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Des détails, encore et toujours des détails ! Ils nous excèdent à l’occasion, mais gare à qui les néglige ! Nous devons simplement éviter qu’ils ne deviennent une fin en soi. Il faut cependant accorder aux petites choses l’attention qu ‘elles méritent; elles constituent une partie essentielle de notre existence et peuvent parer à bien des déconvenues.

Les physiciens nucléaires savent, mieux que quiconque, que le monde de l’infiniment petit recèle, en un sens, les plus grandes merveilles. L’énergie dégagée par la fission nucléaire est, comme nous le savons, la force la plus puissante jamais produite artificiellement. Qui plus est, les physiciens sont convaincus que les infimes parcelles de matière, qu’ils appellent « particules élémentaires », forment la base de l’univers. Sans elles, rien n’existerait.

De la science en général, nous pouvons tirer plusieurs leçons sur l’importance des petites choses. La plus grande percée de l’histoire médicale est peut-être celle réalisée par le chimiste et biologiste français Louis Pasteur lorsqu’il a prouvé que des organismes microscopiques sont responsables de la mort d’animaux et d’êtres humains. Après avoir découvert plusieurs souches de microbes contagieux lors de milliers d’expériences, Pasteur a pu mettre au point des substances permettant de nous immuniser contre ces organismes. Plus que d’autres, il a contribué au prolongement de l’espérance de vie, qui a presque doublé depuis ses travaux, à la fin du XIXe siècle.

Ses méthodes laborieuses et son prestige ont inspiré les méthodes de recherche modernes, qui partent du principe selon lequel tout ce qui est décelable, même partiellement, doit être pris en compte. On constate le même souci du détail dans les analyses statistiques d’observations, qui mènent souvent à des percées scientifiques. De nos jours, des chercheurs de différentes disciplines passent un temps prodigieux à observer des quantités infinitésimales de matière grâce à des microscopes ultra-puissants, et à consigner et à recouper une multitude de données. Ils travaillent à l’aide d’ordinateurs, qui tirent eux-mêmes leurs capacités extraordinaires de l’application électronique du pouvoir des petites choses – la répétition à la vitesse de la lumière des deux plus petits chiffres, un et zéro.

Il en va de la vie comme de la science et de la technologie : les petites choses ont une influence considérable sur une foule d’activités humaines. Nous avons appris avec le temps à ne jamais déprécier les choses, actions ou circonstances qui paraissent de moindre importance à nos yeux. Ne dit-on pas que des petites choses viennent les grandes, que les océans sont formés de gouttes d’eau et qu’une seule graine peut engendrer une forêt ? La Bible nous rappelle que quiconque ne tient pas compte des plus petites choses s’expose à des risques. « Celui qui néglige le peu qu’il a se ruinera peu à peu ».

Une telle insistance pourrait porter à penser que tout être raisonnable accordera systématiquement la plus grande attention aux menus détails. Nous savons tous qu’il en est autrement. Nombreux sont ceux qui d’emblée les écartent. Samuel Taylor Coleridge n’avait peut-être pas tort lorsqu’il a écrit « rien n’est insignifiant – rien », même si nous sommes généralement prêts à parier le contraire.

S’il est vrai que le vocabulaire que nous utilisons pour décrire les objets et les situations en dit long sur notre attitude à leur égard, il semblerait que le monde du « petit » en rebute plusieurs. Dans la langue française, ce qui est petit est rarement décrit en des termes élogieux, bien au contraire. Parmi les synonymes de « petit », notons « insignifiant, négligeable, sans importance, mesquin, mince, dérisoire, maigre, faible, mineur ». Au sens qualitatif, nous trouvons même « bas, piètre, vil », ce qui n’est pas peu dire.

Ils tatillonnent, construisent des empires de papier, observent les règles à l’encontre du bon sens.

Pourquoi ce traitement linguistique ? Peut-être parce que, malgré leurs « propriétés », les petites choses ont le don de nous contrarier. Quand ils s’accumulent, les détails peuvent être aussi infernaux qu’une nuée de moustiques. L’idée de minutie évoque des corvées que nous préférons éviter, comme l’établissement d’un budget ou l’obéissance à des règlements tracassiers. L’aversion que nous inspire une déclaration d’impôt est peut-être le meilleur exemple de notre manque d’intérêt pour les menus détails.

A l’instar de Henry David Thoreau, nous pouvons considérer que notre vie d’Occidentaux, chaque jour plus compliquée et réglementée, se réduit à une foule de détails. Et pourtant Thoreau vivait dans le monde relativement simple de la Nouvelle Angleterre du XIXe siècle et a pu se retirer complètement pour vivre seul au bord d’un étang.

Aujourd’hui, il semble qu’il soit impossible d’échapper à la tyrannie des détails, dussions-nous fuir sur une île de l’Océanie. En fait, de façon presque systématique, moins un pays est industrialisé, plus sa bureaucratie est interventionniste et omniprésente et plus on y trouve de ces fonctionnaires dénués d’imagination, chargés de vérifier et de contre-vérifier des montagnes de documents.

C’est probablement à Calcutta qu’existe la bureaucratie la plus tatillonne du monde, installée dans le Writer’s Building, immeuble ainsi nommé d’après le titre jadis attribué par la Compagnie des Indes orientales aux commis chargés de consigner en plusieurs exemplaires toutes ses opérations. De nos jours, le Writer’s Building abrite les bureaux administratifs du gouvernement du Bengale-Occidental où s’affairent des centaines de fonctionnaires appelés « babus », qui produisent à la chaîne d’épais dossiers qu’ils nouent de ruban rouge avant de les empiler dans des corridors, où ils sont à jamais oubliés.

Mais nul besoin d’être fonctionnaire en Inde pour faire carrière sur des futilités. Partout dans le monde, il y a des « babus » dans l’âme, cauchemar de leurs collègues épris d’efficacité.

Le type babu ne se trouve pas exclusivement dans la fonction publique. Toute entreprise a ses tatillons, qui construisent des empires de papier et mettent des barrières partout. Leur attachement à l’observation des règles, à l’encontre du bon sens, les amène souvent à se tromper, mais les dispense de penser : tant qu’il existe un formulaire pour chaque procédure, nul n’est besoin de s’écarter de la pratique établie et d’étudier un cas de près.

Toutefois, il serait faux de croire que cette attitude exclut l’efficacité. La définition de « tatillon » est « exagérément minutieux ». Il doit donc y avoir exagération.

Savoir allier la créativité à l’amour du travail bien fait.

Chaque organisation a besoin de personnes capables de faire la part entre les détails qui valent la peine que l’on s’y arrête et les autres. Elles jouent un rôle indispensable et il est malheureux que les professionnels de la sottise administrative contribuent à minimiser l’apport de tous ceux qui travaillent avec minutie.

Au sommet de sa gloire, Napoléon a fait remarquer qu’une armée n’avançait que le ventre plein, mettant ainsi à l’honneur les mille et un détails auxquels doit voir l’intendance pour que les troupes du front soient nourries et approvisionnées. Il est intéressant de noter que lorsque les armées ne sont pas appelées au combat, elles se soucient quand même des détails avec une ferveur quasi religieuse. Le simple soldat est astreint à une routine impitoyable d’exercices, de corvées de nettoyage et d’entraînement. Ses quartiers sont inspectés régulièrement et malheur à lui si un objet ne se trouve pas à sa place.

En temps de paix, les hommes de troupe peuvent maudire toutes ces corvées en apparence inutiles. Mais elles ont un but, qui est de leur inculquer une attention automatique aux détails en situation réelle, qu’ils soient appelés au front ou à une opération de protection civile. Pour mobiliser une armée, il faut que tout soit en place au bon moment, des gigantesques ponts préfabriqués aux lacets de rechange. Dans des situations où un simple grain de sable peut bloquer une arme, le souci du détail prend une dimension vitale.

Le roi Louis XII déléguait tout ce qui n’était pas de première importance au cardinal Georges, son premier ministre. Le surnom de « George » est resté, en anglais du moins, à tous ceux qui s’occupent des petites choses que leurs supérieurs préfèrent déléguer.

Cependant, nombreux sont ceux qui ont dû constater que « George » n’est pas toujours à la hauteur, auquel cas il faut payer les pots cassés. Parvenus à un certain niveau dans l’entreprise, les cadres peuvent penser pouvoir enfin laisser aux autres les détails et se concentrer sur la politique générale. Ils constateront bien vite, cependant, qu’aucune politique ne résiste à la négligence des détails de son application.

Ceux qui sont chargés de veiller à ce que tous les rouages d’une organisation restent bien huilés possèdent naturellement ce que Daniel Webster appelait « le sens du détail ». Selon cet homme politique et philosophe américain, une personne qui a cette tournure d’esprit ira beaucoup plus loin qu’un brillant diplômé, dénué de ce souci de précision. Même si son rôle est modeste, la somme de ses interventions répétées a des conséquences énormes, précise Webster.

N’est-il pas écrit dans le Livre d’Isaïe « loi sur loi, règle sur règle, un peu ici, un peu là ». Recette infaillible pour l’acquisition de connaissances et de savoir-faire. C’est en la suivant qu’Elihu Burritt, apprenti forgeron au Connecticut, est devenu linguiste et conférencier, et leader bien connu du mouvement international pour la paix dans les années 1840. « Tout ce que j’ai accompli, a-t-il expliqué, ou que j’espère ou souhaite accomplir, est ou sera le fruit d’un long et patient travail d’acquisition, une pensée et une action à la fois, semblable à celui de la fourmi qui construit sa fourmilière, grain à grain. »

De toute évidence, ce n’est pas là une façon simple de vivre sa vie. Avancer à petits pas, à peine perceptibles, requiert une patience hors du commun. Les impulsifs trouvent difficile de procéder petit à petit, de résister à la tentation de prendre un raccourci pour en finir. Leurs collègues plus pratiques savent que l’application est gage de réussite. Celui qui saute des étapes se retrouve souvent devant un gâchis tel qu’il doit tout recommencer.

L’attention aux détails est précisément ce qui distingue le professionnel de l’amateur.

L’impatience est le grand défaut des jeunes, que leur grande vigueur physique peut amener à croire que tout peut se faire en un tournemain. Les jeunes débordent d’énergie créatrice et peuvent trouver difficile de concilier élan créateur et minutie. William Blake leur dirait sans doute qu’il n’y a pas d’art sans détails minutieusement agencés. Blake était un poète et un peintre à l’imagination débordante. Mais il était aussi un maître graveur dont les oeuvres immortalisent l’amour du travail bien fait.

Les esprits créateurs de tous âges sont parfois portés à regarder de haut les détails et les gens qui s’en préoccupent. « Laissons les questions terre-à-terre aux esprits terre-à-terre », diront-ils. Influencés par l’image d’artistes non conformistes qui se moquent allègrement des conventions, ils se veulent des esprits libres, faisant fi des règles mesquines. L’idée même de la créativité suppose un certain mépris de la précision et des raffinements de forme; la création ne doit-elle pas être spontanée ?

Ceux qui pratiquent un art ou un métier avec passion, quel qu’il soit, savent très bien que le talent ne peut compenser un manque d’application. Nul ne saurait dire que Michel-Ange était dénué de talent. Pourtant, il aurait déclaré que « la perfection est faite de riens ». Michel-Ange constitue peut-être le meilleur exemple de la déclaration de Thomas Edison : « Le génie représente un pour cent d’inspiration et quatre-vingt-dix-neuf pour cent de transpiration. »

Dans presque toute activité, c’est précisément cette capacité qui distingue le professionnel de l’amateur. Il est évident qu’un professionnel rémunéré doit s’appliquer davantage que celui qui pratique la même activité comme passe-temps, à ses propres frais.

Les professionnels ont aussi une autre bonne raison de bien faire leur travail. Le pianiste amateur est vite pardonné s’il se trompe de note. Celui qui donne un concert, lui, risque sa carrière. Mais, outre les raisons pratiques qui motivent leur application, les professionnels sont consciencieux par souci d’honnêteté envers ceux qui les payent. Leur fierté et leur intégrité les incitent à peaufiner leur travail jusqu’à ce qu’ils en soient satisfaits, si pénible et frustrant soit l’exercice.

Willa Cather aurait pu parler de n’importe quelle profession lorsqu’elle a dit que la rédaction consiste essentiellement à chercher les détails superflus tout en préservant l’esprit de l’ensemble. L’approche de Mme Cather rappelle le conseil de Mark Twain, qui disait en plaisantant qu’il fallait d’abord recueillir des renseignements solides avant de pouvoir les déformer à sa guise. Rassemblez d’abord les détails et examinez-les un à un. Ensuite vous pourrez éliminer le superflu. Tout effort de création suppose des choix pour permettre les généralisations brillantes qui confèrent à l’oeuvre son style et son énergie. Mais il ne faut jamais rejeter ou laisser passer un détail à l’étape initiale.

Il faut aussi savoir choisir les détails sur lesquels se concentrer. Comme pour toute autre chose, la démesure est possible. Dans les professions libérales surtout, il faut toujours se garder d’acquérir un esprit microscopique aveugle aux circonstances, y compris aux conséquences éventuelles de toute création.

Comment avoir le souci des détails et continuer de voir grand ? Voilà une question difficile à laquelle l’écrivain anglais Sir Edward Bulwer-Lytton a répondu en ces termes : « Celui qui accorde de l’importance aux détails pour les détails est insignifiant; celui qui leur accorde de l’importance pour les conclusions qu’il peut en tirer ou l’avantage qu’ils peuvent procurer est un philosophe ». En d’autres termes, les détails ne doivent jamais être vus comme une fin en soi. Ils n’ont de sens que s’ils peuvent servir une fin.

La satisfaction du travail bien fait est le fruit de l’attention accordée aux moindres détails.

Les entreprises font face au même dilemme que les artistes – comment tenir compte de tous les détails sans compromettre le rendement. C’est ainsi que les produits et services devraient être simplifiés au maximum de façon à éviter que l’acheteur ait à se préoccuper des finesses techniques. Rien ne rebute davantage un client que les complications administratives qu’il doit affronter lorsqu’il s’adresse à un fournisseur.

À l’opposé, tous les détails qui peuvent jouer sur la satisfaction des clients doivent avoir une priorité absolue. La présence ou l’absence d’attentions peuvent faire la différence entre un ex- client mécontent et un client fidèle. De plus, le moindre élément qui joue sur la qualité doit faire l’objet d’une surveillance constante : les plus petites omissions peuvent compromettre l’avenir d’une entreprise. Face aux choix qui s’offrent à eux, les consommateurs n’ont plus à tolérer un service médiocre ou un travail mal fait.

L’objectif fondamental des initiatives visant l’« excellence » et la « qualité totale », si cher à nos cadres par les temps qui courent, est d’inculquer à l’ensemble du personnel l’habitude de ne jamais rien tenir pour acquis. Selon les grands « prophètes » du mouvement pour l’excellence, c’est l’attention apportée aux détails qui retient la faveur de la clientèle. Jan Carlzon, de Scandinavian Air System, a déclaré : « Nous ne cherchons pas à être mille pour cent meilleurs dans une sphère. Nous cherchons à être un pour cent meilleurs dans mille sphères. »

Quiconque veut réussir en affaires a donc tout intérêt à se soucier des détails. Mais il serait faux de penser que l’attention aux détails n’est qu’une des rançons de la réussite car les petites choses sont en elles-mêmes une source considérable de satisfaction; ce sont les petites touches qui donnent à la musique et aux autres formes d’art leur style et leur finesse, et les plats mijotés avec soin sont toujours les meilleurs. Que ce soit dans les travaux d’artisanat, les sports ou les études, la satisfaction du travail bien fait est le fruit de l’attention accordée aux moindres détails.

Mais c’est peut-être dans nos relations avec les autres que le souci du détail apporte les plus grandes satisfactions. Les petites attentions prodiguées chaque jour et la prévenance nous donnent, mieux que tout autre, les moyens d’exprimer notre affection et notre appréciation. Le grand homme de science que fut Sir Humphrey Davy a montré qu’il avait également une connaissance approfondie de la « chimie humaine » lorsqu’il a écrit : « La vie est faite, non de grands sacrifices et devoirs, mais de petites choses qui font que les sourires, les marques de gentillesse et les petites obligations conquièrent les coeurs et assurent le bien-être. » Parmi les nombreux pouvoirs des petites choses, le pouvoir de rendre heureux reste certes le plus important.