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L’auditoire du séminaire était constitué de cadres et de spécialistes des ressources humaines. Le conférencier était un psychologue industriel américain bien connu. Le sujet : la nouvelle race des travailleurs nord-américains. Le ton était sérieux, voire grave.

Le conférencier remarqua qu’aujourd’hui les employés étaient moins enclins à faire leurs les buts de leur employeur car ils ne se sentaient pas attachés à lui. Il ajouta que, selon des recherches, ce manque de liens étroits caractérisait toutes les relations des jeunes, même celles nouées en dehors du travail.

En fait, constata-t-il, ils tendent à fuir tout attachement durable, jugeant que même les rapports les plus intimes peuvent être rompus unilatéralement sans préavis. Comment s’étonner que des gens qui ont si peu le sens de la permanence refusent de se donner pleinement à un travail qu’ils peuvent quitter à tout moment ?

Pour décrire ce phénomène, le psychologue se servit d’un nombre impressionnant de termes techniques tels que détachement, aliénation et dissociation. Une personne moins savante et démodée aurait tout bonnement parlé d’un manque de loyauté.

Mais, les moins de 35 ans connaissent-ils seulement ce mot ? En saisissent-ils pleinement le sens ? Il semblerait que, dans notre société, la loyauté soit une notion désuète, le souvenir pittoresque d’une ère plus candide.

Même sa définition a quelque chose de suranné. Le Larousse déclare que la personne loyale est celle qui obéit aux lois de l’honneur, de la probité et de la droiture. Il y a longtemps que le mot « droiture » ne vient plus à l’esprit en pensant à l’appui sans réserve accordé à un leader ou à un idéal. Quant à l’« honneur », il ne figure pratiquement plus dans le vocabulaire civil courant des pays occidentaux.

Certains dictionnaires remontent encore plus loin et, se référant à la féodalité, parlent d’« allégeance absolue ». Mot dérivé de l’ancien français, l’allégeance (li jance) était le serment de fidélité prêté par un vassal à son suzerain. Au Moyen-Âge, la féodalité était le régime politique auquel étaient assujettis des millions de personnes en Europe, en Inde, en Chine et au Japon.

Ce système devait son existence à la loyauté. La haute noblesse jurait fidélité au souverain, les petits nobles à leur seigneur et ainsi de suite jusqu’aux serfs. Dans sa forme la plus pure, la loyauté féodale consistait en un échange de promesses. Lorsqu’un fief, c’est-à-dire un domaine, était concédé à un vassal, « ce dernier, s’agenouillant devant son suzerain, lui présentait les mains et prêtait serment de fidélité tandis que le seigneur scellait le pacte en l’embrassant et en le relevant ».

Le seigneur promettait ainsi de veiller sur son vassal et de le protéger. Le vassal, lui, s’engageait à lui payer un loyer en espèces ou en nature, et à lui prêter main-forte. Ces serments reposaient sur la théorie que la loyauté est un engagement réciproque.

Il ne fait aucun doute que, dans le cadre des sociétés féodales, la pratique s’éloignait souvent de la théorie. La loyauté du vassal s’obtenait parfois sous la contrainte. Le système n’aurait pu cependant exister sans l’honnêteté de la plupart de ceux qui détenaient le pouvoir. La féodalité fut généralisée et perdura de nombreux siècles. Si elle n’avait pas servi les intérêts de la majorité, elle aurait été abolie par des révolutions.

Pas aveugle, ni sensible au point de vue de l’autre

D’ailleurs, la notion de loyauté politique, qui vit le jour sous la féodalité, ne disparut pas avec elle. Aujourd’hui, dans tous les pays du monde, le peuple jure de rester fidèle au symbole de l’autorité suprême, qu’il s’agisse d’un monarque, d’un président, d’une constitution ou d’un drapeau. Dans les forces armées ou autres organisations en uniforme, l’allégeance est affichée par des emblèmes et des cérémonies d’origine moyenâgeuse.

Le pragmatiste ne trouvera sans doute ni rime ni raison à ces actes symboliques mais il aura tort. La loyauté est essentielle à l’établissement d’une société civilisée. Elle perpétue les liens humains les plus importants noués entre les couples, les parents, les collègues et les amis. Elle est garante de l’ordre civique. Les pays qui ne prennent pas au sérieux les serments d’allégeance aux autorités établies invitent les luttes de pouvoir.

Les drapeaux, les uniformes et autres symboles sont l’expression visible de la fierté qu’un peuple porte à ses appartenances. Les êtres humains trouvent leur identité en intériorisant les caractéristiques des organismes dont ils sont membres : leur pays ou leur religion.

La loyauté institutionnelle est généralement accordée aux groupes constitués de personnes qui nous ressemblent, c’est-à-dire nos compatriotes, ceux avec qui nous partageons les mêmes croyances religieuses, politiques ou traits ethniques. Le revers de la médaille d’associations aussi étroites est malheureusement le mépris, la crainte et la haine de ceux qui en sont exclus. On dit souvent que la loyauté est « aveugle ». Sans aller si loin, elle empêche cependant de considérer objectivement le point de vue de l’autre.

Rien ne renforce plus la loyauté entre deux personnes qu’un ennemi commun. Lorsqu’une guerre éclate pour une bonne ou une mauvaise cause, la loyauté est une source de bravoure. Malheureusement, elle donne également naissance à la bigoterie qui, d’ailleurs, est souvent la raison même du conflit. Même sans intervention militaire, elle empoisonne les rivalités raciales et religieuses qui bouleversent le monde.

La belligérance alliée à la loyauté renforce la théorie selon laquelle cette dernière a pour origine la famille. À l’époque préhistorique, le groupe familial devait se protéger contre les pillards, à moins qu’il ne s’adonne lui-même au pillage.

En cas de péril, il était impératif d’avoir une confiance absolue dans les autres membres du groupe. D’un accord tacite, le chef de famille, le père ou le grand-père, s’assurait de cette confiance en punissant les traîtres, généralement par la peine de mort qui sanctionnait ainsi l’abjection de leur crime. Un châtiment plus clément était le bannissement, efficace en raison de la crainte d’être mis au ban de la société et d’être considéré comme un traître.

Lorsque les êtres humains étendirent leurs liens familiaux aux autorités spirituelles, économiques et politiques, ce rôle du patriarche, de législateur et de policier fut joué à l’échelle de la société. C’est ainsi que le roi devint le « père du peuple », que le prêtre donna des bénédictions paternelles et que l’entrepreneur se considéra comme le chef d’une famille nombreuse et heureuse. Les gens ordinaires, jugeant que ces « pères » étaient les gardiens de l’ordre public essentiel à la survie de leur localité, s’inclinaient devant leur volonté.

L’ennui avec l’autorité patriarcale, c’est que les « pères » ne sont pas tous à la hauteur de leur tâche. Ils sont souvent prêts à exiger l’obéissance par la force et à trahir ainsi la confiance qu’on leur porte. L’histoire de l’Écosse nous donne un exemple typique d’un tel abus de confiance commis à l’encontre des « Highlanders », qui témoignaient une loyauté absolue à leur chef de clan. Selon un observateur anglais du 18e siècle, « Les habitants ordinaires des Hautes Terres estiment qu’il y va de leur honneur d’aimer leur chef et de lui obéir aveuglément, même s’ils doivent ainsi s’opposer au gouvernement, aux lois du royaume, voire même à celles de Dieu. »

Initialement, les terres du clan appartenaient à tous, mais elles devinrent plus tard la seule propriété du chef de la famille qui était sortie des rangs et s’était imposée. Entre les membres du clan et lui existait un accord implicite. Comme l’explique John Prebble dans son ouvrage Culloden, publié en 1961, « s’il avait sur ses gens le droit de vie et de mort, il était également responsable de leur bien-être, obligation qu’honoraient la plupart des chefs. À titre de propriétaire, de « père », de juge et de général d’armée, son pouvoir était vaste, quoique non absolu, et il arrivait qu’il débatte de questions importantes avec les principaux membres de sa famille et de son clan. »

À l’époque décrite par M. Prebble, en 1746, alors que les clans tentaient désespérément, à Culloden, de tenir tête pour la dernière fois à la couronne d’Angleterre, nombreux furent les abus de confiance commis par les chefs à l’égard de leurs « kinsmen ». Les consultations politiques n’existaient plus. Les hommes, quant à eux, n’étaient plus aussi prêts à prendre les armes et à mourir pour leur chef. Ceux qui perdirent la vie à Culloden en défendant la cause jacobite s’étaient engagés sous la menace de voir leur maison incendiée.

La trahison ultime de la fidélité des Highlanders, décrite dans un autre volume de John Prebble, intitulé The Highland Clearances, eut lieu graduellement au cours du siècle suivant. L’un après l’autre, les chefs chassèrent brutalement leurs « kinsmen » de leurs terres ancestrales et les remplacèrent par des montons, plus rentables.

La fin du paternalisme, mais non de l’idéologie

Ce qui confère à l’expérience des Écossais des Hautes Terres toute son actualité est le fait qu’ils n’ont jamais perdu leur célèbre capacité de loyauté. Bien que persécutés, appauvris et dispersés, ils constituèrent les régiments les plus solides de l’armée britannique; on retrouva leurs descendants parmi les meilleures unités de combat de l’armée canadienne. En l’absence de chefs de clan, ils reportèrent leur loyauté sur leur régiment et, ce faisant, professèrent la fidélité la plus vive à leurs frères d’armes.

Leur amère expérience aura tout au moins servi à montrer que les êtres humains ont besoin d’être loyaux. Erik Erikson, psychologue de renom, estime que ce qu’il appelle la « fidélité » est un stade nécessaire du développement psychologique. Par « fidélité », explique M. Erikson, on entend « la capacité de rester fidèle à des engagements librement consentis en dépit des confusions et des contradictions inévitables des systèmes de valeurs. » La fidélité s’affirme lorsque le narcissisme de l’adolescence disparaît.

La loyauté est liée à la maturité car elle exige le sacrifice total et désintéressé de l’autonomie personnelle auquel seul un adulte sûr de lui peut se résoudre. L’adulte ne voit ni conflit ni menace en jurant fidélité à une autre personne, sous réserve qu’elle en soit digne. Cette restriction s’applique également aux organisations. Si on dénote aujourd’hui une certaine apathie à l’égard des gouvernements et d’autres organismes, la faute en est peut-être au fait qu’ils ne semblent pas mériter notre loyauté.

En Europe orientale, la force de la fidélité suscitée par le communisme a été érodée par les abus. Nous sommes aujourd’hui témoins de la Fin de l’idéologie tel que l’indique le titre d’un livre écrit par le sociologue Daniel Bell et publié en 1960. Pourtant, M. Bell estime aussi que les êtres humains ont un besoin irrépressible d’attachement, donc de loyauté.

« Je n’ai pas dit que la pensée idéologique était lettre morte », a- t-il précisé. « En fait, j’explique que la mort des idéologies anciennes entraînent inévitablement la naissance de nouvelles. » Même les rebelles éprouvent le besoin d’être loyaux à une cause. Ils remplacent tout simplement l’ordre ancien par l’ordre nouveau.

Aujourd’hui, les gens ont, comme toujours, besoin de se raccrocher à quelque chose. Seule différence : ce « quelque chose » doit être digne de leur dévouement. La loyauté aveugle qui incitait des êtres pourtant rationnels à se sacrifier pour leur pays, quelle que fût la justesse de la cause, n’existe plus dans les pays où règnent l’éducation et la communication de masse. Les partis politiques ont dû dernièrement apprendre cette leçon. Les électeurs ne votent plus inconditionnellement pour un parti comme le faisaient leurs ancêtres.

Les tacticiens politiques avertis savent qu’aujourd’hui le paternalisme est dépassé, sans crédibilité, détruit à tout jamais par des responsables haut placés qui ont trahi la confiance du public.

Un profond scepticisme règne et ses retombées sont aussi graves pour les politiciens que pour les gens d’affaires, qu’il s’agisse de mercaticiens ou d’employeurs. On parle maintenant d’une nouvelle race de « clients exigeants » qui ne resteront fidèles à une marque que si elle demeure supérieure à ses rivales.

Le secteur des achats n’est d’ailleurs pas le seul domaine où s’exerce cette liberté de choisir parmi une gamme de produits qui ne cesse de s’étendre. Le futuriste Jay Ogilvy affirme que la société nord-américaine est entrée dans une ère « postmoderne » qu’il définit ainsi : « L’homme et la femme postmodernes sont habillés pour toutes les occasions. Mais s’ils possèdent tous les costumes appropriés, ils n’ont pas de raison profonde de préférer une occasion à une autre, une carrière à une autre, une vie à une autre. »

En Amérique du Nord, le post-modernisme, sur le plan de la gestion, signifie composer avec des employés dont la loyauté à l’égard d’un employeur ne peut jamais être prise pour acquis. Ceci ne signifie pas, toutefois, qu’ils ne s’impliquent pas émotivement dans leur travail. Selon des recherches sur les attitudes, ils éprouvent de la colère et se sentent coupables lorsque leur employeur transgresse leurs valeurs personnelles. Ils n’acceptent plus que les cadres décident unilatéralement des politiques concernant des questions externes telles que l’écologie. Et s’ils protestent violemment contre les actes néfastes de leur employeur, ils montrent leur approbation avec autant de force. L’entreprise qui prouve à ses employés qu’elle sert une cause sociale valable sera récompensée par un degré de motivation de leur part qu’aucune somme d’argent ne peut acheter.

Mais la loyauté inconditionnelle témoignée à l’entreprise est chose du passé, notamment au sein des organisations qui ont dû réduire leurs effectifs au nom de la productivité ou de la simple survie. La fidélité de jadis reposait sur un pacte plus ou moins permanent entre employeurs et employés. Ces derniers se dévouaient corps et âme à leur travail en échange d’un emploi à vie. La férocité de la concurrence et les impératifs financiers font qu’aujourd’hui nulle entreprise nord-américaine ne peut se permettre d’offrir une telle garantie.

D’après Brian Grosman, avocat de Toronto, « la notion traditionnelle de loyauté ne survivra pas. La loyauté, comme l’entreprise elle-même, prendra un nouveau visage et sera témoignée aux leaders dont les actions, et non les mots trompeurs, méritent le respect et le dévouement. » Les euphémismes servent, d’après lui, à cacher les difficultés croissantes de la réalité, les renvois devenant, par exemple, des « désembauchages ». « Dans un monde où chaque coup porté au personnel est adouci par une rhétorique mettant l’accent sur le caractère familial de l’entreprise, l’employé tout comme l’employeur se sentent coupables lorsque les décisions à prendre sont contraires aux intérêts du personnel », affirme Me Grosman.

Si la loyauté institutionnelle doit être redéfinie pour prendre en compte les nouvelles réalités, elle doit l’être du point de vue des employés et non de celui de l’employeur qui exige de leur part des efforts héroïques en échange d’un chèque dont le versement n’est pas garanti. Il est sans doute difficile d’obtenir que des gens dont l’avenir est incertain se dévouent. Pourtant, le fait demeure que ces derniers souhaitent ne penser que du bien de leur entreprise et, ainsi, penser du bien d’eux-mêmes, de leurs amis et de leurs collègues. Ils peuvent comprendre les besoins de compression, de changements technologiques et de surcroît de travail si la situation leur est honnêtement expliquée.

Une grande entreprise canadienne a réalisé dernièrement un sondage sur les attitudes de ses employés horaires. Ces derniers parlent tous du besoin de restaurer l’esprit d’équipe et la fierté d’appartenance qui se sont considérablement dégradés. Ils demandent à la direction de leur faire confiance sans exercer une lourde supervision. Ils désirent, par-dessus tout, être traités avec respect.

Quand on parle de loyauté institutionnelle, on pense aussitôt au Japon où le dévouement des travailleurs est légendaire. En regardant des émissions télévisées qui montrent des Japonais se préparer au travail en entonnant le chant de la compagnie, les peuples occidentaux pourraient croire que leur allégeance est un vestige de leur passé féodal. Si tel est le cas, ce féodalisme reflète fidèlement un système en vertu duquel des engagements réciproques sont solennellement pris par les cadres et leurs subalternes, et joyeusement remplis.

Dans un article publié dans l’Harvard Business Review en 1989, Gary Hamel et C.K. Prahalad, éminents spécialistes des affaires, remarquent que toutes les sociétés japonaises qui étaient autrefois à l’arrière-plan mais qui ont remonté la pente pour dominer les marchés ces vingt dernières années, « ont créé un vif désir de gagner à tous les niveaux de l’organisation, et maintenu ce désir, au cours des 10 à 20 années de lutte contre la concurrence pour atteindre la tête du peloton à l’échelle planétaire. » Elles y sont parvenues en « motivant les employés et en leur communiquant la valeur de cet objectif », tout en laissant une marge de manoeuvre appréciable à chaque équipe. « Les entreprises japonaises sont gagnantes, non parce qu’elles disposent de cadres plus intelligents mais parce qu’elles canalisent la « sagesse de la fourmilière », expliquent les auteurs.

Les travailleurs japonais s’appliquent, les yeux ouverts, à assurer le succès de la stratégie de leur entreprise. Leurs concurrents américains sont souvent laissés dans l’ignorance. Dans un cas étudié par les auteurs, « la seule fois où fut mentionné le problème de la concurrence se produisit dans le cadre de négociations salariales pendant lesquelles ce problème servit à exiger des concessions. Malheureusement une menace perçue par tous, mais dont personne ne parle, cause plus d’anxiété qu’une menace clairement définie et devenue la cible d’efforts collectifs visant à la pallier. Voici la première raison pour laquelle l’honnêteté et l’humilité de la haute direction sont sans doute le sine qua non de toute revitalisation. Autre raison : faire de la participation du personnel non pas un vain mot à la mode, mais une réalité. »

Ainsi nous bouclons le cercle de la théorie de la fidélité d’Erik Erikson. Au Japon, la loyauté institutionnelle repose sur des engagements librement consentis par des adultes dans un climat de confiance mutuelle qui garantit que leurs talents seront respectés et leur travail apprécié. Ce n’est pas un hasard si les entreprises actuellement les plus dynamiques de l’Europe et de l’Amérique du Nord sont celles qui ont su créer la même atmosphère de travail.

Abstraction faite de nombreuses et brillantes exceptions, il semblerait que l’Ouest se trouve encore dans une période de transition où l’exigence autoritaire de la loyauté est remplacée peu à peu par l’appel égalitaire à la loyauté entre deux groupes interdépendants qui ont chacun quelque chose à offrir à l’autre. Il serait sage de vérifier ce que la loyauté signifie réellement aux yeux des gens instruits et informés d’aujourd’hui.