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Vous êtes-vous déjà demandé si vous savez discuter ? Probablement pas. Et pourtant, n’espérez pas réussir dans la vie si vous ne suivez pas les règles de cet art subtil, fondé sur le respect de l’opinion des autres.

Il arrive bien souvent que les discussions n’aboutissent à rien parce qu’elles sont confondues avec d’autres formes d’échanges. La meilleure façon de définir une discussion est donc peut-être d’expliquer ce qu’elle n’est pas.

Tout d’abord, une discussion n’est pas une conversation. Alors qu’une conversation peut porter sur une diversité de sujets, une discussion a trait à un point ou un ensemble de points précis. Lorsque l’on s’éloigne de ces points spécifiques, comme on le ferait dans une conversation, on fait dévier la discussion.

À l’inverse d’une conversation qui n’a généralement pas de but particulier, une discussion a un objectif bien précis : régler un problème, décider d’un plan d’action ou rapprocher des opinions contraires, entre autres. Par définition, discuter c’est essayer de régler une question par un examen mutuel des faits, des idées et des points de vue.

Bien que les personnes qui participent à une discussion puissent défendre leur opinion en avançant certains arguments, une discussion n’a rien d’une dispute. Elle peut présenter un élément de conflit, mais pas nécessairement.

Mais surtout, une discussion n’est pas un débat, une lutte entre deux adversaires cherchant chacun à l’emporter par son habileté rhétorique et son agilité mentale. Les participants à une discussion cherchent plutôt à parvenir ensemble à une conclusion acceptable pour tous.

Mais pourquoi faut-il définir ce qu’est la discussion et ce qu’elle n’est pas ? Parce que la discussion joue un rôle primordial dans notre vie. Nous passons beaucoup de temps à discuter, sans même nous en rendre compte. Il suffit que nous posions la question « Qu’allons-nous faire ? » ou « Que pensez-vous de telle ou telle chose ? » pour qu’une discussion s’amorce.

Les gens participent à des discussions plus ou moins officielles au travail ou au sein d’associations, de clubs, de syndicats, de commissions scolaires, de conseils municipaux, etc., auxquels ils appartiennent. Mais les discussions les plus importantes se déroulent souvent autour de la table de cuisine et peuvent commencer par ces quelques mots redoutables « Il faut que l’on se parle » d’une femme à son mari, on d’un mari à sa femme.

Il serait impossible d’élever des enfants sans discuter de questions très diverses, allant des plus triviales (finir son assiette, par exemple) aux plus profondes (tout ce qui touche à la morale). La réussite de notre vie privée comme de notre vie professionnelle peut dépendre de la façon dont nous menons à bien nos discussions.

Pouvons-nous nous perfectionner sur ce plan ? Sans aucun doute. Pour commencer, il faut bien savoir en quoi consiste la discussion et toujours se rappeler que le but est de parvenir à un accord. La devise devrait être : « On peut toujours arriver à s’entendre. »

Cela ne veut pas dire qu’il faille éviter l’affrontement à tout prix. Au contraire, il est préférable de se parler franchement, sans pour autant se montrer brusque, froisser les autres et nuire à l’esprit de collaboration. Bien souvent, les discussions révèlent des mésententes qui, si elles n’avaient pas été mises en évidence, auraient continué à couver en silence. Une discussion devrait permettre l’examen de tous les points de vue, même si certains déplaisent à un ou à plusieurs participants. Si des opinions ou des faits ne sont pas soulevés par tact ou par politesse, la question risque de ne jamais être réglée complètement.

En cas de divergence d’opinions, il faut se garder toutefois de défendre son point de vue jusqu’à la victoire totale. Celle-ci risquerait en effet d’être une victoire à la Pyrrhus, du nom de ce roi de l’Antiquité qui avait gagné une bataille à un tel prix que c’était en fait lui le vaincu. Comme l’écrit Douglas Jerrold dans le contexte de relations entre époux : « ‘Le dernier mot’ est la plus dangereuse des machines infernales; se battre pour l’obtenir, c’est se battre pour la possession d’une bombe allumée. »

Alors que certains ont recours au martèlement verbal, d’autres préfèrent l’arme de l’esprit.

Il est vrai que l’on participe à une discussion pour obtenir ce que l’on désire. Dans une société civilisée, la personne qui obtient gain de cause doit toutefois le mériter par la valeur de ses arguments. Dans une discussion productive, il n’y a donc pas de place pour les ruses déployées dans les débats. (Si l’on veut un exemple de la façon de ne pas mener une discussion, il suffit de regarder les débats télévisés de la Chambre des communes ou d’autres assemblées législatives. Triste à dire, ce qui intéresse trop souvent les participants à ces débats, c’est de marquer des points, sans égard à la logique ou à la vérité.)

Bien sûr, l’être humain n’est pas parfait et il est tentant d’avoir recours à certaines tactiques pour prendre l’avantage. La plus courante consiste probablement à attaquer directement l’autre ou simplement à parler plus fort que lui.

Les gens qui emploient cette méthode agressive tendent aussi à contredire les autres avant qu’ils aient fini d’exposer leur point de vue. Cette intervention sape la discussion et rend le règlement logique de la question particulièrement difficile.

Bien souvent, ces gens manifestent aussi de l’indignation et de la colère, feinte ou non. Cette véhémence peut être contagieuse et pousser la personne attaquée à réagir de la même façon. Dans ce cas, le point de vue de l’agresseur se trouve perdu dans le feu de l’échange, même s’il a raison.

Ceux qui voient dans la discussion une bataille à gagner essaient bien souvent de l’emporter par l’usure. Constamment, ils avancent le même argument pour essayer de lasser leur adversaire. Même si celui-ci semble abandonner la lutte par fatigue, l’effort n’en vaut pas la peine. Le point contesté refera surface dès que l’adversaire apparemment vaincu aura retrouvé son énergie.

Alors que certains ont recours au martèlement verbal, d’autres préfèrent le mépris, le sarcasme et la moquerie. Un peu d’humour peut détendre l’atmosphère de délibérations sérieuses, mais il y a une différence entre la plaisanterie et la raillerie. La discussion ne devrait pas être l’occasion de faire parade de son esprit ou de ses connaissances supérieures. Un humour inoffensif peut toutefois mettre de l’huile dans les rouages. Owen Feltham, écrivain anglais du 17e siècle, a bien exprimé cette idée : « Une plaisanterie est de bon goût lorsqu’elle permet à tout le monde d’en tire; mais elle est déplacée lorsqu’elle blesse l’une des personnes présentes. »

Comment éviter que la discussion prenne un caractère personnel ? Un sarcasme ou une critique s’adresse le plus souvent à un individu, et il est plus que probable que la personne froissée par une raillerie cherchera à se venger. Il existe parfois une telle antipathie entre certaines personnes qu’elles ne peuvent s’empêcher de se lancer des pointes. Mais l’incompatibilité de caractère n’est pas forcément un obstacle à la discussion. W.S. Gilbert et Sir Arthur Sullivan se détestaient; pourtant ils ont formé l’une des associations les plus fructueuses de l’histoire de la comédie musicale. Il faut croire qu’ils respectaient tous deux les règles de la discussion logique car, ensemble, ils ont réalisé des choses extraordinaires.

Nous avons tous tendance à nous éloigner du sujet de la discussion pour attaquer les points faibles de l’autre. Cette réaction instinctive devrait être contrôlée. Même dans les discussions critiques qui commencent par la phrase « Il faut que l’on se parle », on ne doit jamais oublier que c’est le comportement de la personne qui est en jeu et non pas la personne elle-même. Il y a une grande différence entre dire « Tu as eu tort d’agir de cette façon » et « Tu es mauvais ». Cette dernière remarque atteint directement l’opinion que la personne a d’elle-même; c’est-à-dire de quelqu’un de foncièrement bon, mais dont la conduite peut parfois laisser à désirer.

Lorsque la discussion prend un caractère personnel, les participants peuvent avoir recours à des moyens indignes : proférer des injures et des accusations, rappeler des querelles anciennes, insister lourdement sur l’erreur commise (« Je te l’avais dit »), attribuer à l’autre des motifs malveillants, faire exprès de ne pas comprendre ce qu’il dit et le confronter à des faits gênants. Bien des ruses utilisées dans les débats, et que les logiciens des temps anciens qualifiaient de sophismes, ont pour but d’écarter la discussion du sujet pour la reporter sur la personnalité. Sous leur nom latin imposant, ces ruses reviennent en réalité à intimider, faire chanter, essayer d’acheter les autres, tirer parti de leur vanité, exploiter leur instinct de conformisme, les tourner en ridicule et faire des comparaisons inappropriées, par exemple « Tu es pire que moi ». (Pour une explication plus complète des règles de logique, voir le bulletin de la Banque Royale de mai-juin 1992 intitulé Apprendre à penser.)

Dans les années 1940, le professeur américain Irving Lee, auteur de l’ouvrage How to Talk with People, a étudié de façon systématique les causes de l’échec des discussions en surveillant le comportement de 50 groupes placés dans diverses situations. En tête des causes identifiées venait le glissement de la discussion sur la personnalité. Beaucoup d’autres avaient leur origine dans l’orgueil : «… quand une discussion est ponctuée de remarques témoignant d’un ego très fort comme « Vous avez absolument tort », « J’ai des années d’expérience dans le domaine », « Je sais de quoi je parle », etc.; lorsque la personne s’identifie tellement au sujet qu’elle interprète toute critique de celui-ci comme une attaque personnelle; lorsqu’un participant omet de répondre à une question ou à un argument soulevé par un autre, qui ne cesse de le faire remarquer; lorsqu’il y a accusation d’inexactitude ou de falsification… »

Une accusation de malhonnêteté, en fait quelque accusation que ce soit, met tout de suite fin à la collaboration de l’autre personne. Il se peut qu’une confrontation s’impose lorsque l’un des participants cherche à esquiver la question ou à cacher une information embarrassante; en règle générale, elle devrait toutefois être évitée. Mais il arrive parfois que les gens mentent ou du moins exagèrent. Que faire dans ce cas ? Le mieux est d’exiger avec tact une nouvelle preuve de ce qu’ils avancent, en leur donnant le temps de penser à une façon de sauver la face.

La situation ridicule où chacun reste sur sa position doit être évitée.

Sans aller jusqu’à mentir délibérément, les gens peuvent faire des affirmations qu’ils croient sincèrement exactes, mais qui sont en fait très contestables. Lorsque l’on met en doute ces affirmations, ils peuvent se retrancher dans leur orgueil et refuser de collaborer. Si l’on a le temps, on peut éviter ce genre de rupture dans la discussion en laissant la question de côté jusqu’à ce que tous les faits puissent être vérifiés. Autrement, on se retrouvera dans la situation ridicule off chacun reste sur sa position.

L’une des règles fondamentales de la discussion est de ne pas confondre les faits et les suppositions. Un fait peut être vérifié par démonstration. Une supposition est une conjecture qui ne peut être démontrée. Si l’on n’est pas sûr qu’un fait est vrai ou faux, mieux vaut le reconnaître. Il ne faut jamais prétendre, par orgueil ou pour éviter le ridicule, connaître quelque chose qu’en réalité on ignore.

Si l’on ne doit pas faire de suppositions, on ne doit pas non plus déformer les faits à son avantage. Bien souvent, on s’en rend coupable involontairement. Même si l’on se croit objectif, on se laisse influencer par ses antécédents et ses intérêts. Il faut donc tenir compte de ses préjugés et de ses réactions émotives. La discussion est justement l’occasion de mettre ses convictions à l’épreuve des faits et de la logique de ses interlocuteurs.

Mieux vaut bien écouter que répéter mentalement ce que l’on va dire.

Certaines personnes sont tellement limitées à leur vue personnelle du monde qu’elles s’expriment constamment par des déclarations. « Je ne veux pas discuter avec vous, je veux seulement vous expliquer », disent-elles. Convaincues de détenir la vérité, elles ne songent pas à réviser leur point de vue à la lumière des faits et des idées soulevées par les autres. Lorsque l’on parle aux gens de cette façon, on transforme un dialogue en diatribe. Comme le suggère le titre du livre du professeur Lee, mentionné plus haut, il faut parler avec les gens si l’on veut obtenir des résultats.

Que la discussion se déroule entre deux personnes ou au sein d’un groupe plus important, elle suppose d’écouter et de parler en alternance. Pour bien discuter, il faut donc savoir bien écouter. Ce n’est pas aussi facile qu’il le semble. Une étude réalisée il y a quelques années a révélé que le personnel des entreprises américaines ne comprenait que la moitié de ce qu’on lui disait au travail.

Pour bien écouter, il faut apprendre à se concentrer sur ce qu’expliquent les autres au lieu de répéter mentalement ce que l’on va dire. En suivant attentivement la discussion, on pourra faire des remarques pertinentes quand viendra son tour de parler.

On peut aussi poser des questions lorsque l’on n’est pas très sur de ce qu’avance quelqu’un, et résumer ce que l’on a compris pour en vérifier l’exactitude. Il faut généralement le faire après que la personne a fini son exposé, mais si celui-ci est tellement long que l’on risque d’en oublier le début, il est permis d’interrompre et de dire : « Attendez. Je ne suis pas sûr d’avoir bien suivi ce que vous venez d’expliquer. »

Pour bien écouter, il faut aussi veiller à ne pas se laisser influencer par ses préjugés et ses idées préconçues. Le danger est de prendre ses désirs pour des réalités et d’interpréter à sa façon ce qui est dit.

Une citation anonyme qui circule dans les bureaux depuis quelques années illustre de façon comique la difficulté de bien écouter : « Je sais que vous croyez comprendre ce que d’après vous j’ai dit, mais je ne suis pas sur que vous vous rendiez compte que ce que vous avez compris n’est pas ce que je voulais dire. » La confusion vient bien souvent du fait que les gens pensent que les autres attribuent aux mots le même sens qu’eux.

« La plupart des controverses prendraient vite fin si les participants commençaient par définir exactement les termes qu’ils emploient et ensuite à respecter leurs définitions », a écrit le théologien américain Tryon Edwards. Au risque de se disputer sur des questions de sémantique, les personnes qui entament une discussion sérieuse devraient s’entendre dès le départ sur la signification des principaux mots qu’elles vont utiliser, ou du moins déterminer ceux sur lesquels elles ne sont pas d’accord.

En règle générale, une définition des termes employés conduira à l’emploi d’un langage plus spécifique. En remplaçant le général par le particulier, on s’expose moins à des erreurs de logique comme tirer des conclusions hâtives, déclarer coupable par association, juger de façon catégorique, ou s’appuyer sur des « faits » imaginaires ou présumés.

Dans la discussion, les bonnes habitudes semblent contraires à la nature humaine. Et pourtant…

En fait, l’emploi de termes plus spécifiques permet de mieux préciser sa pensée. La plupart des grands mots utilisés en politique, comme « droits », « liberté » et « justice », sont basés sur un jugement subjectif des réalités correspondantes. Pour que la discussion aboutisse aux bonnes conclusions, il faut absolument éviter les jugements précipités. Les spécialistes de la sémantique conseillent donc de se laisser guider non par les jugements mais par les descriptions de la situation à l’étude.

Imaginons par exemple que l’on songe à engager Jean, mais qu’une personne du groupe estime que son air morne et triste ne le destine guère à un poste où l’on a affaire au public. Un autre membre du groupe, qui a toujours trouvé la personnalité de Jean très agréable, demande à la première personne de justifier son opinion. Elle explique qu’elle a rencontré Jean dans la rue et qu’il s’est contenté de grommeler en la croisant. Où était-ce ? Juste devant le cabinet du dentiste. Quand ? Jeudi dernier. Une troisième personne se rappelle alors que Jean devait avoir ce jour-là un traitement de canal chez le dentiste. Vous auriez aussi l’air maussade, fait-elle remarquer, si vous veniez de subir un tel traitement. En passant du niveau du jugement à celui de la description, on découvre que l’hypothèse au sujet de la personnalité peu attrayante de Jean n’est pas du tout justifiée. On décide donc de l’engager, ce que l’on n’aurait pas fait si le jugement initial avait été accepté du premier coup.

Une discussion efficace exige de la rigueur et de la discipline. Idéalement, on doit vérifier l’exactitude des affirmations, présenter ses idées une à la fois, soumettre ses arguments étape par étape, poser des questions pour s’assurer qu’on a bien compris, et ne pas s’écarter du sujet. Il faut par ailleurs que la structure soit suffisamment souple pour favoriser la synergie créative qui se produit lorsque, dans le cadre de l’échange verbal, une idée donne naissance à une autre.

Malheureusement, dans la vie réelle, les discussions se déroulent rarement selon ce modèle idéal. Les gens parlent pour ne rien dire, se chamaillent, refusent de suivre un ordre d’idées logique, se basent sur des hypothèses erronées, s’interrompent et parlent trop longtemps, si bien qu’ils oublient où ils voulaient en venir. Ils peuvent être de mauvaise humeur, se détester, être en colère ou blessés par les paroles des autres. Ils peuvent rester butés sur une position même si on leur a montré qu’elle était illogique. Ils peuvent aussi laisser leurs préjugés et leurs intérêts dominer leur pensée.

Discuter de façon systématique semble contraire à la nature humaine. Pourquoi donc faudrait-il essayer de s’améliorer sur ce plan ? Pour répondre à cette question, on peut s’inspirer de Thomas Carlyle : « Devenez honnête, et il y aura un vaurien de moins dans le monde. » Dans le même esprit, on pourrait dire : apprenez à bien discuter, et il y aura un raisonneur médiocre de moins. Et si vous vous débarrassez de vos mauvaises habitudes, votre exemple pourra inspirer les autres.