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Face à l’évolution de la main-d’oeuvre, les entreprises doivent tenir compte des besoins personnels de leurs employés et offrir des horaires souples et des congés familiaux. La face du monde des affaires pourrait en être changée.

Lorsque nous, qui faisons aujourd’hui partie de la population active, raconterons à nos petits-enfants les temps de notre jeunesse, ils auront du mal à nous croire. Bouche bée, ils apprendront que, à cette époque dans la plupart des familles, seuls les papas allaient travailler tandis que les mamans restaient à la maison pour s’occuper des enfants. Pour garder intact le respect qu’ils portent à leurs aînés, mieux vaudra ne pas leur dire que, alors, la majorité des familles nord-américaines pouvait vivre avec un seul salaire. Ceci leur paraîtra tout aussi incroyable que le fait qu’il n’y avait pratiquement aucune femme pompier ou camionneur et que celles qui exerçaient le métier de boucher, de législateur, de chirurgien, de juge ou de chef d’entreprise étaient l’exception.

Il sera suffisamment difficile de convaincre les jeunes de l’existence d’une telle réalité sans chercher à leur en donner les raisons. Dis-moi, grand-père, pourquoi les femmes n’exerçaient- elles pas certains métiers ? « Parce qu’il y avait certaines choses qu’elles ne faisaient pas. » Pourquoi ? C’était trop dur pour elles  ? « Non pas vraiment, simplement ce n’était pas un travail de femme.  » Et pourquoi les grands patrons n’étaient presque jamais des femmes ? Parce que ça ne les intéressait pas ? « Non, parce que les hommes étalent censés être les patrons. » Pourquoi ? « Parce que… écoute, parlons d’autre chose veux-tu. »

Ce ne sera pas la première fois dans l’histoire de l’humanité qu’il sera impossible d’expliquer des normes de travail qui, à l’époque, allaient de soi. Comment aujourd’hui, défendre l’esclavage ? Et pourtant, jadis, de nombreux planteurs du Sud des Etats-Unis, très bons et très croyants, trouvaient naturel de posséder, d’acheter et de vendre des êtres humains.

La domination masculine du monde du travail, bien que logiquement indéfendable, a toujours été un pilier de la morale protestante du travail. « Les femmes sont faites pour rester à la maison, avoir et élever des enfants », a déclaré un homme éminent entre tous, Martin Luther.

Cette morale reposait sur l’idée que le travail est une vertu, le plus sûr garant du salut spirituel de l’homme. Une telle philosophie convenait particulièrement bien à l’ère industrielle, époque où le travail ne fut plus exécuté à domicile mais dans des usines où il exigeait efforts et concentration.

La morale du travail, dans les mains de ceux dont elle servait les intérêts, fut un instrument d’une souplesse remarquable. Les propriétaires d’usines et de mines eurent tôt fait de découvrir qu’ils pouvaient abaisser le coût de la main-d’oeuvre en employant des femmes et des enfants dans des conditions proches de l’esclavage, admettant dans le même temps que la place de la femme n’était pas forcément au foyer.

Cette morale a été déformée au point d’être méconnaissable par les capitalistes du 19e siècle. Pour justifier leur conduite, ils inventèrent la théorie du « darwinisme social », c’est-à-dire qu’ils appliquèrent aux êtres humains le principe de la sélection naturelle. Dans la nature, proclamaient-ils, les forts mangent les faibles. Il semblait donc tout naturel que, dans le monde des affaires, les entreprises et les personnes puissantes exploitent leurs homologues plus faibles. Les ploutocrates d’antan trouvèrent une source abondante de proies faciles parmi leurs employés.

Mais s’ils dictaient, grâce à leurs perfides relations avec la presse, le ton de l’opinion publique, tout ne leur était pas cependant permis. L’outrage public mit fin à l’exploitation de la main-d’oeuvre enfantine sur ce continent au début des années 1900, et les pires aspects de l’exploitation des femmes dans le secteur industriel furent éliminés à peu près à la même époque. La plupart des femmes s’installèrent pendant la première moitié du siècle dans leur rôle de femme au foyer. Néanmoins, elles furent sauvagement exploitées au Canada par des employeurs d’apparence tout à fait respectable jusqu’à la Deuxième Guerre mondiale.

N’oublions pas non plus que les hommes furent également des victimes toutes trouvées pendant les années 1930 lorsque n’importe quel emploi était un don du ciel. Les employés pouvaient soit accepter des conditions de travail exécrables ou, comme on le leur annonçait brutalement, grossir les rangs serrés des chercheurs d’emploi affamés.

Il partit en voyage et, en revenant, trouva son adjoint prêt à le remplacer

Le souvenir romancé de la grande dépression colora l’attitude adoptée à l’égard du travail après la guerre. Même lorsque les emplois ne manquaient pas, les jeunes dont les parents avaient connu la dépression s’estimaient heureux d’avoir un poste stable. La guerre froide contre le communisme aidant, le capitalisme déborda son cadre économique et prit des allures de religion.

Sous ce climat empreint d’idéologie, la morale protestante du travail brilla d’un éclat plus vif que jamais. La valeur d’une personne se mesurait à sa capacité de travail. Le zèle était récompensé par des promotions qu’accompagnait une hausse de salaire. Le standing et le revenu devinrent les principaux critères de la réussite personnelle.

Le « Company Man » fit son apparition dans les tours flambant neuves des villes de l’Amérique du Nord. À ses côtés se tenait la «  Company Wife », armée d’un rang de perles et d’un livre de cuisine pour faire avancer la carrière de son mari. Le rôle de la femme mariée visait à gérer le « système de soutien » mis au service de la carrière du mari. Ce dernier, après une dure journée de travail, pouvait prendre un repos bien mérité au sein d’un foyer réglé comme du papier à musique, décoré par des enfants bien équilibrés. À l’épouse revenait la charge de les élever.

Ces hommes étaient davantage mariés à leur travail qu’à leur femme. La question de choisir entre une réunion ou une visite au chevet d’un enfant malade ne se posait même pas pour eux.

Les mentalités ont beaucoup évolué depuis les années 1960, époque où de jeunes rebelles obligèrent brutalement la société occidentale à repenser ses valeurs. Pourtant, l’idée que le travail passe avant la famille prévaut encore aujourd’hui. Un article récent du Wall Street Journal raconte qu’un vice-président refusa de repousser une fois encore ses vacances avec sa femme en raison d’une présentation à faire au président de son entreprise. Son adjoint, déclara-t-il, pouvait s’en charger. Il partit en voyage et en revenant trouva ce dernier jouissant de la faveur du président et prêt à le remplacer.

« Nous connaissons tous des anecdotes de ce genre et les tiraillements entre les obligations professionnelles et les engagements familiaux », commentent les auteurs. D’après le Wall Street Journal et Gallup, un grand nombre des cadres interrogés estiment que le succès en affaires exige des sacrifices familiaux et personnels ».

Encore de nos jours, le « c’est à prendre ou à laisser » prévaut. L’emploi est une entente d’ordre purement commercial. Les économistes parlent de « marché du travail, d’excédents ou de pénuries de main-d’oeuvre » comme si les efforts humains n’étaient qu’une vulgaire marchandise.

L’analyse démographique suivante de deux économistes canadiens bien connus illustrent à merveille cette attitude : « Le ralentissement de la croissance de la main-d’oeuvre et son vieillissement obligeront le patronat et les syndicats à évoluer » (nos italiques). Ils prédisent que, suite à un inversement spectaculaire des tendances actuelles, le Canada devra faire face à un manque de main-d’oeuvre dû à la diminution de la population active.

Les démographes annoncent que la rareté des travailleurs entraînera rapidement une pénurie de compétences et créera un marché vendeur pour les travailleurs qualifiés. La tendance actuelle à la retraite anticipée sera enrayée pour les personnes compétentes; la demande de travailleurs plus âgés sera plus forte qu’elle ne l’a été depuis des années. Les femmes seront relativement plus nombreuses sur le marché du travail, soit plus de 60 pour cent des travailleurs à la fin du siècle. Un grand nombre de personnes handicapées travailleront, non parce que les entreprises auront davantage conscience de leurs responsabilités sociales, mais parce qu’elles auront besoin d’elles.

La gestion des ressources humaines consistera à apparier les besoins de l’entreprise et ceux des employés, le marché de l’embauche devenant de plus en plus concurrentiel. Il est probable que les horaires souples seront recherchés par des employés désireux de mieux assumer leurs responsabilités familiales. Celles- ci joueront un rôle de plus en plus important du fait qu’un nombre croissant de femmes iront travailler, qu’elles auront des enfants plus tard et que l’âge moyen de la population augmentera. De plus en plus, il sera nécessaire de partager son temps entre son travail, l’éducation des enfants et les soins à donner à des parents âgés. La femme américaine moyenne consacrera, estime-t-on, autant d’années à aider ses parents qu’à élever ses enfants, soit de 17 à 18 ans.

L’évolution de la vie familiale lance un défi aux entreprises nord- américaines qui doivent s’adapter aux nouvelles réalités sociales. L’époque où une mère veuve, séparée ou divorcée était reléguée à vie dans un poste subalterne est depuis longtemps révolue. Aujourd’hui elle est mariée, ou pas, cadre ou spécialiste, dotée de compétences et d’une formation qui la rendent précieuse aux yeux de son entreprise. Elle n’abandonnera que temporairement son travail pour avoir des enfants, lorsqu’elle aura la trentaine, voire la quarantaine. Aucune raison, pour elle, de choisir entre sa famille et sa carrière; elle juge pouvoir se consacrer aux deux sous réserve que son travail ne nuise en rien au bien-être de ses enfants.

Un nouveau rythme de vie qui s’accorde avec la cadence d’une locomotive

Une nouvelle race de travailleurs masculins est également en train de naître. L’homme fait souvent partie d’un couple qui jouit d’un double revenu; il partage les tâches ménagères avec sa femme, ou du moins en assume une partie. Ses valeurs s’écartent de celles de l’homme de jadis; il estime en effet que le succès doit toucher à tous les aspects de sa vie et que sa carrière n’est qu’un élément du tout. Comme l’ont révélé de nombreux sondages, il est souvent tiraillé entre son travail et les soins à donner à ses enfants ou à ses vieux parents. Il est cependant moins prêt à composer avec ces difficultés que la femme.

Comme le soulignent Fran Sussner Rodgers et Charles Rodgers dans un article publié dans l’Harvard Business Review, « de nombreuses études indiquent que très peu d’hommes profitent des congés familiaux que leur offrent les entreprises. Cependant, un sondage récent révèle qu’ils sont nombreux à s’absenter lors de la naissance d’un enfant mais en prenant d’autres sortes de congés – vacances, congés personnels, congés de maladie – ce qui à leurs yeux est plus acceptable. » Souvent, il faut bien en convenir, ils le font parce qu’ils sont réalistes. Un responsable des ressources humaines a avoué que « si un homme demandait un congé pour cette raison (soins à un enfant), sa carrière en souffrirait ».

Toutes les recherches semblent donc indiquer qu’une évolution des attitudes, des gestionnaires et des employés des deux sexes, s’impose. Les gestionnaires doivent prendre conscience que des conditions de travail particulières n’encouragent pas la paresse ni ne sont incompatibles avec une carrière. L’homme qui fait partie d’un ménage où les deux travaillent doit être capable de se prévaloir des congés familiaux et d’assumer sa part de tâches ménagères. D’après Marilyn Machlowitz, conseillère en carrière à New York, « les maris devraient également s’assurer que leur femme n’exerce pas deux emplois. En effet, il n’est pas rare pour d’anciennes femmes au foyer d’accepter un travail à temps plein sans pour autant réduire leurs tâches familiales. »

Les gestionnaires trouvent difficile d’abandonner les anciennes prérogatives des employeurs, notamment les prescriptions des lieux et des heures de travail des employés. La mentalité montre en main est profondément ancrée dans des moeurs qui se sont répandues «  lorsque la vapeur commença de faire tourner les roues à tant de révolutions par minute », pour reprendre l’expression pittoresque de George W. Russell, commentateur social irlandais. « Ce que nous appelons les habitudes de travail ont été inventées pour que la vie de l’homme s’accorde avec la cadence de la locomotive et que ses mouvements rivalisent de ponctualité avec le train. »

Un grand nombre de régimes qui visent à permettre aux employés de s’occuper de leur famille sans être pénalisés reposent sur l’acceptation que les horaires traditionnels ne sont pas sacrés. On peut travailler à temps partiel ou à des heures insolites selon les circonstances. Deux employés peuvent partager le même emploi et remplir ainsi tous deux leurs obligations familiales. On peut, grâce à l’électronique, travailler à la maison et aller au bureau seulement lorsque c’est nécessaire. Ou bien on peut opter pour la semaine comprimée afin d’avoir un jour supplémentaire à consacrer à sa famille.

Les travailleurs qui approchent de la retraite diminueront peut- être progressivement leurs heures de travail ou prendront une retraite partielle. Dans certaines organisations, les congés de maternité sont prolongés afin de donner aux mères tout le temps nécessaire pour organiser la garde de leurs enfants. Des entreprises aident aujourd’hui leurs employés à prendre soin de leurs enfants ou de leurs parents devenus fragiles. C’est ainsi qu’existe toute une catégorie « d’avantages tranquillité d’esprit  », inconnue il y a quelques années à peine.

Dans le même temps, les vieilles habitudes ont la vie dure, notamment la notion que l’optimisation des bénéfices est la raison d’être des affaires. Les praticiens des ressources humaines jugent toujours nécessaire de « vendre » aux entreprises l’idée qu’en se concentrant sur les besoins humains des employés, les résultats s’amélioreront.

Les spécialistes encouragent l’adoption d’horaires souples qui devraient réduire les retards, l’absentéisme et le temps consacré à des appels personnels. En offrant un service de gardiennage, les sociétés luttent contre « le syndrome de trois heures », c’est-à- dire la perte de production au moment où les enfants sortent de l’école et où les parents s’inquiètent de les savoir seuls. Aider les travailleurs à soigner leurs parents âgés est un moyen, pour la société, de tirer parti de ses investissements en gardant des employés qu’elle a formés et dont le rendement est élevé. Sans cet appui, ils seraient peut-être obligés de partir.

Traiter les employés comme des êtres humains et non comme des facteurs de production

Sur le plan macro-économique, les politiques qui répondent aux besoins humains sont également passées au peigne fin de la faisabilité. « Notre économie a besoin, pour demeurer concurrentielle, d’une main-d’oeuvre hautement qualifiée et productive. Cette main-d’oeuvre doit pouvoir se reproduire et soigner convenablement ses enfants qui seront la main-d’oeuvre de demain », déclare l’Harvard Business Review.

Il est clair que le destin compétitif des entreprises nord- américaines dépendra de leur traitement de l’élément humain. Comme le déclare Paul A. Samuelson dans Economics, « les êtres humains constituent le capital social le plus important de la nation, un capital de surcroît au rendement élevé et dans lequel nous avons trop peu investi par le passé. »

Ce manque d’investissement a d’ailleurs été aggravé par le manque de réflexion sur la dimension humaine des travailleurs qui ont des intérêts vitaux en dehors de leur travail. Pendant les jours glorieux de la révolution industrielle, Abraham Lincoln déclara qu’ « un cheval aveugle dans un manège » illustrait à merveille le comportement des employeurs à l’égard du travailleur américain. On retrouve la même attitude dans les paroles souvent citées de certains sages qui affirment qu’on ne peut s’attendre à ce qu’une entreprise ait une conscience sociale. La direction d’une firme a pour seule responsabilité de gagner autant d’argent que possible, compte tenu des règles fondamentales de la société, maintiennent-ils.

Cette théorie ignore l’évolution affichée ces dernières décennies par la fonction sociale des entreprises. Selon le sociologue Daniel Bell dans son livre The Coming of Post-Industrial Society, «  dans la mesure où les sources traditionnelles de soutien social (la petite ville, l’église et la famille) se sont effondrées, de nouveaux organismes, notamment l’entreprise, ont pris leur place, lesquels se transforment inévitablement en forum où est revendiqué le droit à la sécurité, à la justice et au respect. Penser aux entreprises commerciales en termes purement économiques est se méprendre complètement sur le sens des changements sociaux qui ont marqué la dernière partie du siècle. »

Bell a lancé la notion de « membres » plutôt que d’« employés » d’une entreprise, laquelle est censée offrir « une manière de vivre satisfaisante ». Elle doit donc s’intéresser directement au bien- être personnel de ses membres.

Parmi toutes les paroles qui ont décrit les avantages commerciaux qui découlent de l’adaptation des activités aux besoins des employés, rares étaient celles qui ne portaient pas sur le côté commercial. Personne, semble-t-il, n’a pris la peine de souligner que traiter les employés comme des êtres humains à part entière et non comme des facteurs de production est simplement raisonnable. Les normes sociales des entreprises commencent tout juste à combler le retard qu’elles ont pris sur les normes humanistes qui s’appliquent à d’autres aspects de la société occidentale.

Concilier les impératifs du travail et ceux de l’amour familial

« La civilisation consiste à multiplier et à affiner les besoins humains », a écrit Robert A. Millikan, scientifique américain. Ces besoins ne touchent pas tous aux choses matérielles. Le plus profond d’entre eux relève du monde des sentiments. Les nouveaux régimes que les entreprises éclairées élaborent pour s’adapter à l’évolution de la main-d’oeuvre s’adressent directement aux sentiments profonds qui existent au sein des familles unies.

En parlant de son héros Sigmund Freud, le psychanalyste Theodore Reik a observé que « dans le cadre d’un traitement psychanalytique, ses objectifs se limitaient à amener le patient au point où il était capable de travailler pour vivre, et d’aimer : le travail et l’amour, les deux pôles de la vie. » Les entreprises qui modifient les conditions de travail pour accommoder les obligations personnelles de leurs employés s’ingénient essentiellement à concilier les impératifs du travail et ceux de l’amour familial.

Ce faisant, elles s’éloignent du pur et dur primitivisme, jugé trop longtemps admirable par les gestionnaires nord-américains. Ce faisant, elles s’orientent vers une société plus civilisée au sein de laquelle les êtres humains ne seront plus tiraillés entre les deux pôles de la vie, le travail et l’amour.