fossiles, géologue amateur, musicien, magicien, horticulteur, éleveur de chevaux, joueur de poker, prestidigitateur, gourmet, et la liste est sans doute incomplète. Il trouva, par ailleurs, le temps de fonder et de diriger une société ferroviaire ainsi que d’autres entreprises opérant dans divers secteurs. La plupart d’entre nous ne possèdent pas ce degré d’énergie. Existe-t-il un nombre idéal d’activités par individu ? On peut en douter. Tout dépend des aptitudes réelles de chacun dans divers domaines.

Le secret pour garder son enthousiasme est de rendre service

Avoir trop de centres d’intérêt, ou trop peu, peut briser votre élan car, dans le premier cas, vos connaissances sont trop minces pour que vous puissiez être totalement absorbé par votre sujet et, dans le second, la répétition ne manquera pas d’engendrer lassitude et ennui, piège auquel ne peuvent échapper que de rares fanatiques. Il s’agit donc d’apprendre comment garder intact son enthousiasme ou le faire renaître lorsqu’il tend à s’évanouir.

Il suffit de regarder autour de soi pour réaliser que les personnes les plus enthousiastes, indépendamment de leur âge, sont celles qui participent pleinement aux activités communautaires. Les sources de l’enthousiasme semblent donc être d’origine altruiste et jaillissent lorsqu’on choisit d’aider les autres plutôt que soi-même.

La justesse de cette observation est encore plus évidente lorsque ces activités sont axées sur les jeunes qui, par nature, sont des êtres enthousiastes. L’extraordinaire Samuel Johnson, alors qu’il était en pleine possession de ses phénoménales facultés intellectuelles, déclarait qu’il recherchait la compagnie des jeunes pour ne pas agir et penser comme un vieil homme.

Dans le milieu du travail, les personnes mûres qui ne cessent de s’intéresser sincèrement à leurs travaux sont celles qui jouent le rôle de mentors auprès de leurs jeunes associés. Les employés les plus prisés, quelle que soit l’organisation dont ils font partie, sont ceux qui, dans la force de l’âge, mettent leur expérience au service de leurs jeunes collègues pour concrétiser leurs idées novatrices.

Inversement, les milieux industriels les plus démoralisés et les moins productifs sont ceux qui subissent l’influence néfaste de vétérans blasés qui passent leurs heures de travail à imaginer pourquoi un projet est irréalisable.

En fait, la jeunesse, de nos jours plus qu’à toute autre époque, a besoin de parents, de professeurs, de chefs bénévoles communautaires et de conseillers susceptibles de cultiver ses ardeurs naturelles et de les canaliser. Nous vivons à un siècle où le scepticisme, voire le cynisme, exerce une lourde influence sur la mentalité populaire. Nous avons perdu notre foi en la bonté humaine qui prévalait dans les sociétés moins bien informées.

Puiser aux sources du potentiel créatif est impératif aujourd’hui

Nous sommes cernés de toutes parts par des êtres qui trouvent « vulgaire de s’émerveiller et de faire preuve d’enthousiasme. Corrompus et intrigants, ils sont persuadés que le mérite des qualités traditionnellement célébrées est dérisoire. » Qui pourrait croire, tant son actualité est troublante, que cette déclaration du poète anglais Samuel Brydges date des années 1820 !

Le négativisme qui est dans l’air a un effet démoralisant sur les jeunes qui, pourtant, représentent l’avenir de l’humanité. Le pragmatisme dont ils font preuve peut paraître étonnant pour leur âge ; ils sont toutefois aussi impressionnables que les générations qui les ont précédés. Il incombe donc aux adultes qui voient le monde sous un jour positif de les encourager à percevoir l’importance de leurs idées, de leurs espoirs, de leurs rêves.

Quiconque est à même de conseiller les jeunes possède le pouvoir d’accroître ou de tarir les sources énergétiques de l’enthousiasme. Trop souvent, les adultes, soit par mégarde, par des observations irréfléchies, ou par une attitude désenchantée et apathique, sapent leur dynamisme.

À une époque où le dénigrement est de règle, on devrait tout particulièrement faire attention à ne pas rabaisser les aspirations exaltantes de la jeunesse, ni d’ailleurs de n’importe quel âge. Mieux vaut user du levain qu’est l’expérience avec un excès d’exubérance que de courir le risque de laisser mourir des idées ambitieuses.

Ceux qui sont confortablement établis dans leur profession devraient se garder de toute suffisance. En effet, comme le faisait remarquer le philosophe écossais Thomas Chalmers, « l’enthousiasme est une vertu qui accompagne rarement les périodes de prospérité calmes et sereines. » Il se manifeste surtout lorsque le moment est venu de retrousser ses manches et de se mettre à l’oeuvre. Pensons à l’Allemagne de l’Ouest et au Japon qui, pareils au Phénix, renaquirent de leurs cendres après la Seconde Guerre mondiale pour se hisser à la place prééminente qu’ils occupent aujourd’hui.

On appelle cette sorte d’enthousiasme collectif l’esprit de corps. C’est, selon Napoléon, éminence militaire s’il en est, l’élément crucial qui mène à la victoire. L’art de se servir de l’enthousiasme pour lier un groupe d’individus et les guider vers un objectif commun est particulièrement développé chez les militaires. Ce sentiment, hautement contagieux, se répand comme une traînée de poudre dans les rangs. Malheureusement, son opposé, la démoralisation, est tout aussi virulent.

Déclarer, au Canada, que le maintien de la qualité de la vie n’est possible que grâce à l’esprit d’entreprise et d’innovation, est pratiquement un lieu commun. Privées de la force que leur donne un milieu enthousiaste, les nouvelles entreprises et les nouvelles idées seraient mort-nées.

Ni les sociétés, ni les individus ne savent de quoi ils sont capables sans se mettre à l’épreuve. L’enthousiasme est le moteur qui leur donne la force de le faire. Pour surmonter les immenses difficultés auxquelles fait face notre planète, nous devons commencer par croire que nous sommes en mesure de les affronter. Loin de combattre l’enthousiasme, nous devons lutter contre le négativisme. Prenons garde, non de nous abandonner à l’enthousiasme, mais de devenir la proie docile du cynisme ; nul autre sentiment ne sous-estime autant le potentiel d’amélioration qui existe chez l’être humain.