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Les humains pensent constamment. Existe-t-il des modes de pensée valables, fautifs ? Nous nous penchons ici sur diverses approches au raisonnement logique qui peut nous garder de la manipulation et nous aider à mener une vie mieux équilibrée…

Penser est sans doute, après la respiration, l’activité humaine la plus répandue. Nous ne mangeons, dormons, marchons, parlons que de façon intermittente, mais tant que nous sommes conscients, nous pensons constamment. Cette faculté abstraite est ce qui distingue l’homo sapiens du reste de la création. Descartes parlait au nom de l’humanité en déclarant : « Je pense, donc je suis. »

Selon Ralph Waldo Emerson, l’essence de l’homme réside dans la pensée. Pourquoi, alors, consacre-t-on si peu d’efforts à s’assurer de l’efficacité de ce processus intellectuel ? En effet, si l’on nous dit constamment quoi penser, on nous explique rarement comment le faire. Est-ce parce que la pensée est considérée comme un phénomène naturel ? Auquel cas, il serait absurde d’apprendre un comportement inné.

Parler, cependant, est également une fonction naturelle. Si l’on peut apprendre à mieux s’exprimer, ne peut-on pas apprendre à mieux penser ? Les philosophes de la Grèce ancienne ont été les premiers à vouloir enseigner le raisonnement. Aristote, par exemple, a proposé un système de logique formelle qui, bien que contesté depuis, constitue le point de départ de toute étude visant à apprendre à raisonner.

Le travail d’Aristote a été repris par des savants du Moyen Âge qui ont dressé la liste des modes de penser qui doivent être évitées. Ils appellent ces erreurs de logique des sophismes, c’est-à-dire des arguments faux malgré une apparence de vérité. En dépit de leur nom savant, les sophismes appartiennent au quotidien. Nous avançons souvent des arguments faux; notre raisonnement est constamment teinté de sophismes.

Prenons par exemple le cas du secudum quid, nom que les savants du Moyen Âge donnaient aux conclusions trop hâtives. Exemple : nous visitons une ville inconnue et voyons deux hommes qui titubent dans la rue. Conclusion : cette ville est pleine d’ivrognes. « Les gens de cette ville sont particulièrement impolis  », pensons-nous également face au manque d’amabilité du seul vendeur à qui nous avons eu affaire.

Les généralisations outrées semblent peut-être anodines, mais elles sont une source potentielle de problèmes politiques et sociaux. Appliquées à des groupes, elles dorment naissance aux stéréotypes. Deux membres d’un groupe donné sont paresseux et peu fiables. Conclusion : le groupe tout entier est paresseux et peu fiable. Trois membres d’un autre groupe sont accusés de vol. Conclusion : tous les membres de ce groupe sont des criminels. Un meurtre a lieu dans un quartier ethnique. Nous évitons alors ce quartier d’assassins. C’est d’un tel grossier étiquetage que naissent les préjugés haineux, sectaires et raciaux.

Autres généralisations du même genre : supposer qu’un sentiment temporaire et localisé représente un principe universel, que ce qui semble vrai ici, à l’instant même, le sera partout et pour toujours. C’est présumer que ce que l’on juge bon pour soi est bon pour la société tout entière.

Les surgénéralisations remplacent chez les esprits paresseux le raisonnement rigoureux, la paresse intellectuelle expliquant probablement leur acceptation généralisée. Dans les années 1950, A.J. Liebling, journaliste critique, résumait ainsi l’approche de la presse américaine aux nouvelles de l’étranger : « homme aller église, homme bon, pas mentir; homme pas aller église, homme mauvais, mentir; communistes mauvais, leurs paroles toujours mentir ». Des millions de personnes acceptaient d’emblée ce raisonnement de demeuré.

Nombreuses ont été alors les vies américaines ruinées par la surgénéralisation, principe directeur de la chasse fanatique aux communistes du sénateur Joseph McCarthy. « S’il se dandine comme un canard et fait coin coin comme un canard, ce doit être un canard. » Le sénateur et ses acolytes avaient fait un art de la théorie de la culpabilité par association. Dubois a déjeuné avec Dupont; ce dernier a assisté une fois à la réunion d’un groupe communiste. Conclusion : Dupont et Dubois sont communistes.

Les faux raisonnements basés sur les coq-à-l’âne et le «  tu peux bien parler »

La culpabilité par association est fondée sur des correspondances erronées la supposition que tout objet qui a des traits en commun avec un autre lui ressemble en tous points. Vous pouvez ainsi déduire que les baleines, étant des mammifères, peuvent marcher. Un tel raisonnement attribue une opinion uniforme à tous les membres d’une race, religion, secte ou nation. Les démagogues avides de pouvoir ne sont que trop heureux d’exploiter cette faiblesse et de prétendre qu’ils parlent au nom du groupe tout entier, doté d’un esprit monolithique.

La culpabilité par association s’assortit également d’éléments où les idées et les choses sont mêlées aux personnalités. Exemple : «  Cet organisme de charité ne peut être une bonne cause puisqu’il est dirigé par un égotiste épris de publicité. » En fait, cette soif de célébrité n’a rien à voir avec son aptitude à la gestion ou la valeur de l’organisme qu’il dirige. En politique il est bon, avant de juger, de ne pas confondre personnalités et sujets d’actualité. N’aimant pas le physique ou la manière de s’exprimer d’un politicien, vous rejetez ses politiques.

Autre faux raisonnement : le « tu peux bien parler ». On s’en sert pour excuser en soi des fautes parce que d’autres les commettent ou font pire. Une épouse demande à son mati de ne pas laisser traîner ses chaussettes. Sa riposte : « Et la carrosserie cabossée, c’est à qui la faute ? » n’a aucun rapport avec le point soulevé. De tels coq-à-l’âne, voulus ou non, sont courants en politique. Ils sont fatals en affaires. Les dirigeants qui concluent que « nous ne sommes pas pires qu’un autre » appellent la faillite.

Autre sophisme qui repose sur les coq-à-l’âne : le circulus in probando, c’est-à-dire la discussion qui tourne en rond. Vos pensées intérieures peuvent également suivre un cercle vicieux. Exemple : quelqu’un déclare que Alexandre Dumas est un romancier supérieur à Gustave Flaubert. Pourquoi ? C’est ce que disent les critiques les plus lucides. Et qui sont-ils ? Ceux capables de juger lucidement que Dumas est un meilleur romancier que Flaubert, bien sûr !

Le raisonnement circulaire signifie rejoindre le mode de pensée d’un troupeau intellectuel qui charge en tournant en rond. Tout le monde pense ainsi; donc ce doit être la vérité puisque tout le monde le pense. Autre variation : tirer une conclusion fondée sur une hypothèse invérifiable. Vous en trouverez un exemple macabre et ridicule dans l’énoncé suivant : la chasse au renard n’est pas cruelle puisque le renard la trouve amusante.

Des conclusions sans fondement sont présentées comme des « vérités évidentes », expression d’ailleurs contradictoire en soi puisque le terme « évident » sous-entend des indications menant indubitablement à une conclusion. Plus les « vérités évidentes » sont invérifiables, plus elles sont défendues avec fougue par ceux qui y adhèrent.

L’une de leurs tactiques est de s’abriter derrière l’approbation d’une personne ou d’un ouvrage respecté. Il est cependant évident que la validité d’une opinion ne dépend pas nécessairement de la célébrité ou de l’éminence de ceux qui la professent. Ce principe s’applique également au gourou qu’on se choisit ou aux statistiques impressionnantes qui sont facilement mal interprétées ou volontairement déformées pour appuyer une cause. Dans son ouvrage Guides to Straight Thinking, Stuart Chase parle d’un écriteau affiché dans une école britannique qui allait au coeur du sujet : «  Le professeur peut avoir tort. Réfléchissez vous-même. »

Toute réflexion valable doit a priori rejeter les déclarations du genre « tout le monde le sait ». Le penseur critique ne doit accepter que les faits convenablement vérifiés. Lorsqu’un orateur affirme que « la plupart des spécialistes en conviennent », demandez : quels spécialistes ? Sur quoi exactement sont-ils tombés d’accord ? La contestation est essentielle car, comme l’explique Bertrand Russell : « Les plus grands maux de l’humanité lui ont été infligés par des gens convaincus de détenir la vérité alors qu’ils étaient dans l’erreur. »

« Mieux vaut ne rien savoir que savoir quelque chose de faux »

« Mieux vaut ne rien savoir que savoir quelque chose de faux », écrivait Josh Billings. Mais comment distinguer le vrai du faux ? Puisque l’on appuie toujours ses convictions par des « faits », il serait bon de connaître la différence entre un fait et une simple notion. Il y a quelques années, le ministère de l’éducation de la Californie a défini le fait comme étant « un consensus basé sur des observations confirmées et des déductions qui peuvent être testées ou rejetées. » Personne ne peut unilatéralement créer un fait à l’appui de ses convictions, sentiments ou préjugés.

Les faits ont une nature insaisissable comme l’explique Vilhjalmur Stefansson, grand explorateur canadien. Il illustre ce point en citant l’exemple d’un homme qui entre dans une maison en disant : «  Il y a une vache rouge dans la cour. » Stefansson énumère les sources possibles d’erreur : « L’observateur s’est-il trompé sur le sexe de l’animal ? Ce pourrait être un boeuf. Ou sur son âge ? Ce pourrait être une génisse. L’homme souffre-t-il de daltonisme ? La vache pourrait être d’une autre couleur. Et même s’il s’agit d’une vache rouge, un chien peut l’avoir aperçue au moment où notre observateur tournait le dos, si bien que, lorsqu’il a annoncé sa présence dans la cour, elle disparaissait déjà dans un nuage de poussière au détour du chemin. »

L’information étant faillible, les scientifiques ont établi un raisonnement en cinq étapes qui détermine ce qui est un fait et ce qui ne l’est pas : 1) poser des questions; 2) procéder à des observations; 3) communiquer les résultats; 4) répondre aux questions soulevées par ces résultats; 5) réviser les hypothèses à la lumière des réponses. Même ainsi, ils ne s’attendent pas à des certitudes mais à de hautes probabilités. Le scientifique dira : «  Cette hypothèse est vérifiée par les faits. » Il ne dira pas : «  Ceci est la vérité. »

Cette méthode peut être appliquée pour arriver à raisonner plus logiquement et juger des pensées des autres. Résistent-elles à un examen serré ? Les hypothèses qui les sous-tendent prennent-elles en compte les dernières découvertes ?

On reconnaît une logique défaillante à certains signes : le refus d’entendre des arguments ou des preuves allant à l’encontre de ses hypothèses; la conviction que les objections avancées ne visent pas à réfuter ses conclusions mais à attaquer sa probité ou sa dignité. On raconte que, en entendant un discours, un vieux membre du parlement avait écrit les notes suivantes : « Point faible. Devient émotif ! »

Haut placé sur la liste des effets rhétoriques se trouve l’argumentum ad populum, c’est-à-dire l’appel aux passions populaires. Facile à reconnaître, il s’entoure d’abstractions émotives telles que l’honneur, la dignité et la fierté. La propagande s’exprime toujours en termes unitaires et simplistes : il n’existe qu’un seul problème, qu’une seule solution, qu’un seul groupe de preuves irréfragables. Soit on lutte contre un ennemi monstrueux, soit on est encerclé d’ennemis tout aussi fielleux.

L’aptitude à reconnaître un argument faux est l’arme principale du penseur contre la démagogie et la propagande utilisées en publicité, politique et autres affaires publiques. En réponse à une demande visant l’enseignement de la logique dans les écoles, Erna Paris, journaliste et auteure de Toronto, écrivit dans le Globe and Mail  : « Imaginez une société qui apprend à ses enfants à distinguer les arguments des émotions et à évaluer les faits en fonction des preuves qui les appuient ! Les préjugés et l’entêtement à ne pas voir le point de vue de l’autre n’en seraient pas éliminés, mais nous serions plus à même de résister aux manipulateurs d’opinion, aux exploiteurs de superstitions et aux propagandistes. »

Comment éviter de prendre ses impressions pour la réalité

En l’absence d’un tel enseignement, sauf dans les cours de logique en classe de philosophie, le commun des mortels doit s’appuyer sur son bon sens pour veiller à la logique de sa pensée et détecter l’illogisme dans les discours publies. Il existe bien entendu des livres à ce sujet, et dans les encyclopédies figurent des articles définissant les erreurs de logique et certaines méthodes intellectuelles. Voici cependant quelques principes directeurs : les généralisations sont sujettes à caution. Les affirmations doivent être vérifiées par des faits; on doit se méfier des pensées extrêmes, des siennes et des autres.

Nous ne serions pas humains si de temps à autre nous ne nous laissions aller à l’excès, notamment si blessés dans notre amour- propre ou en colère. Afin d’éviter ce piège, le danger de la pensée absolue doit être reconnu.

L’absolu, reconnaissable à l’utilisation du verbe « être », amène à confondre jugements intérieurs et réalité extérieure. « Des affirmations, telles que “ce tableau est beau” ou “ces perspectives sont bonnes”, ne concernent ni le tableau ni les perspectives, mais l’idée que la personne s’en fait », explique S.I. Hayakawa dans son ouvrage Language in Thought and Action. Les humains ont tendance à confondre l’impression qu’ils se font d’un objet avec l’objet lui-même, à prendre la carte pour le territoire. « Mais il est évident que personne ne peut dépasser les limites de son système nerveux pour percevoir la réalité directement et objectivement. Si on le pouvait, on ne serait pas berné par les magiciens et les illusions optiques ni enclin aux méprises. »

En évitant l’utilisation du verbe « être » et des mots absolus, vous penserez plus clairement. Albert Ellis, sémanticien distingué, a montré par des exemples comment le raisonnement gagnait en clarté et en profondeur sans le verbe « être » : « Jean est léthargique et malheureux.» / « Jean semble léthargique et malheureux au bureau. » / « Jean est plein d’entrain. » / « Jean semble plein d’entrain sur la plage. » / « Marie est intelligente. » / « Marie a un Q.I. de 160.  »

La pensée absolue semble être un produit naturel de la culture occidentale, pour qui tout est noir ou blanc. Notre système juridique déclare l’accusé coupable ou non coupable; nous votons pour un candidat ou pour un autre; trop souvent, seules deux voies s’offrent à nous : la bonne et la mauvaise.

Le raisonnement absolu renforce « le pouvoir des pensées négatives »

La logique d’Aristote, qui pendant des siècles a guidé la réflexion occidentale, affirme que tout doit appartenir à une seule catégorie. Cette logique, semblable à un interrupteur ouvert ou fermé, ne permet aucune nuance. Ce système encourage ce que les sémanticiens appellent les jugements de valeurs opposées. La pensée suivante en est un exemple typique : « Celui qui ne pense pas comme moi est contre moi. » Elle rejette toute possibilité d’accord sur une question et de désaccord sur une autre, et ne permet pas de se situer dans un camp à un moment donné et dans le camp adverse en d’autres circonstances.

Cette profession du « tout ou rien » conduit à des jugements puérils : « C’est bon, c’est mauvais; ils ont raison, les autres ont tort; il est stupide, elle est intelligente. » Une telle approche mène à un régime intellectuel où tout un chacun tombe dans des catégories caractérisées par l’uniformité de la pensée, des sentiments et des actes.

Elle altère également ce qu’on pense de soi : « Ils sont tous contre moi »; elle s’accompagne d’un cortège de mots absolus : «  Rien de bon ne m’arrive jamais. J’échoue toujours. Je ne fais jamais de progrès. Tout va mal. Tout le monde s’en moque. » Le raisonnement absolu renforce « le pouvoir des pensées négatives » car il crée des espérances irréalistes. On s’attend à être traité bien ou mal en tout temps, et non tantôt bien tantôt mal et parfois ni bien ni mal.

Au lieu de percevoir l’existence, la sienne et celle des autres, comme un processus évolutif, elle apparaît statique. Parlant d’un jeune théoricien qui, traversant une période difficile, concluait «  je ne m’en sortirai jamais », Stuart Chase remarque : « Il croit, aveuglé par l’absolu, que cet incident isolé dans le temps et dans l’espace est un état permanent. Il ne comprend pas que ce qui s’est produit ne peut jamais se reproduire exactement, le contexte n’étant jamais le même. »

L’erreur de croire qu’un événement est appelé à se répéter mène à la réflexion de préemption qui vise à prévenir tout renouvellement. Une jeune femme qui a rompu avec deux ou trois hommes est persuadée que tous ses rapports avec les hommes ne peuvent que se solder par un échec.

Être aussi heureux qu’on décide de l’être

Un tel pessimisme nourri par un passé qui ne peut se reproduire empêche de se réaliser pleinement : « Je ne parlerai pas à mon patron de cette idée parce que je ne veux pas avoir l’air d’un imbécile. » Gardons à l’esprit l’avertissement de Hayakawa, à savoir que ce que l’on pense du monde et de soi ne représente qu’une réalité partielle. « L’idée que l’on se fait de soi n’est pas soi-même, de nombreuses facettes en sont absentes. »

L’idée que l’on se fait du monde et de soi peut littéralement nuire à sa santé. Dernièrement, des spécialistes du stress ont déterminé que la perception de son moi est directement liée au degré de stress que l’on peut supporter. Lorsque l’on tire des conclusions hâtives, que l’on se croit personnellement visé, que l’on s’abandonne à la peur ou que l’on se laisse duper par des sophismes, on agit comme si tout ce qui nous entoure est dangereux. Nous déclenchons ainsi en nous la réaction instinctive de la lutte ou de la fuite qui est une source de stress néfaste.

« La plupart des gens sont aussi heureux qu’ils décident de l’être  », a déclaré Abraham Lincoln. En dépit des nombreuses découvertes scientifiques, technologiques et sociales survenues depuis Lincoln, ces mots ont gardé toute leur actualité. Si des événements extérieurs peuvent les rendre misérables, le bien-être mental des personnes ordinaires dépend plus de leur état d’esprit que des circonstances. Or, cet état d’esprit peut être amélioré par la clarté de la réflexion et la chasse aux craintes et au doute de soi qui sont sans fondement.