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Nos attitudes sociales, comme celles des autres à notre égard, peuvent s’avérer très dangereuses si nous n’en n’avons pas clairement conscience, car à moins d’être fermement contrôlées, elles risquent de nous faire outrepasser les bornes de la civilité et abdiquer la responsabilité première de tout être pensant.

L’irruption du mot « attitude » dans le vocabulaire familier a si radicalement élargi le champ sémantique de ce terme déjà flou qu’on peut désormais lui faire dire à peu près tout et son contraire – pour le plus grand bonheur des rédacteurs publicitaires.

Comme s’il n’était pas assez difficile de faire la nuance entre les deux sens classiques de ce vocable ! Le premier, qui s’applique à la vision intime de l’existence, caractérise la personnalité alors que le second renvoie aux perceptions sur lesquelles s’édifient les positions publiques. Les attitudes « personnelles » sont ce qui sépare les optimistes des pessimistes, les idéalistes des cyniques, les médaillés olympiques des décrocheurs scolaires; les attitudes « sociales », ce qui distingue la gauche de la droite, les partisans des opposants, l’intransigeance de la permissivité.

Nous nous limiterons à étudier les attitudes du deuxième type, celles qui exercent leur incommensurable influence sur le cours des affaires humaines. Tantôt en bien, tantôt en mal. Dans le relèvement de l’économie japonaise après la Seconde Guerre mondiale, par exemple, l’attitude de la population face aux sacrifices exigés d’elle au nom du bien commun a joué un rôle aussi déterminant que les attitudes sectaires des groupes religieux et ethniques impliqués dans les affrontements qui secouent certaines nations d’Europe de l’Est.

Dans un pays comme le Canada, ces attitudes sont l’assise psychologique du contrat social qui garantit le bon fonctionnement de la démocratie. La plupart d’entre nous tenons à bien nous conduire parce que nous avons la ferme conviction que l’intérêt commun passe avant les impulsions et ambitions particulières. Nous respectons les lois parce qu’elles font écho à nos propres perceptions. Nous confions les rênes du pouvoir au parti qui prône la politique la mieux accordée avec l’humeur de la majorité.

Le poids des attitudes sur la législation n’est rien, cependant, à côté de l’influence qu’elles exercent sur nos rapports quotidiens avec les autres. C’est à ce niveau élémentaire que s’établit la distinction entre un pays où chacun peut vivre en harmonie avec les autres, dans la paix et la justice, et un pays déchiré par les tensions, la méfiance, la mauvaise volonté, voire les combats.

Tous, nous nourrissons certaines attitudes à l’endroit de la société. Et tous, nous sommes exposés à subir le poids des attitudes d’autrui. Il y aura toujours des gens qui refuseront de se conformer aux règles, qui essaieront de nous imposer leurs valeurs ou passions sans égard à notre volonté, qui nous traiteront de façon discriminatoire ou tenteront de nous forcer à les suivre dans cette voie.

Même dans la société apparemment éclairée du Canada, trop de citoyens sont encore brimés à cause d’une particularité sans rapport avec leur valeur personnelle, mais jugée offensante par certains : la couleur de la peau, la religion, le sexe, la capacité physique ou intellectuelle…

On pourrait arguer que cette discrimination flagrante est le signe auquel on reconnaît ceux qui ont laissé une attitude se transformer en préjugé. Mais les préjugés dérivent tous d’attitudes courantes. Et rien n’est plus facile que de se persuader qu’ils ne sont que cela, des attitudes. Les connotations des deux mots sont différentes. Un préjugé est souvent – quoique pas toujours – répréhensible. Une attitude… qu’y a-t-il de mal là-dedans ?

La réponse se trouve dans cette phrase de Lord Francis Jeffrey, juriste et éditeur écossais : « Il n’y a rien qu’un homme puisse ignorer plus longtemps que l’étendue et la force de ses propres préjugés. » Le fait est que des attitudes apparemment inoffensives masquent parfois des préjugés profondément ancrés, y compris aux yeux des gens qui les nourrissent.

Dans le domaine des attitudes, à vrai dire, rien n’est conforme aux apparences, à commencer par l’idée que nous nous en faisons. Nos propres attitudes nous semblent le résultat d’une intégration rationnelle de connaissances, d’expériences, d’intuitions et d’idées. Nous sommes prêts à admettre qu’elles n’ont peut-être pas toutes la même pureté logique, mais la nature humaine est ainsi faite que ce défaut nous semble aussi probable chez les autres qu’improbable chez nous ou chez ceux qui défendent des positions proches des nôtres.

Il est illusoire de penser que nos attitudes sont l’aboutissement d’un processus logique.

En réalité, à peu près toutes les attitudes, les vôtres comme celles de votre pire ennemi, sont également irrationnelles. Une équipe de psychologues scandinaves et américains l’a mis en lumière il y a quelques années en tentant de préciser le sens de ce mot ambigu. Une attitude, a-t-elle décrété, est une prédisposition émotive durable à percevoir les gens, les institutions, les conditions sociales, etc. d’une manière donnée et à agir en conséquence. Remarquez l’ordre des termes scientifiques choisis : la « prédisposition émotive » à agir de telle ou telle façon précède l’action proprement dite.

Si on les interrogeait sur la façon dont ils forment leurs opinions, la plupart des Occidentaux répondraient sans doute qu’ils font exactement l’inverse. À les croire, la réflexion viendrait d’abord, les sentiments ensuite. Autrement dit, le fait d’approuver ou de désapprouver, d’aimer ou de ne pas aimer dériverait d’un examen attentif des faits concernant (lui, elle, eux).

De la part de gens élevés dans le culte de l’indépendance intellectuelle, c’est une position compréhensible. Conditionnés à l’ouverture d’esprit, nous tenons pour acquis que nos opinions découlent de l’observation ou de la découverte d’un certain nombre de faits et de leur mise en ordre logique. Nous comparons ensuite ces faits et conclusions à une série de critères objectifs pour nous assurer de leur validité.

Peut-être procédons-nous avec pareille rigueur quand le problème ne nous touche pas au coeur, mais lorsqu’il concerne la société dans laquelle nous vivons, nous nous berçons d’illusions en nous entêtant à croire que nos attitudes sont l’aboutissement d’un processus logique basé uniquement sur des faits avérés. La psychologie montre au contraire qu’une petite proportion seulement des « données » sur lesquelles sont fondées les attitudes provient de l’observation ou de la collecte personnelle des faits.

La prédisposition à penser et à agir qui définit une attitude surgit en fait d’un ensemble de croyances préétablies, qui oriente la pensée et l’action du sujet. Or, une croyance est une vérité subjective, non objective. Sa propagation au sein d’une collectivité s’accompagne d’une élaboration et d’une simplification qui débouchent souvent sur une affabulation pure et simple, une mythification des triomphes passés et des ennemis ancestraux, par exemple.

Les attitudes transmises par la famille ou par un groupe ancré dans ses traditions et fermé aux apports extérieurs sont particulièrement riches en éléments mythiques. Nos ancêtres héritaient de leurs parents et d’une collectivité homogène des croyances religieuses, sociales et politiques qu’ils conservaient grosso modo jusqu’à leur mort. Les choses se passent toujours ainsi dans une grande partie du monde, mais en Occident, l’avènement d’une société pluraliste s’est traduit par l’abandon ou la modification de certaines attitudes traditionnelles. Soumis à une kyrielle d’influences culturelles et intellectuelles, nombre de fils et de filles par ailleurs dévoués refusent désormais de se plier aux diktats et tabous de leur clan originel, surtout dans le domaine du coeur.

Là où l’influence de la famille et de la tradition faiblit, les attitudes ne disparaissent pas : elles migrent. Au Canada, par exemple, la région suscite une loyauté qui transcende l’appartenance ethnique ou le statut social et génère certaines des attitudes les plus affirmées. Avec le temps s’y ajoutent celles des organisations auxquelles on adhère : associations, syndicats, partis politiques, entreprises… Quand les gens parlent de « culture d’entreprise » ou de « ligne de parti », ils réfèrent en réalité à des attitudes.

Le métier peut être une autre source d’influence non négligeable. Il y a, au sens large, des attitudes propres aux agriculteurs, aux artistes, aux médecins, et ainsi de suite. Les opinions qui en découlent ne sont pas moins sincères parce qu’elles défendent des intérêts particuliers. Il nous arrive aussi de partager les attitudes de groupes qui n’en sont pas, du moins officiellement. Qui oserait jurer que le fait d’appartenir à une classe d’âge ou de revenu ne colore pas sa vision du monde ?

Le biographe Carl Van Doren voyait en l’homme « un mouton pour la crédulité, un loup pour la conformité ». L’instinct grégaire de notre espèce est si puissant qu’il nous fait hésiter à prendre des positions fermes de peur d’être exclus de la compagnie de nos semblables. C’est ce qui explique qu’on puisse en arriver à récuser des faits établis et à taire ses opinions personnelles quand on discute d’une question à forte charge émotive. Des expériences ont montré que les membres d’un groupe préféreront changer d’avis plutôt que de se trouver en désaccord avec la majorité, même s’ils savent pertinemment qu’ils ont raison.

Les attitudes ne sont cependant pas un simple réflexe du type « qui se ressemble… ». Elles sont de véritables systèmes de pensée. Elles déterminent la façon dont l’information reçue par le sujet sera interprétée. Elles sont les sentinelles de la conscience, laissant passer les impressions qui les confirment, barrant la route à celles qui les infirment. Cette sélection inconsciente joue parfois d’étranges tours à la raison.

Ainsi, elle la met à l’occasion en contradiction flagrante avec elle -même. Prenez le cas des répondants à un sondage qui devaient cocher, sur une liste de qualificatifs parmi lesquels figuraient « agressif » et « craintif », ceux qui leur semblaient correspondre aux traits dominants de certains groupes ethniques. Certains, mal disposés à l’égard d’une ethnie, ont trouvé tout naturel de lui attribuer ces deux traits alors qu’ils sont, en bonne logique, parfaitement antinomiques. Leur préjugé les prédisposait à croire n’importe quoi, même les choses les plus absurdes, pourvu qu’elles avilissent le groupe honni.

Qu’est-ce qui fait que vous imputez au gouvernement les dégâts causés par la foudre à votre maison ?

Les attitudes déterminent aussi le degré de résonance de nos cordes sensibles à tel ou tel problème social. Lorsqu’on croit profondément à quelque chose, on est sans cesse à l’affût de preuves à l’appui de cette attitude; et on les trouve, quitte à interpréter les faits d’une manière très personnelle. Sous sa forme extrême, cela confine à la manie : la personne affectée fait des liens qui paraissent complètement farfelus à quiconque ne partage pas sa douce folie. Un homme qui exècre les gouvernements, par exemple, trouvera toujours moyen de blâmer le sien si la foudre frappe sa maison.

Sur le plan physique, l’attitude est une position du corps. Sur le plan social, la position de quelqu’un ne manque jamais de colorer sa vision des événements. Aux États-Unis, par exemple, on a demandé à des cadres et à des salariés syndiqués d’un échantillon de branches d’évaluer les pertes financières occasionnées à l’économie nationale par les grèves d’une année. Les premiers les ont grossièrement surestimées; les seconds les ont tout aussi grossièrement sous-estimées. Preuve que les gens voient ce que leurs attitudes les prédisposent à voir.

Nous avons tous des attitudes. Nouse ne saurions vivre sans elles… pour le meilleur et pour le pire.

Ils sont en outre parfaitement capables de se convaincre de la justesse d’un point de vue que tous les faits contredisent. Ce genre d’auto-intoxication atteint son point culminant au sein des mouvements radicaux et des sectes. Rien ne témoigne plus éloquemment de l’influence du groupe et de l’efficacité des techniques de lavage du cerveau que d’entendre des hommes et des femmes par ailleurs raisonnables prêcher avec ferveur des théories d’une fausseté patente. A les écouter, nous nous persuadons aisément que des gens normaux et sensés – comme nous – ne tomberaient jamais dans un piège aussi grossier.

Mais comme le dit le philosophe contemporain Rollo May, la certitude de n’avoir plus d’illusions est l’ultime illusion. Rien de plus naturel que de s’imaginer que ça n’arrive qu’aux autres; rien de plus faux non plus. Pour le meilleur ou pour le pire, nous avons tous des attitudes. Nous ne saurions vivre sans elles. Elles peuvent d’ailleurs s’avérer aussi utiles qu’elles sont parfois nuisibles.

Bonnes ou mauvaises, l’important est d’en être conscient afin de pouvoir reconnaître, derrière le masque de l’opinion informée, le visage de la réaction conditionnée. Cela vaut non seulement pour les opinions des autres, mais aussi pour les nôtres. Chaque fois que vous pensez ou dites quelque chose, il faut vous demander : cela vient-il de moi ou de mon attitude ?

Repérer dans le flot de la pensée ce qui tient du réflexe intellectuel n’est pas chose facile, car les attitudes empruntent volontiers les habits de la raison. Les plus profondément ancrées se trahissent toutefois à certains signes. La voix de l’attitude se reconnaît clairement aux détails suivants.

Elle trouve tout très simple. L’opinion fondée sur une attitude postule souvent l’existence d’un seul problème fondamental exigeant une seule solution radicale. Cette simplicité est si séduisante qu’elle emporte souvent l’adhésion unanime des auditeurs. Si vous vous surprenez à hocher la tête et à faire chorus avec les autres personnes présentes, votre opinion vous est probablement dictée par votre attitude.

Elle a réponse à tout. La personne dont la position est commandée par une attitude a un répertoire complet de réponses plausibles à opposer aux critiques et pallie très bien les points faibles de son argumentation. Persuadée d’être en possession de la vérité, elle ne voit aucun intérêt à présenter les preuves sur lesquelles elle fonde cette belle assurance.

Elle étouffe la critique. Certaines personnes sont si sûres d’avoir raison qu’elles suspendraient sans hésiter la liberté d’expression pour ce qui touche à cette vérité transcendante. Toute information ou opinion tendant à remettre en cause le caractère sacré des icônes qu’elles vénèrent leur paraît « inacceptable ».

Qu’elles soient anciennes ou modernes, les attitudes peuvent s’avérer également intolérantes.

Elle exagère systématiquement. Les gens qui prônent des changements profonds dans des domaines comme la santé et l’environnement essaient souvent de mobiliser par la peur une opinion trop apathique à leur gré. Si nous ne faisons pas ceci, des millions vont mourir; si nous ne faisons pas cela, une partie de la planète, voire la terre entière, sera dévastée. L’attitude qui les inspire exerce une telle emprise sur leur esprit qu’ils en perdent le sens des proportions.

Elle ne dédaigne aucun argument. Une cause qui repose uniquement sur une attitude sera défendue contre vents et marées, quitte à faire sombrer ses partisans dans le ridicule. Pendant une bonne partie de ce siècle, les Américains ont soutenu mordicus qu’il était juste et bon de parquer les Noirs à l’écart des Blancs, tout au bas de l’échelle sociale. Pour se justifier, des porte-parole de la population blanche du Sud sont allés jusqu’à dire que les Noirs préféraient la discrimination à l’égalité des chances et qu’en les laissant « à leur place », on les rendait plus heureux qu’en leur conférant la plénitude des droits civils américains.

Elle s’invente des ennemis. Les attitudes collectives se nourrissent souvent de griefs réels ou imaginaires à l’encontre d’un autre groupe. Si on vous parle d’abondance de ce qu’ils ont fait, et en particulier de ce qu’ils nous ont fait, vous pouvez parier que c’est une attitude qui s’exprime.

Ce ne sont là que quelques-uns des signes auxquels on reconnaît les opinions dérivées d’une attitude. Ces opinions, ne l’oubliez pas, peuvent être les vôtres.

Mais au fait, pourquoi devriez-vous trouver gênant que vos attitudes pensent à votre place ? Entre autres parce qu’en jugeant et en agissant sans avoir bien évalué tous les faits, vous risquez de blesser ou de léser autrui. L’intolérance, le racisme, le revanchisme, la xénophobie et bien d’autres comportements tout aussi déplorables trouvent leur germe dans des attitudes.

Critiquer vos attitudes vous donne aussi une chance de les améliorer. Quoiqu’en disent certains, notre époque a vu bon nombre des anciennes idées reçues céder la place à des positions plus éclairées. Les changements de mentalité survenus en Occident ces dernières années ont produit une société plus humaine et plus égalitaire. Pensez seulement qu’il n’y a pas très longtemps, au Canada, la « sagesse » populaire soutenait qu’un handicapé physique était incapable d’occuper un emploi « normal ».

Cela dit, le mieux se révèle parfois l’ennemi du bien, et ce risque nous oblige à une vigilance constante. Les attitudes modernes peuvent s’avérer aussi intolérantes que les anciennes, surtout si elles font consensus dans l’opinion. Il sera toujours inadmissible de brimer les droits d’une minorité pour satisfaire les désirs de la majorité. Si incontestables qu’elles paraissent lorsqu’elles sont adoptées, les attitudes majoritaires doivent être régulièrement remises en cause afin d’établir leurs conséquences pratiques et leur adéquation aux réalités nouvelles.

L’examen systématique des attitudes, les vôtres surtout, ne peut que rehausser la valeur de votre contribution à la société. Pour tout dire, aucun citoyen digne de ce nom ne saurait se soustraire à ce devoir de critique. Vous aussi, vous devez faire l’effort de réfléchir, de tirer vos propres conclusions, de séparer le plus complètement possible le vrai du faux.

Au delà du devoir, il y a dans l’exercice de cette responsabilité civique une promesse d’épanouissement et de bonheur personnels. Car, comme l’écrivait dans son vieil âge le sage évêque anglais William Wharburton, « de tous les exercices, les plus importants et urgents sont ceux qui nous font découvrir notre propre nature ». Quel meilleur point de départ pour cette exploration intime que l’examen lucide des étranges phénomènes que nous appelons attitudes ?