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Le fil de notre existence est ponctué de choix personnels qui façonnent notre destinée. Une réflexion systématique aide à réduire les risques de se tromper…

L’une des expressions les plus ineptes de notre langue est celle que l’on utilise pour décrire une personne qui a réussi dans la vie en dépit d’un milieu social défavorisé et d’un manque de possibilités au niveau éducatif. On dit d’un tel individu qu’il « s’est fait lui-même » ; c’est le « self-made man » cher à l’Amérique du Nord. Or, dans un pays tel que le Canada, les hommes et les femmes ne doivent-ils pas, en grande partie, leur réussite qu’à eux-mêmes ?. Certes, des circonstances indépendantes des volontés individuelles peuvent entrer en jeu et influer sur le cours de la vie. Pourtant, ce que nous sommes est, dans une grande mesure, le résultat des décisions que nous avons prises librement.

Selon certains philosophes, toutes les actions, même les plus insignifiantes, préparent l’avenir. C’est ainsi que Thomas Carlyle, qui épousait ce point de vue, écrivait : « Ce que je fais à l’instant même, je le fais une fois pour toutes. » Il aurait pu ajouter que ce qui n’est pas fait à l’instant même ne le sera sans doute jamais. Les décisions sont généralement associées aux activités ; or, un acte manqué ou un refus d’agir peut se transformer en une décision déterminante.

Nous sommes tous, jusqu’à un certain point, la somme d’une série de décisions qui semblaient si dérisoires au moment où elles ont été prises qu’elles l’ont été presque inconsciemment. Certains êtres humains ont vu le cours de leur vie transformé par des choix aussi triviaux que le fait de se resservir à une table ou de prendre une collation. Par contre, il arrive que l’importance capitale de certaines décisions et de leurs conséquences soit parfaitement claire. Nous déterminons le cours de notre vie lorsque nous choisissons, dans le cadre des circonstances qui nous sont propres, où habiter, quelle profession exercer et qui épouser. Ce sont nos choix qui définissent notre personnalité et lui donnent son caractère unique.

Pourtant, la plupart d’entre nous faisons face aux grandes décisions de notre existence sans vraiment prendre le temps de réfléchir. Nous agissons plutôt comme l’Huckleberry Finn de Mark Twain, qui expliquait : « Retenant mon souffle, j’ai réfléchi pendant une minute, puis déclaré en mon for intérieur, ‘bon, d’accord, j’irai en enfer.’ » Il est peu probable qu’une réflexion d’une minute produise des résultats mirobolants, mais l’appréhension que nous éprouvons à entreprendre une analyse fouillée des options qui s’offrent à nous est typiquement humaine. « Réfléchir est la tâche la plus ardue qui soit, ce qui explique probablement pourquoi si peu d’entre nous se livrent à cette activité, » observait Henry Ford.

« J’ai beaucoup réfléchi, » déclarent ceux qui sont sur le point de prendre une décision importante. Et sans doute est-ce vrai ; ils ont peut-être passé des nuits blanches à avoir l’esprit obsédé par le choix à faire. Il ne faut cependant pas confondre le fait de « penser » et de « réfléchir ». Faire appel au processus mental qu’est la réflexion semble aller de soi quand il s’agit d’affaires ; pourtant, appliqué à la vie personnelle, il paraît souvent témoigner d’un manque de sensibilité.

L’approche systématique va à l’encontre du côté romanesque de notre esprit nourri des chansons, des romans d’amour et d’aventures de nos jeunes années. Du fond de notre coeur romantique, nous applaudissons le spontané : « Alors, il l’enveloppa de ses bras puissants. » Qu’il s’agisse d’histoires d’amour ou non, nous avons tendance à penser que les risques sont inhérents à l’existence, les lendemains étant faits d’incertitude. Cette attitude reflète un certain fatalisme, héritage de croyances millénaires qui soulignaient l’impuissance des hommes, jouets des événements et des caprices des dieux.

S’agit-il d’un don inné ou d’une technique à apprendre ?

De nos jours, les dieux sont un peu oubliés ; pourtant, un reste de fatalisme nous porte encore à croire que notre sort dépend d’une entité super-humaine : la chance. Et nul ne peut nier qu’elle existe. Cependant, toute proportion gardée, la vie n’est pas un jeu de hasard, une loterie ; elle se déroule plutôt comme une course de chevaux, où tout peut arriver, mais dont l’issue probable est prévisible en analysant des graphiques ou en calculant les probabilités.

Il est peu sage, en considérant les facteurs qui entrent dans une décision, de donner une place au hasard, si minime soit-elle. Si la chance vous sourit, tant mieux, mais n’y comptez pas. D’ailleurs, ce qui souvent paraît être un heureux hasard, vu de l’extérieur, n’est en fait que le résultat de plans rigoureux. « N’attendez rien du hasard, a écrit Edward Bulwer-Lytton, et, préparé, averti et armé au maximum, vous aurez probablement l’air, aux yeux de ceux qui vous observent superficiellement, d’un être chanceux. »

Il est curieux de remarquer que ceux-là même qui vous conseillent de faire confiance à la chance affirment, dans un différent contexte, qu’ils sont maîtres de leur avenir. Notre système politique s’appuie sur la notion qu’un individu doit être libre de pouvoir choisir et de courir sa chance ; l’État ne doit pas déterminer la vie de ses citoyens. Tout régime démocratique part du principe que chaque individu est capable de trancher quand il s’agit de ses affaires personnelles.

Mais, en fait, savons-nous prendre des décisions, comme nous savons, par exemple, faire cuire un oeuf, monter à bicyclette ou écrire une lettre ? Qui, parmi nous, a appris à l’école comment décider ? Un système basé sur le libre arbitre ne nous laisse que trop libre de nous débrouiller seul face à ce problème pourtant vital de l’existence. Si rien ne nous est appris à ce sujet à l’école, c’est sans doute parce qu’il est communément admis qu’il n’y a rien à apprendre.

Le fait de prendre des décisions est considéré aussi naturel que le fait de parler. Nous sommes censés acquérir cette faculté de la même façon – en imitant, en nous exerçant et en tirant des leçons de nos erreurs. Que les jeunes puissent apprendre des méthodes qui leur permettraient d’arriver du premier coup à la bonne décision ne semble pas avoir effleuré notre conscience collective. Si certains montrent dans ce domaine un talent supérieur à d’autres, on invoque le don naturel affiné par l’expérience.

De l’idée que les prises de décisions relèvent de l’instinct est né ce héros de tous les temps : l’Homme de décision. Il apparaît, portant divers noms et arborant divers visages, quand sonne l’heure des élections. Sa principale qualité, en tant que candidat, n’est pas sa puissance d’analyse, mais sa capacité à trancher avec audace. Il est censé posséder une sorte de flair, une intuition divinatrice qui lui permet de saisir ce qui doit être fait et comment le faire.

S’assurer de la bonne route ne signifie pas tergiverser

Pour le commun des mortels, il en est rarement ainsi. Nous avons beau vouloir suivre l’exemple de nos héros, l’Homme de décision et l’Homme d’action, nos efforts rappellent de façon affligeante les scénarios classiques des comédies qui font légion sur nos écrans. Exemple : Un homme et une femme se promènent en voiture sur une route secondaire et arrivent à un carrefour sans panneau de signalisation. Elle, examinant la carte routière, déclare qu’il faut tourner à gauche. Lui, affirmant qu’il sait ce qu’il fait, vire à droite. Ils poursuivent leur chemin ; la route devient de plus en plus étroite, de plus en plus accidentée, jusqu’à ce que, finalement, la voiture heurte une grosse pierre qui casse un essieu. Lui, traversant un champ pour aller chercher de l’aide, se fait pourchasser par un taureau excité.

À l’instar de l’Homme de décision, le personnage comique de notre scénario se fie à son intuition. À l’instar de l’Homme d’action, il va de l’avant sans un soupçon d’hésitation ni un instant de réflexion. On peut se demander pourquoi il ne rebrousse pas chemin lorsque son erreur devient évidente. Professant, comme la plupart d’entre nous, une admiration aveugle pour l’esprit de détermination, il a du mal à admettre qu’il s’est trompé. Ses idoles, elles, ont une « volonté de fer », imperméable à toute notion d’abandon.

Notre culture nous a appris à mépriser l’irrésolution. Nous n’avons aucun respect pour les êtres falots et indécis ; pourtant, gardons-nous de confondre indécision et délibération. Prendre le temps de considérer le problème pour s’assurer qu’on est sur la bonne route, ou changer d’idée lorsqu’il est clair qu’on s’est trompé, n’est pas signe d’hésitation, ni de procrastination.

L’aventure vécue par les Américains au Vietnam illustre parfaitement cette fâcheuse tendance. Pénétrés de l’« importance de penser positivement », les leaders des États-Unis réussirent à se persuader, eux et leurs alliés, qu’ils étaient en voie de gagner la guerre. Ils rejetaient toute preuve contraire comme étant le fait d’un esprit défaitiste. Ils parlaient beaucoup de courage, mais ne parvinrent pas à prendre la seule décision courageuse qui s’imposât, celle de retirer leurs troupes avant d’y être forcés par les événements.

Une leçon peut être tirée de telles expériences par ceux qui veulent maîtriser le processus de la prise de décision : les sentiments n’en sont jamais absents. En dépit de la merveilleuse technologie dont ils disposaient, les chefs américains commirent erreur sur erreur, leur fierté faisant office d’oeillères qui les amenaient à prendre leurs désirs pour des réalités. Ils donnèrent raison à Carl Jung, premier psychiatre à sonder les mécanismes les plus secrets de la psyché humaine, qui affirmait que « nous ne pouvons prétendre comprendre le monde en nous appuyant seulement sur notre intellect ; nous devons également faire appel à notre sensibilité. Un jugement purement intellectuel ne représente donc, au mieux, qu’une moitié de vérité et doit, pour être honnête, être conscient de ses propres limites. »

Il est étrange de réaliser que toute tentative de retirer l’élément émotif de la scène des délibérations est en fait un refus de reconnaître la réalité. Pour être valable, un jugement doit être porté par un individu ayant pleinement conscience du rôle inévitable que jouent inconsciemment les sentiments tels que l’orgueil, les préjugés et la vanité, et ce, non pas pour les supprimer mais pour les soupeser en fonction de la vérité pragmatique. Il arrive que le facteur émotif soit l’élément décisif qui permette d’arriver à une juste décision. Prenons l’exemple d’une femme qui s’occupe depuis des années de sa mère âgée. D’un point de vue purement pratique, il semblerait raisonnable qu’elle décide de confier cette dernière à une maison de retraite ; pourtant, que se passerait-il si sa mère se retournait contre elle ? Pourrait-elle vivre avec les sentiments de culpabilité qu’elle ne manquerait pas d’éprouver ?

La consultation est le début de la sagesse

Pour éviter que le coeur ne domine la raison, et vice-versa, le début de la sagesse consiste à demander aux autres leur avis. Cette recherche d’opinions ne devrait pas toutefois devenir une quête d’approbation, besoin latent chez tous les êtres humains. Demander aux autres de gonfler son moi ou d’être l’écho de ses préjugés est une perte de temps pure et simple, pour soi comme pour eux. Dans le cadre des relations personnelles, l’acte de consultation est impératif. Ceux qui sont mécontents d’une décision prise à leur insu s’attacheront à la combattre et à l’invalider. Par ailleurs, la personne responsable d’un acte unilatéral se nuit à elle-même en se refusant l’accès à de précieux renseignements et à une vérification utile auprès des personnes concernées.

La philosophie qui sous-tend la conception moderne de la gestion tient pour indubitable le fait que l’information est le fondement de toute décision. En prenant des décisions personnelles, les êtres humains ont tendance à vouloir tout garder en tête. Le danger d’oublier ou de négliger des détails essentiels est toujours présent. Lorsqu’un grand nombre d’éléments sont analysés mentalement, certains sont obligatoirement laissés pour compte.

À moins d’être un génie, il est utile de mettre par écrit les divers facteurs à considérer ou de les introduire dans un ordinateur. Toute question suffisamment importante pour être l’objet d’une étude et de discussions mérite d’être notée par écrit. Le fait de coucher sur papier ses sentiments aide à distinguer les considérations d’ordre pratique de celles d’ordre émotif. Consigner sur une feuille de papier les faits et les chiffres connus assure qu’aucun détail n’est oublié. Il est d’ailleurs fort probable qu’en procédant ainsi, de nouvelles idées viendront à l’esprit.

Parvenir à une conclusion à l’aide d’un système de notation de un à dix

Rien de plus simple que de dresser un jeu de « listes de décisions » traitant des diverses mesures possibles. Il suffit d’assigner une feuille de papier à chaque possibilité et de la diviser en deux, réservant un côté aux avantages et l’autre, aux inconvénients.

La simple énumération des arguments pour et contre suffit souvent pour y avoir clair. Si les éléments favorables sont aussi nombreux que les éléments défavorables, une analyse plus approfondie s’impose ; vous devez alors assigner une valeur à chacun en vous basant sur un système de notation de un à dix. Vos sentiments et vos valeurs personnelles doivent entrer en ligne de compte. Par exemple, si vous envisagez d’acheter une maison, quelle importance attachez-vous au quartier ? Doit-il refléter vos goûts et votre situation sociale ? Donnez-vous plus d’importance au fait que le prix de la propriété ou les impôts fonciers y sont plus élevés que dans une autre partie de la ville ?

Une fois que chaque élément a été noté et le total calculé, vous devriez arriver à une solution qui corresponde à vos valeurs, préférences et circonstances personnelles. Ce système est particulièrement efficace lorsqu’il s’agit de choix relativement simples ; pour les cas plus complexes, il peut s’avérer nécessaire de faire appel à une méthode plus systématique, par exemple celle décrite par John D. Arnold, célèbre conseiller américain en politique d’entreprise, dans son livre intitulé Make Up Your Mind ! (AMACOM, New York, 1978). M. Arnold a voulu adapter au domaine personnel les techniques de prises de décisions utilisées par les organismes privés et publics, même dans le cadre de questions délicates, telles que le mariage, la conception, le divorce.

Son système consiste essentiellement à dresser des listes consacrées aux besoins et aux désirs en donnant à chaque élément une valeur numérique, et à les comparer à des listes énumérant d’autres possibilités également cotées. Il n’y a pas lieu ici d’expliquer plus avant un système somme toute assez complexe. Toute personne intéressée devrait se procurer cet ouvrage. L’un des conseils qui y sont donnés mérite toutefois d’être noté ; il traite de l’importance de bien définir le but général de la décision. Cet exercice peut donner des résultats surprenants. Vous serez étonné de découvrir, dans le cadre de l’achat d’une voiture, que vous ne cherchez pas simplement à choisir un modèle d’automobile mais le mode de transport qui vous convient le mieux. L’auteur recommande, une fois la décision prise, de l’évaluer en fonction d’une liste indiquant toutes les conséquences fâcheuses possibles. Vous serez ainsi à même de prendre des mesures préventives pour pallier les problèmes éventuels. Les décisions prises sous pression ne devraient jamais être suivies d’une exécution immédiate. Elles devraient être oubliées, puis examinées de nouveau d’un oeil neuf, de façon à permettre d’envisager de nouvelles possibilités.

Il est évident que même une approche très rigoureuse ne garantit pas la justesse de la décision prise. L’imprévisible peut toujours se produire. Mais, bien qu’à la merci des caprices de la chance, la vie n’est pas un jeu de pur hasard ; la compétence et la préparation sont des facteurs déterminants qui en orientent le cours. En réfléchissant avant d’agir, les probabilités de se tromper sur la voie à prendre sont nettement réduites.