Skip to main content
Download the PDF Version

Qu’entend-on par professionnalisme ? Cette question prête à confusion car le professionnalisme est une notion aussi vague que complexe. Seule certitude : le professionnalisme ne se transmet pas; il vient du tréfonds de l’âme.

L’emploi actuel du terme « professionnel » en parlant d’un comportement commercial est quelque peu ironique, vu l’origine de ce mot. En effet, dans les anciennes sociétés occidentales, les professionnels désignaient précisément l’opposé des gens d’affaires. On considérait alors que les activités professionnelles servaient un dessein plus noble que le simple fait de subvenir à ses besoins. Elles conféraient donc à ceux qui les exerçaient un prestige dont ne jouissaient pas les personnes qui s’adonnaient au commerce et dont le but premier était de gagner de l’argent.

La dimension morale attachée aux professions, et dont était dépourvue la pratique du commerce, remonte à l’étymologie de ce mot, c’est-à-dire au Moyen Âge. Le professionnel était celui qui faisait « profession » de vouer sa vie à Dieu. Les travailleurs séculiers qui « professaient », eux aussi, servir la cause de l’humanité avec le même désintéressement eurent tôt fait de s’approprier ce terme. C’est ainsi que les enseignants (les « professeurs »), les médecins et les avocats s’unirent au clergé pour constituer la classe des professions libérales.

En théorie, les professionnels placent les questions morales avant tout objectif financier ou intérêt personnel. En pratique, le contraire s’est souvent produit, les codes déontologiques ayant été honteusement bafoués. Les avocats véreux abondent dans la littérature, montrant que les scandales modernes procèdent d’une tradition aussi longue que déshonorante. Pourtant, la majorité des membres des professions libérales sont parvenus, grâce à leur intégrité, à conserver suffisamment l’estime de la société pour être l’envie de ceux qui pratiquaient un métier du même ordre et souhaitaient accroître leur prestige en ayant droit au titre de professionnels.

Au début du siècle, les dentistes, les comptables, les ingénieurs, les architectes et autres ont été ajoutés à la liste des professions libérales qui, en prenant un sens plus large, ont fini par désigner tous les titulaires de diplômes universitaires qui ne se salissent pas les mains en travaillant.

Selon les dictionnaires, la profession devint alors un métier acquis après avoir poursuivi des études, puis désigna enfin un type de personnes plutôt qu’une classe sociale, comme les « yuppies », qui se reconnaissent plus par les sommes d’argent qu’ils gagnent et leur façon de les dépenser que par la nature de leur profession.

L’argent a toujours été, aux yeux du public, le principal attribut des professions, les docteurs, les avocats et les autres percevant un revenu relativement élevé. Mais, en même temps, appartenir à une profession signifiait le refus, pour tout membre scrupuleux, de commettre certains actes interdits par les codes déontologiques.

Le professionnalisme, dans sa forme la plus pure, exige un dévouement qui transcende toute considération financière ou personnelle. Une anecdote racontée par un journaliste à l’époque de la Deuxième Guerre mondiale illustre parfaitement ce point. Un jour, il vit une religieuse infirmière qui soignait des prisonniers japonais souffrant de blessures et maladies horribles :

« Même pour un million de dollars je ne pourrais pas faire ça », dit le journaliste.

« Moi non plus », répondit la religieuse.

Le professionnalisme a, en outre, un autre sens, diamétralement opposé au premier : le professionnel est également celui capable de tout pour de l’argent. Mettez-y le prix et vous engagerez un « professionnel » qui torturera.

Dans ce cas, le professionnel fait pour de l’argent ce que les autres font gratuitement. Il est le contraire de l’amateur, bien que, dans le domaine des sports, la distinction entre les deux soit devenue plutôt floue.

La confusion entre le professionnel et l’amateur sportifs est à la fois morale et sémantique. L’amateur joue pour le plaisir et, théoriquement, attache plus d’importance à la qualité du jeu qu’à la victoire. Le professionnel, en revanche, joue pour de l’argent et tous les moyens lui sont bons pour assurer son triomphe.

La fierté professionnelle renforce le respect des normes

Le professionnel est également celui qui fait à temps plein ce qui, pour d’autres, est une occupation à temps partiel. Le photographe professionnel prend des photos tous les jours et pas seulement en vacances. Les jours où le musicien professionnel ne donne pas de concert, il doit s’exercer pour maintenir son doigté. La marque du professionnel est l’aptitude à exceller même lorsqu’il n’est pas motivé.

Le dicton « le spectacle doit continuer », s’il n’est pas toujours pris au sérieux par les troupes de théâtre amateur, est la profession de foi des artistes professionnels. Un athlète amateur se permettra de ne pas jouer parce qu’il est courbatu, ou parce qu’il doit s’occuper d’affaires personnelles. Les « pros » « y vont » , malgré les entorses et les soucis.

Une fois sur le terrain, ils se donnent totalement au jeu, laissant au vestiaire tout sentiment ou préoccupation personnelle. Le « vrai professionnel » fait de son mieux, quelles que soient les circonstances.

Et ce « mieux » est généralement supérieur à la performance d’un amateur, ce qui nous amène à une autre facette du professionnalisme, l’excellence.

L’expression « un vrai travail de professionnel » s’applique aussi bien à la manière de servir un repas qu’à l’installation d’une fenêtre ou qu’à une opération chirurgicale. Dans ce cas, être professionnel signifie accomplir un travail qui vaut le prix demandé.

La fierté professionnelle renforce alors le respect des normes. Le professionnel est fier d’accomplir un travail de qualité. La médiocrité est inacceptable en raison même de cette fierté qui, souvent, se mêle au plaisir physique de se livrer à une activité pour laquelle on est doué.

Le talent inné donne l’impression à celui qui en est pourvu d’être né pour s’en servir. Cette conviction suscite chez les jeunes un sens d’abnégation, et ce bien avant qu’ils ne se lancent dans leur spécialisation.

« Il était passionné par son travail et ressentait un enthousiasme que seul le travail bien fait peut inspirer. » C’est en ces termes que William Dean Howells, homme de lettres américain, décrivait un collègue. Ce faisant, il mentionnait les trois qualités du grand professionnel : le dévouement, l’enthousiasme et l’inspiration qui vient du tréfonds de l’âme.

Mais, comme l’affirmait La Bruyère à propos de l’écriture, « il faut plus que du génie » pour atteindre un niveau professionnel. Si le professionnel surpasse toujours l’amateur doué, c’est qu’il a su souder les briques de son talent naturel avec le ciment de la technique.

L’exercice de tout métier est assorti de petites ruses qui s’apprennent avec la pratique. Elles confèrent à l’intervention des spécialistes cette touche professionnelle insaisissable.

Comme l’écrivait le biographe américain Bernard de Voto « l’expert constitue, de par son expertise, un organisme psychologique, musculaire et nerveux à part… Le joueur de tennis, l’horloger ou le pilote de ligne acquièrent des automatismes qui s’allient à l’esprit critique et au discernement ».

Cet esprit critique s’exerce d’ailleurs plus à l’encontre de soi que des autres. Le vrai professionnel, à l’instar du vrai savant, cherche sans cesse à déceler ses erreurs.

Le poli professionnel est généralement le fruit de labeurs et de frustrations. Plus on peine, meilleur est le produit. Daniel Webster, à propos d’une profession qu’il exerçait occasionnellement, estimait que « pour être un grand avocat il faut d’abord accepter d’être un parfait esclave ».

Les professionnels ont confiance en leur compétence, mais n’estiment pas tout savoir

La première impression du novice témoin d’exploits professionnels est l’apparente facilité de l’exécution. Les professionnels sont passés maîtres dans l’art de dissimuler l’intensité de leurs efforts. Mieux que tous autres, ils savent que « la perfection de l’art consiste à cacher l’art. »

La langue anglaise ne connaît pas de styliste plus accompli que Charles Lamb, dont la prose coule avec la limpidité et l’éclat de l’eau de source. Pourtant sa soeur Marie, elle-même auteure, nous a laissé dans une lettre à une amie le portrait émouvant de l’auteur, aux prises avec son art : « Vous devriez nous voir tous deux écrivant, assis à la même table, moi prisant et lui gémissant, se lamentant qu’il n’y arrivera jamais, paroles qu’il ne manque de prononcer justement avant d’avoir fini et d’y arriver. »

Les doutes que Lamb nourrissait à l’égard de son oeuvre contrastent avec l’image que le public se fait du professionnel calme et sûr de lui. Les professionnels chevronnés sont censés connaître leur métier, c’est-à-dire savoir exactement ce qu’ils font à n’importe quel moment.

Le calme affiché par les professionnels est une nécessité de leur métier, lequel repose avant tout sur la confiance. Qui voudrait avoir affaire à un dentiste qui hésite sur la dent à soigner ou à un comptable qui avoue ignorer la teneur d’une nouvelle loi fiscale ?

Les professionnels doivent avoir confiance en leur compétence, confiance qui leur permet de sortir des sentiers battus, d’essayer de nouvelles techniques et de trouver des solutions novatrices.

Cette assurance peut cependant leur nuire si elle les conduit à penser qu’ils savent tout et n’ont plus rien à apprendre. De professionnels ils se transforment alors en charlatans.

Presque tous les métiers obligent à se perfectionner

La complaisance est certainement une déformation professionnelle. Si les revues scientifiques existent, c’est que les professionnels doivent se tenir au courant des nouvelles découvertes qui ne cessent de survenir dans leur domaine. Ces publications, en débattant de nouvelles idées, stimulent la réflexion, voire la créativité, face à des problèmes particuliers.

Les professions libérales se distinguent des autres occupations par le souci constant qu’ont leurs membres de renouveler leurs connaissances par le biais de magazines, de conférences et de séminaires. Cette distinction tend, cependant, à s’effacer de plus en plus.

Jadis, la somme des connaissances des gens d’affaires ou des fonctionnaires après 50 ans de service était pratiquement la même que celle acquise au cours des premiers mois de leur carrière. De nos jours, tous les métiers du monde occidental obligent à se perfectionner et à adopter de nouvelles méthodes.

Les produits et les services de n’importe quel secteur sont différents aujourd’hui de ce qu’ils étaient hier. Se tenir au courant est devenu un mode de vie pour quiconque intervient dans le secteur de la production, des services, des ventes ou de l’administration.

L’obligation de renouveler ses connaissances, autrefois limitée aux professions libérales, s’est étendue à tous les autres métiers. Charles E. Scripps, directeur d’un journal américain la résumait ainsi : « Pour certains, il s’agit d’atteindre un niveau élevé d’éducation, pour d’autres, il s’agit de suivre une formation rigoureuse, d’être évalué par ses pairs ou d’obtenir un permis délivré par l’Etat ou d’autres autorités. »

Les remarques de M. Scripps ont été formulées dans le cadre d’une lettre au rédacteur publiée dans une revue journalistique. Elles étaient axées sur le professionnalisme face à la responsabilité publique. Il insistait sur le fait que ceux qui sont responsables du bien-être physique et psychologique d’autres personnes peuvent causer des souffrances auxquelles le système judiciaire ne peut totalement remédier. Les journalistes ont précisément le pouvoir d’infliger ce genre de préjudices.

Depuis des années, on parle d’accorder au journalisme le statut de profession libérale justement pour encourager le sens des responsabilités. M. Scripps s’oppose toutefois à ce projet en raison du risque de contrôle par l’État.

Passant en revue une liste de « professions », il écrit : « La pratique de la médecine, du tennis ou de la prostitution ne constitue pas une liberté civique. Le droit de s’exprimer oralement ou par écrit est, par contre, un droit humain et civique dans tous les pays civilisés. Le journalisme est une noble vocation, un métier qui peut être difficile, respectable ou ignoble, louche et mal famé selon le caractère et la compétence du praticien. »

Il se faisait ainsi l’écho d’un grand nombre de journalistes qui estiment que le professionnalisme est ce que vous en faites. Des journalistes professionnels et non professionnels couvrent, côte à côte, le même événement, voire travaillent dans le même bureau.

Il est impossible d’empêcher les tricheurs de tricher

Le professionnel est celui qui réunit et traite consciencieusement les faits. On pourrait en dire autant des avocats, des comptables ou des architectes. Mais le fait de qualifier quelqu’un de professionnel ne garantit pas qu’il se conduira comme tel.

Étant donné que les manquements au devoir sont inévitables même dans les familles de professionnels les mieux réglementées, certains groupes ont formé leur propre conseil pour décider de l’expulsion des coupables. L’une des raisons qui explique que le journalisme ne soit pas officiellement une profession est son manque de cohésion qui empêche toute stricte réglementation.

Le terme journalisme s’applique aussi bien aux journaux et revues de qualité où chaque mot est pesé et vérifié qu’à la presse à sensation qui rapporte des « témoignages » sur l’apparition de visiteurs d’autres planètes ou de grotesques naissances multiples. Prenez en compte les nombreux médias électroniques et vous obtiendrez un corps professionnel trop pesant pour être gouverné.

Si le journalisme est un domaine trop vaste pour être assujetti à une discipline professionnelle, que dire du milieu commercial ! Certains secteurs, il est vrai, notamment pour tout ce qui a trait aux finances des particuliers, ont fixé des normes morales très strictes et forment leur personnel de vente. Toutefois, aucun contrôle global n’existe en matière de conduite commerciale. La qualité d’un produit peut toujours être légèrement réduite tout comme sa fiabilité. N’importe quel article peut, par des moyens frauduleux, être vendu à ceux qui n’en ont pas besoin. Sans avoir recours à la loi qui, d’ailleurs est loin d’offrir une protection infaillible, il est impossible d’empêcher les tricheurs de tricher.

Ainsi, malgré tout le bruit fait autour des « ventes professionnelles » et des « professionnels » de la gestion, on peut douter que le public accorde jamais le statut de professionnel aux gens d’affaires. Dans le secteur commercial, le professionnalisme est, par nécessité, une question de comportement et non de paroles.

Le professionnel est, en fin de compte, celui qui se conduit professionnellement

Comme tous les professionnels dignes de ce nom, les professionnels commerciaux placeront l’intérêt de leurs clients avant le leur. Ils ne cesseront de renouveler et de perfectionner leurs connaissances et compétences. Ils se conduiront avec fierté et intégrité ; ils ne lésineront pas, que ce soit sur le plan de la morale, de la qualité ou de l’exécution.

Aujourd’hui, plus que jamais, le monde des affaires a besoin que les intervenants se conduisent professionnellement. Les spectaculaires échecs financiers nord-américains des dernières années sont attribuables au manque de professionnalisme et des qualités qui en sont la base, à savoir la qualité morale contenue dans le premier sens du terme et la qualité de l’exécution soulignée dans le second. Ces deux sens se rejoignent lorsqu’ils s’appliquent au professionnalisme commercial car, dans ce domaine, le professionnel doit témoigner à la fois d’une haute intégrité et d’une compétence exceptionnelle.

« Les sociétés valables sont celles où les gens d’affaires ont une bonne opinion de leurs activités », a écrit le philosophe Alfred North Whitehead. Ceci revient à les considérer comme une profession, qu’elles portent ce nom ou pas. Le professionnel est donc, en fait, celui qui se conduit professionnellement, et non pas nécessairement la personne agréée par des autorités. Le professionnalisme ne se transmet pas, il est ce que l’on attend de soi.