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La comparaison est la base du raisonnement. Pourtant, nous n’apprenons pas vraiment à comparer. Examinons ici ce processus qui relève de l’instinct, et comment le diriger sans tomber dans les pièges de la réflexion analogique…

« Les comparaisons sont odieuses ». Ce propos, l’un des plus étranges jamais tenus, a été formulé pour la première fois par un archevêque du 15e siècle, Monseigneur Biorado, et est devenu depuis un lieu commun aussi bien dans la littérature que dans les conversations. S’il est vrai que les comparaisons peuvent être perfides et doivent être faites avec circonspection, il est cependant difficile de les qualifier de « haïssables » et d’ « ignobles », termes donnés par le dictionnaire pour expliquer l’épithète péjorative de l’archevêque.

En vérité, l’aptitude des êtres humains à comparer est une source profonde d’enrichissement; sans elle, nous serions démunis, ne pourrions établir des parallèles, des contrastes, ni donner des exemples. C’est un outil indispensable à la réflexion, les comparaisons étant la base de l’esprit de discernement et du sens critique. Comment juger un objet, une situation ou une personne sans les mesurer à certains critères ?

Sans norme de comparaison, nous ne pouvons distinguer le bien du mal, le meilleur du pire, le grand du petit. Nous ne pouvons différencier le remarquable et l’extraordinaire, ni séparer l’excellent, ou le beau, du banal.

Heureusement, notre goût invétéré pour les comparaisons n’est pas menacé de disparition. Le désir de comparer semble inné chez l’être humain. Nous nous adonnons à la comparaison à tous les moments de la journée, dès notre réveil lorsque, regardant vers la fenêtre, nous comparons inconsciemment le temps qu’il fait à celui de la veille. Évoluant dans une société régie par le choix, nous sommes véritablement façonnés par nos comparaisons antérieures, celles qui ont présidé au choix de notre profession, de notre lieu de résidence, de nos amis, voire de nos compagnons. Nos personnalités sont la somme de comparaisons précédentes qui ont influencé nos attitudes et nos goûts.

Les comparaisons sont au coeur du processus d’apprentissage auquel sont soumis les humains. Les professeurs se servent d’analogies pour illustrer les similitudes et les différences entre diverses entités et idées. Dans les livres, les idées sont expliquées au moyen de comparaisons transformées en images ou en métaphores. Nous exprimons nos pensées en faisant appel aux mêmes figures de rhétorique pour souligner ou élucider certains points.

Nul autre outil n’est plus utile à l’homme pour chercher à comprendre son univers. Dans les oeuvres immortelles qui ont dominé la pédagogie occidentale pendant un millier d’années, Aristote a jeté les bases de l’interrogation intellectuelle en plaçant, dans des catégories apparentées, des notions et des objets comparables. Il a été l’inventeur de l’approche scientifique. Nombreuses sont les découvertes imputables à sa technique qui consiste à grouper les similarités et à noter les exceptions. Charles Darwin eut l’idée de la théorie de la sélection naturelle (« la survivance du plus apte ») en comparant notamment les becs de quatre espèces de grives qui habitaient les îles Galapagos. Bien que ces oiseaux aient tous appartenu à la même espèce, leur bec avait des dimensions et formes particulières, résultat d’une adaptation à la spécificité du milieu où ils trouvaient leur nourriture.

De nos jours, les scientifiques de tous les domaines se servent de techniques comparatives pour établir des banques de données et ouvrir la voie aux découvertes. La médecine ne pourrait exister sans la possibilité de comparer diverses réactions à différents tests. Les sciences sociales, l’économie, la sociologie, l’anthropologie, entre autres, dépendent étroitement des statistiques qui seraient totalement dénuées de sens sans critères comparatifs. Il ne sert à rien, par exemple, de savoir qu’un certain nombre de porcs naissent dans un pays un certain mois si l’on ignore le nombre de naissances qui ont eu lieu le mois ou l’année précédente. Mais, s’appuyant sur sa connaissance de données antérieures, l’économiste agricole peut déterminer le point atteint par le cycle porcin et prévoir l’évolution probable du prix du porc.

Les statistiques comparatives indiquent l’orientation que doivent prendre les politiques publiques en révélant, par exemple, les problèmes potentiels du secteur de la santé, ou de l’environnement. En comparant des chiffres, les autorités publiques déterminent les tendances d’une société et peuvent planifier pour répondre à ses nouveaux besoins sociaux.

Les statistiques influent également considérablement sur les stratégies commerciales. Les entreprises doivent être capables d’évaluer leur rendement et les conditions actuelles du marché par rapport aux périodes précédentes et à leurs concurrents. Les grandes entreprises obtiennent les capitaux nécessaires en vendant des actions ou des obligations dont le prix est en grande partie fixé par les investisseurs, lesquels sont guidés par les analystes financiers qui comparent la gestion et la situation financière d’un grand nombre d’entreprises.

La comparaison est le pivot de toute économie de marché. La publicité qui vise les consommateurs présente les propriétés et les qualités d’un produit en soulignant ce qui le distingue des produits concurrentiels. Les messages publicitaires ont, dernièrement, abandonné les comparaisons avec une « marque x » anonyme et établissent des parallèles directement avec les produits et les services existants. Les consommateurs, bien entendu, comparent à leur tour les prix et la qualité avant de se décider à acheter.

Partout où existe la concurrence, les comparaisons sont endémiques. Les sports sont dominés par une masse de données et de records qui comparent entre elles les performances d’une équipe ou d’un athlète. Le sort des réseaux de télévision est lié aux taux d’écoute. Les comédiens, les écrivains et les reines de beauté sont jugés par rapport à leurs pairs.

Les politiciens, quant à eux, affirment avec véhémence qu’ils ne permettent jamais aux rivalités partisanes de nuire au bien public. Pourtant le système démocratique est extrêmement compétitif. Les partis politiques nous invitent avec insistance à comparer leurs vertus aux défauts flagrants de leurs rivaux. En votant, nous comparons les politiques, les personnalités et les compétences de ceux qui aspirent à gérer nos affaires collectives comme nous comparons les articles vendus dans un supermarché. Les organisateurs des campagnes politiques ont recours à un « conditionnement » psychologique très complexe qui vise à attirer l’attention sur leur candidat.

Les comparaisons montrent ce qui est juste et équitable

Les comparaisons sont essentielles à la vie démocratique. Les tyrans tiennent à garder leurs sujets dans l’ignorance de peur qu’en comparant leurs circonstances avec celles d’autres peuples, ils ne réclament plus de liberté et de prospérité. Cet instinct de comparer, cependant, n’est pas aisément annihilé.

Les événements épiques qui, récemment, ont secoué le monde communiste étaient dus à une comparaison par les habitants de leur mode de vie à celui des démocraties occidentales. Les Européens de l’Est, bien que désirant de toute évidence une amélioration de leur niveau de vie, se révoltent principalement contre un manque de liberté.

Et ceci nous amène au rôle primordial que jouent les comparaisons dans les affaires humaines, celui de nous avertir lorsqu’une société est injuste, arbitraire et répressive. Les mouvements en faveur des droits civiques et de ceux de la femme curent pour origine l’observation de la différence de traitement accordé à divers groupes. Les comparaisons d’ordre social conduisent toujours à revendiquer plus d’égalité. Elles empêchent la majorité d’opprimer les minorités. Elles aident donc le système à remplir son mandat, à savoir servir les intérêts de tous et non pas ceux de petits groupes privilégiés.

Un oiseau n’est pas un papillon un dollar n’est pas un dollar

Étant donné que les comparaisons gouvernent pratiquement le monde, il est surprenant que si peu d’instructions visent à nous apprendre à nous en servir. Il est évident que certaines comparaisons sont odieuses ou tout au moins dangereusement trompeuses. Mais qu’est-ce qui les rend si exécrables ?

Le fait de nous mettre en garde contre le mélange des torchons et des serviettes est futile. Ces objets tombent dans la même catégorie générale et, jusqu’à un certain point, peuvent être interchangeables. Il aurait été préférable de parler de torchons et de foulards. Tous deux sont faits de tissu mais leur prix et leur usage sont si différents qu’ils appartiennent véritablement à des catégories différentes.

Aristote a affirmé que les rapports de comparaison ou de contraste ne sont valables qu’entre des objets de même appartenance générique. Pour classer des animaux, déclare-t-il, on ne peut s’en tenir à des ressemblances superficielles telles que la possession d’ailes; certaines espèces de fourmis ont des ailes alors que d’autres espèces parentes n’en ont pas. Le papillon, comme l’oiseau, possède des ailes mais là s’arrête leur ressemblance.

Par ailleurs, même les objets semblables diffèrent selon les époques. Un dollar canadien n’est pas un dollar américain, et le dollar canadien des années 1990 n’est pas identique à celui des années 1970. Les comparaisons sont sans valeur si elles ne tiennent pas compte du fait que tout change. Vous n’êtes pas aujourd’hui la personne que vous étiez il y a dix ans.

Pour être valable, une comparaison doit porter sur des objets de valeur à peu près égale. Il serait ridicule, par exemple, qu’un critique compare la production théâtrale d’un groupe amateur avec une pièce donnée sur Broadway. Les publicitaires se livrent à des comparaisons déséquilibrées lorsqu’ils établissent des parallèles entre les qualités de leurs produits et les défauts de ceux de leurs rivaux. Il s’agit d’une tactique argumentative chère aux avocats mais qui n’en est pas moins injuste.

Toute comparaison sérieuse doit prendre en compte l’ensemble des propriétés de l’objet auquel elle s’applique. Une telle exigence, cependant, vu la somme considérable des données qui doivent être connues , rend parfois impossible l’établissement de comparaisons justes.

Prenons, par exemple, l’habitude de comparer des villes d’un même pays et de déclarer l’une supérieure à l’autre. En réalité, les avantages et désavantages propres à chaque agglomération tendent à se contrebalancer. Certains aspects sont plus agréables dans l’une, pires dans l’autre.

Sans connaître à fond les sujets étudiés, les comparaisons sont source d’illusion. Le présent comparé au passé est sûr de sortir perdant. On a tendance à ne se souvenir que des bons moments et à oublier les mauvais, même s’ils relèvent de notre vécu personnel.

Un effort conscient doit être déployé pour être objectif

Règle générale : ne pas oublier que la comparaison est dans les yeux du « comparateur ». Nous voyons le monde à travers la lentille de nos perceptions qui s’appuient sur des idées préconçues, notre expérience ou des préjugés. L’esprit humain appartient à deux grandes familles. « Certains êtres sont synthétiques et voient partout les différences; d’autres sont analytiques et remarquent surtout les ressemblances », a écrit Will Durant dans le cadre d’une critique de la philosophie de Francis Bacon. Bacon lui-même observa que « l’esprit humain ressemble à un miroir déformant qui, conférant ses propres propriétés à des objets différents, les distord et les défigure. » Nous devons donc nous efforcer consciemment de faire preuve d’objectivité, en prenant conscience de toutes les distorsions créées par nos émotions et nos attitudes. Ceci revient, dans une certaine mesure, à combattre le propre de la nature humaine. Un autre philosophe, Bertrand Russell, a ainsi conjugué un verbe irrégulier, dans le cadre d’une émission de la BBC : « Je suis ferme. Tu es obstiné. Il est un imbécile borné. »

Ceci tendrait à prouver que les comparaisons les moins fiables sont celles établies entre les autres et soi. On a toujours tendance à exagérer les bons ou les mauvais côtés d’autrui. Si la comparaison vous est favorable, il est à parier que vous avez sous-estimé l’autre. Si elle vous privilégie, il est probable que vous n’avez pas tout pris en compte.

« La récolte semble toujours meilleure dans le champ du voisin, et sa vache donne toujours plus de lait », a écrit Ovide. Ce penchant à surestimer la chance des autres découle probablement du fait que nous les voyons sous leurs meilleurs jours. Ne jugez jamais un homme le dimanche si vous ne savez pas ce qu’il fait le reste de la semaine, nous recommande un proverbe.

La seule comparaison valable est celle avec son moi antérieur

Un autre dicton conseille de marcher un mille avec les chaussures d’un autre avant de prétendre le connaître. Les comparaisons mal fondées donnent naissance à l’envie qui, non seulement est un péché mortel, mais avilit ceux qui l’éprouve. On ne peut envier quelqu’un sans se sentir inférieur à lui. « La jalousie est la crainte et l’appréhension de la supériorité de l’autre; l’envie est le malaise qui la sous-tend », a déclaré le poète William Shenstone. L’envie est un puits de misère; elle vous désespère lorsque la chance sourit aux autres et vous accable lorsque vous considérez votre propre situation. Véritable obsession, elle relève de la pathologie. Un écrivain anglais déclara un jour que pour punir un ennemi, il l’obligerait à envier constamment quelqu’un.

L’envie est la mère d’un autre vice, la convoitise. En enviant autrui et en convoitant ce qu’il possède, on se laisse probablement aller à de fausses hypothèses et à des exagérations. « Si nous savions combien ceux que l’on envie profitent peu des belles choses qu’ils possèdent, l’envie serait radiée du monde », a écrit Edward Young.

En revanche, nous nous livrons inconsciemment à de fausses comparaisons pour affirmer notre supériorité sur ceux qui, intrinsèquement, ne nous sont pas inférieurs mais sont simplement moins fortunés que nous. Une fois encore, la loi de la compensation entre en jeu; certains éléments de leur vie sont enviables, d’autres sont détestables.

Il semblerait, vu les pièges que présentent les comparaisons, que la sagesse serait d’éliminer celles qui visent les autres et soi. Mais on ne peut « chasser le naturel qui revient au galop ». On ne peut qu’essayer de voir la valeur relative des comparaisons personnelles. La romancière Hanna More propose la sage recette suivante : « Lorsque vous êtes prêt à vous enorgueillir de vos accomplissements intellectuels, pensez à des êtres plus talentueux que vous pour qu’ils vous inspirent; lorsque vous êtes découragé par votre lot, regardez ceux qui sont plus mal pris afin d’apprendre à être satisfait de votre sort. »

Les comparaisons personnelles ne sont d’ailleurs pas toujours néfastes. Elles stimulent l’esprit de compétition, source de réalisations. Elles montrent les voies à éviter (« je ne voudrais pas lui ressembler ») et celles à emprunter. Elles conduisent à l’émulation qui aide à mener une vie plus heureuse et plus utile. Pour s’améliorer, on a besoin de modèles. Mais tout modèle a ses limites; nul n’a jamais accompli de prodiges en copiant servilement un autre. En dernier ressort, nous sommes responsables de ce que nous devenons.

En se mesurant à des modèles, on doit appliquer les mêmes règles, à savoir établir une comparaison pertinente, équilibrée et bien fondée. Nombreux sont ceux qui ont connu le malheur en cherchant à égaler un parent couvert de gloire dont les circonstances et les talents étaient différents des leurs. Les parents, quant à eux, devraient éviter le piège naturel qui consiste à établir des comparaisons entre leurs enfants et eux : « Quand j’avais ton âge,… », comparaisons qui ne peuvent être valides que si tout a été pris en considération : l’époque, les conditions et les tempéraments. Étant donné l’impossibilité de réprimer l’instinct des comparaisons, assurons-nous du moins qu’elles sont constructives et justement fondées. Nous pourrions notamment comparer la personne que nous sommes aujourd’hui à celle que nous étions naguère. Si nous ne constatons que peu ou pas d’amélioration, demandons-nous pourquoi et ce que nous devrions faire. Ce faisant, nous établirons le rapport comparatif le plus valable de notre vie.