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Le sacrifice de soi n’est guère à la mode au moment où chacun semble revendiquer un plus vaste « espace » dans la société. Mais faute de réapprendre à subordonner l’intérêt individuel au bien commun, nous courons à la catastrophe…

Vous êtes-vous jamais demandé où en serait l’espèce humaine si nul ne consentait jamais aucun sacrifice ? Ou, plus à propos, où en seriez-vous si nul ne se sacrifiait jamais pour vous ? La vie serait certes une expérience aussi brève que désagréable si nous refusions tous de céder quoi que ce soit à notre prochain. Mais certains signes troublants indiquent que la société occidentale commence à considérer le sacrifice de soi comme le vestige superflu d’un âge de la raison imparfaite.

Certes, la notion originelle de sacrifice était intimement solidaire de la motivation première de l’acte. Il s’agissait d’apaiser tout un aréopage de divinités capricieuses qui, à la moindre saute d’humeur, oubliaient volontiers les marchés conclus. Sacrifice aujourd’hui superflu que celui qui consiste à précipiter quelques vierges dans le cratère d’un volcan ou à immoler des agneaux sur un autel. Mais un monde sépare ce genre de sacrifice du concept que le mot évoque aujourd’hui.

Le sacrifice primitif procédait essentiellement de l’intérêt individuel. L’auteur de l’offrande estimait qu’il n’avait rien à perdre (car le sacrifice ne lui coûtait guère) et tout à gagner à soudoyer les dieux.

Dans l’acception contemporaine, par contre, le sacrifice ne procède pas d’un sens bien compris de l’intérêt individuel mais plutôt de l’abnégation pour le bien d’autrui. Ces deux notions – antique et moderne – sont aussi distantes l’une de l’autre que l’état barbare de la civilisation. La société moderne ne saurait survivre si ses membres refusaient de sacrifier quoi que ce soit au bien commun sans l’espoir d’une contrepartie tangible.

Dans la civilisation occidentale, le sacrifice ultime est celui du Christ souffrant et mourant sur la croix pour la rédemption des hommes. Depuis lors, l’enseignement du Christ a été grossièrement déformé pour la défense d’intérêts égoïstes, mais à l’état pur, la philosophie chrétienne professe un collectivisme profondément altruiste. Ministre du culte et romancier, Charles Kingsley résumait en ces termes les règles fondamentales de sa foi : «  Donner plutôt que prendre; servir plutôt que régner; nourrir plutôt que dévorer; aider plutôt qu’assujettir; et au besoin, mourir plutôt que vivre ».

Les chrétiens ne sont pas les seuls à prêcher l’abnégation. Les «  sauvages » que les missionnaires étaient venus évangéliser en savaient souvent long sur la question. Dans certaines sociétés dites « primitives », il était de tradition que les individus de certaines catégories se sacrifient pour autrui. Chez les Inuit, par exemple, lorsque la chasse était mauvaise, les personnes âgées restaient en arrière et se laissaient mourir afin que les autres membres de la famille aient assez à manger pour survivre.

Depuis l’aube de l’humanité, la même attitude se retrouve dans la plupart des sociétés en temps de guerre. Les guerriers vont mourir au combat pour que les autres membres du groupe survivent et perpétuent la cause commune. La guerre étant la moins rationnelle des activités humaines, elle ignore la logique traditionnelle selon laquelle ceux qui sont les plus proches de la mort se sacrifient au bénéfice de ceux qui en sont les plus éloignés. Au XXe siècle, la plupart des victimes tombées les armes à la main sont d’une pathétique jeunesse. Le poète A. E. Housman donne la mesure de leur sacrifice lorsqu’il écrit : « La mort n’est certes point une très grande perte, sauf pour les jeunes gens que nous étions alors ».

Housman venait de Grande-Bretagne, un pays qui a consenti d’énormes sacrifices depuis un siècle pour préserver non seulement sa liberté mais aussi celle d’autres pays. Il avait fait la Première Guerre mondiale, où des soldats de circonstance, civils de vocation, vivaient l’horreur et la terreur des tranchées immondes, manoeuvrés comme du bétail et envoyés au massacre par des généraux incompétents. Mais l’horreur indicible de ce sacrifice ne lui enlève rien de sa légitimité. Les hommes qui combattaient dans les rangs alliés étaient convaincus qu’ils risquaient leur vie et leur intégrité corporelle pour épargner une tyrannie perverse aux peuples d’Europe occidentale. Dans son livre My Grandfather’s War paru en 1981, William D. Mathieson décrit un ancien combattant canadien qui a perdu un bras dans les tranchées. À un passant compatissant qui avait remarqué sa manche vide flottant au vent, il dit : « Je n’ai pas perdu mon bras, je l’ai donné ».

La courtoisie des Britanniques les a aidés à traverser la crise la plus grave de leur histoire

Pendant la Deuxième Guerre mondiale, les Britanniques durent à nouveau subir les privations, la souffrance et la mort dans un authentique combat pour la civilisation. D’abord mal équipés pour réagir militairement, ils possédaient cependant dans l’arsenal de leur tradition nationale toutes les armes nécessaires à la résistance psychologique.

Les Britanniques sont certes célèbres pour leur flegme et leur sang- froid. Ils se mettent naturellement en file d’attente là où d’autres jouent des coudes pour être les premiers. Leur esprit d’abnégation a fait leur force pendant la plus grave crise de leur longue et riche histoire.

À Dunkerque en 1940, là où certaines armées se seraient débandées dans le désordre et la panique, les Britanniques se mirent en rang pour organiser dans l’ordre le repli le plus célèbre et le plus réussi de l’histoire militaire. Et pendant le « blitz », leur propension pour l’ordre fut leur premier soutien dans la lutte contre la machine de guerre allemande, outre l’appui de forces alliées relativement modestes (venues pour la plupart du Canada).

Le Britannique moyen refusa froidement de succomber à la terreur et au désespoir que les bombardements allemands étaient censés semer dans le pays. Dans les galeries du métro londonien, transformées en abris pour la circonstance, les bonnes manières et la bonne humeur allaient permettre aux Britanniques de vivre ce que Winston Churchill appellera « leur plus belle heure ».

Plus d’un auteur s’est demandé comment les Britanniques réagiraient à ces mêmes événements s’ils se produisaient aujourd’hui, dans le sillage des transformations profondes que la génération du « moi » a imposées aux mentalités en Grande-Bretagne comme en Amérique du Nord. Il est probable que la courtoisie britannique l’emportant, le pays traverserait avec succès l’épreuve renouvelée. Car après tout, les Britanniques savent « rendre la main » : même dans les conversations les plus animées, les controverses les plus vives, le « bistrocrate » le plus acharné sait quand laisser la parole à la partie adverse.

Malheureusement, cette attitude ne semble pas avoir d’équivalent dans la tradition nord-américaine contemporaine. Et si elle existe, elle ne semble pas avoir encore trouvé son expression concrète. De ce côté de l’Atlantique, on dit plus volontiers : « Otez-vous de là, vous empiétez sur mon espace ! » Apparemment, chacun s’occupe farouchement à défendre ou à étendre son « espace ». Ce mot mesure désormais le pouvoir et les droits de l’individu dans la société.

À en croire le journal télévisé, la lutte pour l’espace ne connaît jamais de trêve. Soir après soir, nous voyons défiler à l’écran d’innombrables manifestants qui contestent ceci, revendiquent cela, crient à la discrimination ou accusent quelqu’un d’avoir enfreint leurs droits. Tous soulignent que leurs griefs posent une question de justice si transcendante qu’ils doivent être réglés séance tenante. Le problème est que dans ce concert de « moi ! moi ! moi !  », d’authentiques injustices risquent de perdre leur légitime priorité politique.

Assiste-t-on à un blocage de la croissance intellectuelle  ?

La cacophonie des intérêts les plus étroits a provoqué une fragmentation politique. Certains griefs touchent à la banalité face aux problèmes que confrontent d’autres groupes, au Canada et dans le monde. Mais l’attention politique immédiate se tourne volontiers vers les revendications plus tapageuses plutôt que vers les politiques primordiales pour le bien-être du pays à long terme. Car la tendance naturelle des élus à vivre d’expédients plutôt que de principes se trouve exacerbée par la clameur publique.

Pour Robert Hughes de la revue Time, nous vivons dans « une culture juvénile geignarde où le Pouvoir a toujours tort et où l’expansion des droits est un phénomène unilatéral, débarrassé de son pendant dans la tradition civique : le sens du devoir ». L’épithète «  juvénile » est ici particulièrement bien choisie : au Canada comme aux Etats-Unis, les mouvements de l’opinion publique ressemblent souvent aux manifestations d’un arrêt de croissance intellectuelle. L’esprit juvénile possède en effet le don de se consacrer intégralement à une seule question à la fois, à l’exclusion de toute autre considération, ce qui n’est pas sans évoquer le caractère résolument unipolaire de certaines revendications politiques courantes. L’individu juvénile est déterminé à avoir gain de cause, sans tenir compte des conséquences pour son prochain, ni même pour son propre avenir. Au Canada comme ailleurs, cette démarche immature préside au discours touchant certaines des questions les plus graves du moment.

Erik Erikson, expert reconnu des étapes psychologiques de la vie, a écrit que pour atteindre l’âge adulte, l’individu doit passer du stade immature de l’« absorption dans le soi » à celui de la «  production », où il commence à s’inquiéter de ce qui a été réalisé jusqu’ici dans sa vie. Ce souci de « production » est empreint d’un fort élément spirituel. « Il est étranger à notre monde, et au lieu de revendiquer les biens de ce monde, il recherche la fraternité humaine dans le don de soi », nous dit Erikson.

Quel que soit leur âge, certains ne transitent jamais de la phase d’absorption dans le soi à celle de la « production ». Ce qui inquiète aujourd’hui tant d’intellectuels, c’est l’éventualité que cette immaturité ne s’étende définitivement de l’individu à l’ensemble de la société. Dans un récent rapport, le Conseil de la famille, créé par le premier ministre de l’Alberta, déclare que «  pour beaucoup, la montée du matérialisme est la cause première de l’instabilité de la famille ». Du point de vue d’Erikson, cela signifierait qu’un nombre croissant d’individus ne parviennent pas au stade de la « production »; qu’ils sont trop absorbés en eux- mêmes pour consentir les sacrifices nécessaires à la constitution d’une cellule familiale stable. Le rapport, qui analyse les témoignages de quelque 3,000 résidents de l’Alberta, déplore la tendance à assimiler le bonheur à la possession de biens matériels – erreur classique de l’esprit immature.

Illusion ou réalité, il demeure que le climat social semble dangereusement propice à une généralisation de l’immaturité juvénile permanente dans la société. Par exemple, le plus sûr moyen de pourrir un adolescent – déjà convaincu que le monde lui appartient – serait de lui demander constamment si tout est à son goût et, dans la négative, de bien vouloir dicter ses volontés. Et pourtant, n’est-ce pas là ce que font les sondages d’opinion publique ?

Il est d’autant plus difficile de convaincre quelqu’un de penser à autrui que la publicité ne cesse de lui dire qu’il est le centre du monde. Quoi qu’il en soit dans la réalité, il demeure que dans l’univers de la publicité télévisée, le téléspectateur est toujours le premier en tout.

Si la publicité semble donc favoriser l’égocentrisme, il en va de même de la promotion de l’estime de soi. En cultivant l’amour-propre, l’école, les Églises et les collectivités poursuivent un objectif louable : faire prendre conscience aux défavorisés qu’ils sont à égalité de droits et de chances avec le reste de la société. L’individu qui a de l’estime pour lui-même est moins enclin aux comportements autodestructeurs. La promotion de l’amour-propre est une technique qui a fait ses preuves face à des problèmes sociaux tels que la délinquance urbaine, la promiscuité des adolescents, la drogue et l’alcoolisme.

Les Japonais évitent que leurs enfants acquièrent une trop grande fierté individuelle, aux dépens de la collectivité

Les promoteurs de ces programmes doivent veiller à ce que l’estime de soi ne devienne pas un automatisme gratuit. L’exercice consiste essentiellement à rendre hommage aux réalisations de ceux qui manquent d’assurance, de foi en eux-mêmes. La tentation est grande de faire passer l’hommage avant la réalisation. Aux États-Unis – où une école a lancé un programme intitulé « Very Important Kids » (Des gamins très importants) à l’intention d’enfants de trois à six ans – certains critiques soulignent que le maniement irraisonné de l’encensoir risque d’inculquer aux enfants une confiance en soi exagérée.

Des tests internationaux de l’aptitude aux mathématiques ont récemment révélé que les élèves américains ont beaucoup plus confiance dans leurs compétences que les enfants asiatiques, mais que leurs résultats sont en fait très inférieurs (incidemment, les enfants canadiens font un score à peine meilleur). Expliquant les différences entre les deux cultures, un psychologue a fait remarquer que les parents japonais évitent de trop féliciter leurs enfants, de peur qu’ils acquièrent une trop grande fierté individuelle aux dépens de la collectivité.

Et certains promoteurs de l’estime de soi ont conclu que l’individu manque de confiance en soi tant qu’il n’a pas réalisé pleinement son potentiel. Une Eglise américaine est même allée jusqu’à proclamer que le plus grand péché consiste à ne pas réaliser son potentiel, ce dont procèdent sans doute tous les autres péchés.

Cette théorie se prête aux interprétations les plus abusives. Puisque la réalisation du potentiel individuel est le tenant et l’aboutissant ultime de l’existence, peu importe que le prochain doive en souffrir.

Ainsi, Paul Gauguin a réalisé pleinement son potentiel lorsqu’il a délaissé une carrière d’agent de change pour se consacrer à la peinture. Il est sans doute passé à la postérité comme grand artiste, mais qu’en ont pensé la femme et les cinq enfants qu’il a abandonnés ?

Nul n’éprouvera de vraie satisfaction tant qu’il n’aura pas renoncé à lui-même

La plupart des gens qui ont charge de famille voudraient parfois se libérer de leurs responsabilités et, qui sait, tel Gauguin, disparaître dans les îles des mers du Sud. Quel bonheur de ne devoir jamais se sacrifier pour autrui; et de laisser autrui se sacrifier pour soi ! Mais pour chaque émule de Gauguin répondant à l’appel du « mécontentement divin », des milliers de génies frustrés restent fidèles au poste par sens du devoir. Ayant atteint le stade adulte de la « production », ils ont décidé qu’il est plus important de s’acquitter de leurs obligations envers leur famille et leur collectivité que de tenter de « se réaliser ».

Mais qu’entend-on vraiment par « se réaliser » ? On nous dit qu’il ne faut pas confondre la réalisation de soi avec l’auréole illusoire de la satisfaction de soi. La pythie de Delphes ne disait- elle point « Connais-toi toi-même » ? Mais comment se connaître soi- même ? Selon le théologien américain O. D. Gifford, la seule façon consiste à renoncer à soi-même. Certes, nul n’éprouvera jamais objectivement de vraie satisfaction tant qu’il n’aura pas renoncé à un certain plaisir individuel en faveur du bien.

« Celui qui n’a jamais sacrifié le présent à un avenir meilleur, l’individuel au général, ne parle du bonheur que comme l’aveugle des couleurs », écrivait Horace Mann. Ce n’est pas la première fois que cette citation apparaît ici, mais elle mérite d’être répétée car chacun à sa façon recherche sa propre version du bonheur. Et s’il est vrai, comme le dit la chanson (« All you need is love »), que l’amour est le seul ingrédient indispensable au bonheur, l’abnégation est un impératif, car il ne saurait y avoir d’amour réciproque hors l’abnégation.

Nul n’imagine un mariage heureux où les deux époux ne feraient pas chaque jour de petits sacrifices – sans parler des sacrifices que les parents consentent pour leurs enfants afin d’assurer le bonheur de la génération suivante. Dans l’un de ses romans H. E. Bates fait l’autopsie d’un mariage malheureux à travers les méditations d’un aviateur de la Deuxième Guerre mondiale, dérivant sur un radeau de sauvetage : « Ce qui nous attirait vraiment, c’était notre égoïsme mutuel. Et nous avons sombré dans la haine mutuelle parce que l’égoïsme de l’un menaçait l’égoïsme de l’autre. L’égoïsme qui renonce cesse d’être de l’égoïsme. Or ni l’un ni l’autre n’étions prêts à renoncer. Nous étions trop égoïstes pour avoir des enfants; trop égoïstes pour accepter des obligations. En fait, nous étions trop égoïstes pour nous désirer ».

L’histoire montre les conséquences d’un refus de l’abnégation

Cette volonté de renoncer à sa propre démarche égoïste est vitale non seulement pour la famille mais aussi pour la société en général. En refusant de concourir au bien commun, nous concourons à notre propre chute. Les Somaliens ont un proverbe pour décrire l’enchaînement d’hostilité qui découle inexorablement d’une concentration excessive sur soi-même : « La Somalie et moi contre le monde. Mon clan et moi contre la Somalie. Ma famille et moi contre le clan. Mon frère et moi contre la famille. Moi contre mon frère ». Pensons à la guerre civile acharnée qui déchire la Somalie.

L’histoire est riche en enseignements quant aux conséquences d’un refus de l’abnégation. Jusque vers les années 1950, par exemple, l’Argentine était l’un des pays les plus riches au monde. Mais à un moment donné, divers groupes d’intérêt en présence sur la scène économique – propriétaires terriens, syndicats, bourgeoisie, finance – n’ont plus accepté les sacrifices nécessaires pour alimenter l’expansion. À la longue, l’économie finit par s’écrouler sous l’assaut de leurs revendications. L’attitude inflexible de ces diverses factions devait provoquer une épouvantable dégradation sociale qui fit alterner l’Argentine entre la violence de l’anarchie et la brutalité de la dictature. Cette course à l’abîme d’un pays naguère prospère témoigne de l’énorme pouvoir destructeur de l’égocentrisme lorsqu’il devient une vertu politique. Aujourd’hui l’Argentine, demain le monde ?

L’appel lancé par les participants du récent sommet Planète Terre qui vient de se tenir à Rio de Janeiro contient un message élémentaire : les pays ne peuvent se permettre de continuer à polluer l’atmosphère, le sol et les eaux comme ils l’ont fait jusqu’ici. Des sacrifices authentiques, concrets et massifs devront être consentis pour mettre le monde sur la voie d’un développement durable. À terme, la volonté de faire ces sacrifices pourrait être la dernière défense de l’humanité face à la catastrophe finale. En tant qu’humains, avons-nous atteint un stade de maturité suffisant pour consentir les sacrifices nécessaires pour protéger les générations futures. Égoïsme ou survie : que choisirons-nous ?