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L’intolérance est une malédiction à laquelle notre siècle n’échappe pas plus que les autres époques de l’histoire. La conjurer exige d’en connaître tous les ressorts. Or, s’il est une chose certaine à propos de cet ennemi sournois, c’est que son refuge le plus sûr se trouve en nous…

À observer la marche du monde, on ne devinerait jamais que les Nations Unies ont dédié 1995 à la tolérance. Oubliez les discours de circonstance, regardez les faits, et vous serez tenté de conclure que l’humanité est en train de célébrer l’année internationale de l’intolérance.

L’Afrique, l’Asie, l’Europe centrale, le Moyen-Orient, même la présumément paisible Amérique du Nord résonnent sans trêve des cris déchirants des blessés et des agonisants. Ce qui impulse chaque bombe, balle ou lame mise au service de ces carnages, c’est le refus obstiné d’admettre que le voisin puisse être différent de soi. Comble d’horreur, la distinction au nom de laquelle on massacre est souvent si fine qu’aucun observateur étranger ne la perçoit.

Il est profondément déprimant de constater que ces tragédies surviennent l’année même du cinquantième anniversaire de la fin d’une guerre livrée justement contre une jumelle de la barbarie qui a inventé la « purification ethnique» et produit les monceaux de cadavres mutilés dont nous gave quotidiennement la télévision. Aurions-nous versé en vain ce sang, cette sueur et ces larmes?

Le pessimiste répondra naturellement que oui, et a priori, ses arguments semblent convaincants. N’avons-nous pas vu des ethnies qui coexistaient pacifiquement depuis des générations s’enfoncer dans des guerres d’une cruauté inexpiable? Des querelles de doctrine religieuse basculer dans la guerre civile à coup de mitraillages aveugles et d’attentats à la bombe? L’affreuse croix gammée des nazis réapparaître sur les murs, puis sur les mines calcinées des maisons et enfin sur les corps ensanglantés des victimes du racisme? Non, le pessimiste ne manque pas d’arguments pour justifier son intime conviction que l’homme a été, est et sera toujours un loup pour l’homme.

L’optimiste peut toutefois légitimement lui opposer que la Seconde Guerre mondiale n’a pas été livrée en vain puisqu’elle a convaincu les gens éclairés que l’intolérance était un mal. Pas un mal nécessaire; un mal absolu que les justes sont tenus de combattre avec la dernière énergie.

Avant 1940, à part quelques idéalistes occidentaux, personne ne s’insurgeait contre la discrimination et les autres violations des droits fondamentaux qui se commettaient quotidiennement dans tous les pays démocratiques – ne parlons pas des zones plus reculées du globe – sous l’empire d’une intolérance de bon aloi.

Les membres de la majorité ou de l’élite ne voyaient aucun mal à écarter sans ménagement de la table du festin quiconque avait le malheur de ne pas être des leurs du fait de sa religion, de sa race, de son sexe, de sa naissance, etc. Pour ces élus du destin, la discrimination était aussi naturelle que la respiration.

Les rares protestations qui surgissaient, toujours aux marges du système, valaient en général à leurs auteurs un ostracisme implacable, voire une persécution acharnée de l’État, qui les considérait comme des exaltés et de dangereux agitateurs. La discrimination était si répandue et si bien vue qu’elle était même consacrée par la loi.

Il a fallu les atrocités des camps de la mort pour dessiller les yeux d’un Occident anesthésié par la banalité de ce mal. En révélant au monde l’horreur absolue à laquelle l’intolérance pouvait conduire, la victoire alliée lui a lentement fait perdre droit de cité dans notre société.

« Le miracle, c’est que… des millions de Canadiens ont eu honte.»

Dans un livre récent intitulé Victory 1945, les historiens Desmond Morton et J. L. Granatstein relatent un épisode qui a grandement contribué à faire évoluer la mentalité canadienne après la guerre. Pour en mesurer l’impact, il faut savoir qu’avant ce conflit, le Canada freinait l’immigration asiatique par tous les moyens à sa disposition, allant jusqu’à imposer une capitation dissuasive aux Chinois.

Après la déclaration de guerre contre le Japon, ce racisme larvé éclate au grand jour. La loi se mue en instrument de persécution: les Canadiens de souche nipponne sont expulsés de chez eux, enfermés dans des camps de concentration, dépouillés de leurs biens. Le gouvernement prend prétexte du risque d’espionnage et de sabotage pour justifier ces mesures qui brisent les vies de 26 000 personnes, dont une large majorité de citoyens canadiens. Il n’a pas la moindre preuve de l’existence d’une cinquième colonne japonaise, et personne n’en fournira jamais. Peu importe: cette iniquité est consommée dans l’indifférence générale.

La paix revenue, pour faire bonne mesure, le gouvernement fédéral décide de renvoyer « chez eux» tous les Canadiens d’origine japonaise, bien que la « patrie» où la plupart d’entre eux n’ont jamais mis les pieds soit en ruines et en proie à la famine. Incapable de faire adopter une loi en ce sens, il exerce des pressions extrêmes pour contraindre les indésirables à partir. Quatre mille Canadiens quitteront notre sol sous la menace avant qu’un mouvement d’opposition, né en 1946, parvienne à mettre fin à cette conspiration officielle.

Ce sursaut populaire marque un tournant dans l’histoire sociale du Canada. « La déportation des Canadiens de souche japonaise était un acte de racisme officiel, notent Morton et Granatstein. Le miracle, c’est que, pour la première fois peut-être, des millions de Canadiens ont eu honte.»

Ce même sentiment de honte face aux abus du pouvoir politique a sonné le glas de la discrimination officielle dans la plupart des démocraties. Pour ne citer que l’exemple le plus connu, la ségrégation pratiquée dans le sud des Etats-Unis a été jugée inconstitutionnelle en 1960 parce que la nation américaine dans son ensemble ne la supportait plus.

Les progrès ont toutefois été lents et inégaux. Certaines minorités, les nations autochtones du Canada, notamment, ont attendu des années qu’on reconnaisse la discrimination dont elles étaient victimes. Et il reste beaucoup de pain sur la planche du législateur.

Tant de lenteur et d’irrégularité prouvent que le célèbre conférencier américain Henry Ward Beecher avait raison d’affirmer que rien ne s’éteint si lentement ou ne se rallume si vite que la flamme de l’intolérance. N’empêche qu’une prise de conscience a eu lieu: désormais, non seulement l’opinion censure les manifestations d’intolérance, mais elle accepte de soutenir les initiatives destinées à contrer ses pires méfaits, y compris à l’étranger.

S’il faut déplorer l’échec de la communauté internationale à dompter le monstre qui ravage l’ancienne Yougoslavie, on doit aussi reconnaître un certain mérite à ceux qui tentent de sauver la situation. Avant la Seconde Guerre mondiale, les frères ennemis auraient été livrés à leurs haines, et l’extermination du plus faible n’aurait pas provoqué un seul froncement de sourcil.

Il y a donc du progrès; mais un progrès fragile, que l’opinion semble, hélas, moins prête à défendre depuis quelques années. Dans plusieurs pays, les urnes ont récemment donné le pouvoir à des chefs politiques qui exploitent avec un art consommé les frustrations du groupe dont ils sont issus et suggèrent même à demi- mot à leurs partisans qu’ils sont en droit d’oppresser d’autres segments de la société pour défendre leurs intérêts. De là à réintroduire des mesures discriminatoires officielles, voulues ou non, le pas est vite franchi.

Comme la démocratie, la tolérance exige de ses défenseurs une vigilance constante. S’il est une leçon que nous devons retenir de la tragédie de 1939-1945, c’est que l’intolérance n’est jamais si insignifiante qu’elle ne puisse devenir mortelle: un ricanement, une insulte grommelée à mi-voix mènent parfois au génocide. Qui était Adolf Hitler en 1923? Le chef d’une bande de petits voyous qui se plaisaient à insulter les marchands juifs et les socialistes de Munich.

Les citoyens intègres de tous les pays doivent donc rester sur leurs gardes. Mais pour combattre efficacement l’intolérance, il faut pouvoir la reconnaître quand on la voit. Et ce n’est pas aussi simple qu’il y paraît. Si elle s’identifie et se censure aisément dans ses formes collectives extérieures – pogrom, guerre civile, massacre -, elle nous déroute souvent (et par là, échappe à toute condamnation) lorsqu’elle s’exprime de façon individuelle, particulièrement lorsque nous en sommes la source.

Pour en triompher, il faut d’abord admettre que son contraire n’est pas une vertu facile à cultiver. Faire droit aux justes revendications du prochain nous oblige souvent à sacrifier des avantages et des privilèges acquis de longue date ou même, ce qui est encore plus douloureux, des attitudes et des croyances auxquelles nous sommes attachés de toutes nos fibres.

Celui qui a dit que personne ne naît intolérant a raison jusqu’à un certain point: les jeunes enfants ne sont pas conscients de la race ni des autres traits distinctifs de leurs camarades. Mais l’être humain ne vit pas seul. Dès sa naissance, il s’intègre à un groupe qui façonne ses opinions et convictions. Il y puise le soutien émotif et matériel dont il a besoin pour s’épanouir; en retour, il lui voue une profonde loyauté.

l’intolérance passe d’autant plus souvent inaperçue que ses propagandistes sont souvent des gens très sympathiques..

Comme leurs ancêtres néandertaliens, les tribus modernes cherchent à s’isoler des influences externes pour préserver leur identité; mais dans le cercle étroit du clan, l’intolérance trouve un terrain fertile. Quiconque approche du périmètre de sécurité collectif sera perçu comme un ennemi en puissance, surtout s’il appartient à un groupe qui entretient un contentieux historique avec la tribu.

Même en l’absence de rancunes ancestrales, l’étranger menaçant deviendra « méchant» par définition. Et sa nature intrinsèquement mauvaise (puisque la vôtre est intrinsèquement bonne) le ravalera au rang d’être moralement inférieur.

Ce sentiment de supériorité ne suffirait pas à lui seul à justifier une discrimination systématique. Aussi allez-vous chercher d’autres motifs valables: la paresse, l’ignorance, la malhonnêteté congénitale, la violence innée… le choix est vaste. Quant à faire la preuve de ces affirmations… si tout le monde autour de vous le pense, cela doit être vrai, non? Et puis, ce n’est pas en contestant les idées reçues du clan que vous allez vous faire des amis!

Poussé à l’extrême, ce réflexe d’autodéfense peut mener le groupe dominant à accuser les victimes de ses agressions d’avoir provoqué elles-mêmes leur malheur en attaquant les premières. Ses membres affirmeront le plus sincèrement du monde que ce sont eux qui sont lésés par les efforts des dominés pour obtenir justice.

l’intolérance réussit souvent à se faire passer pour son contraire…

Ainsi drapée dans la blanche tunique de l’innocence, l’intolérance passe d’autant plus facilement inaperçue que ses propagandistes sont souvent des gens très sympathiques par ailleurs. Il y a quelque chose de désarmant dans la façon dont ils protestent de leur bonne volonté : ils n’ont rien contre leurs adversaires, jurent -ils. Ils ne se battent pas contre quelqu’un, mais pour faire valoir leurs droits.

Ils aiment à se présenter comme de braves gens dont on a tellement abusé qu’ils n’en peuvent plus. « C’est assez», voilà le cri de ralliement de tous les groupes qui tentent actuellement de remettre en question les progrès accomplis par les segments défavorisés de la société. Conscients de la force d’entraînement de ce sentiment d’exploitation, les démagogues n’hésitent pas à l’alimenter et construisent ainsi des mouvements populaires dont ils manipulent à volonté les adhérents.

Tout politicien un tant soit peu habile sait que la meilleure façon d’imposer son autorité consiste à désigner un ennemi à ses troupes et que la paranoïa est un superbe outil de manipulation. Des militants montés contre un adversaire n’ont plus assez de lucidité pour s’interroger sur les faits et gestes de leur chef. Ce qui lui permet de les voler tout rond ou d’assouvir sans entraves sa soif de pouvoir.

Pour tout dire, l’intolérance est si fondamentalement malhonnête qu’elle réussit assez souvent à se faire passer pour son contraire. « J’ai vu le fanatisme voler au secours de la tolérance», se lamentait le poète et essayiste Samuel Taylor Coleridge.

A toutes les époques, d’ardents défenseurs de la justice sont tombés dans l’aveuglement qu’ils dénonçaient si durement chez leurs opposants. En combattant l’intolérance par l’intolérance, on ne fait que déplacer le problème. La discrimination subsiste; elle ne frappe plus les mêmes catégories, voilà tout.

Distinguer les discriminations réelles des torts imaginaires n’est certes pas chose aisée. Les gens ont tendance à hurler à la violation de leurs droits dès lors qu’on réduit un avantage acquis ou anticipé. Et il peut arriver que les droits de deux groupes s’opposent. L’une des principales tâches de nos représentants politiques et des tribunaux est justement d’établir l’ordre de priorité à suivre dans ces cas-là.

L’intolérance ne frappe pas seulement les différences religieuses ou raciales; elle s’attaque avec la même hargne aux divergences d’opinion. Ce faisant, elle soumet les esprits éclairés à l’épreuve suprême. En démocratie, il est parfaitement légitime de s’opposer à une thèse qu’on juge scandaleuse, mais toujours inadmissible de chercher à l’étouffer en harcelant ceux qui la défendent ou simplement, en les privant du droit de parole (à moins qu’elle n’attente à la paix sociale par son caractère haineux). L’Inquisition n’a pas pris fin avec le Moyen Âge, malheureusement. Dans le monde entier, des gens sont encore emprisonnés ou persécutés pour des opinions qu’ils affichent ou qu’on leur impute.

choisir comme boucs émissaires ceux qui semblent directement responsables de nos désarrois…

Cette intolérance-là est la plus difficile à supporter pour celui ou celle qui tient à la liberté de penser. Ses serviteurs sont sourds non seulement aux opinions contraires, mais même aux faits qui démentent leurs thèses. Pourtant, la règle de tolérance de la démocratie nous oblige à les laisser s’exprimer; tout au plus pouvons-nous leur faire savoir clairement notre désaccord. Soit dit en passant, nous devrions le faire, par simple hygiène psychologique, même si cela nous donne l’impression de nous taper la tête contre un mur.

L’ire des intolérants n’épargne rien, pas même le mode de vie. Or, s’il est une règle qui définit la civilisation, c’est bien le respect des coutumes collectives et des habitudes individuelles. Ce que le grand éditeur américain William Allen White résumait ainsi: « Puisque les autres doivent supporter mes faiblesses, le moins que je puisse faire est de supporter les leurs.»

Il faut admettre que la tolérance ne vient pas naturellement, surtout à une époque comme la nôtre. Les traditions qui nourrissaient nos certitudes et notre sécurité psychologique tombent les unes après les autres. Quoi de plus naturel que de chercher une cause à ces perturbations? Quoi de plus normal que de choisir comme boucs émissaires ceux qui semblent directement responsables de nos désarrois? Les nouveaux arrivants, les défenseurs des minorités qui ont subi ou subissent encore la discrimination…

En quelques générations, la population canadienne a complètement changé de visage. Point n’est besoin d’une grande ouverture d’esprit pour voir que ce renouvellement l’a enrichie, dynamisée, revitalisée. Il a été possible parce que la tolérance régnait. Pour qu’il continue à porter fruit, elle doit demeurer maîtresse de nos pensées et de nos actes. Dans une société multiculturelle comme celle qui s’est créée au Canada, elle est le premier devoir du citoyen.

Quoique « devoir», avec sa connotation de corvée ou de fardeau, ne soit probablement pas le mot le plus heureux. La tolérance n’est pas une obligation désagréable; c’est la clé d’une vie heureuse et enrichissante dans notre pays.

Les Canadiens ne mesurent pas assez les bénédictions que leur ont apportés le multiculturalisme et la quête d’une société plus juste. Nous vivons aujourd’hui dans un pays mille fois plus intéressant et stimulant qu’avant la grande vague d’immigration de couleur.

Pour tout dire, nous vivons dans un pays meilleur. Car en reconnaissant et en rectifiant les injustices et iniquités qui ont entaché notre passé, nous avons gagné en moralité dans le sens noble du terme.

Ce qui vaut pour le Canada vaut pour le reste du monde: la tolérance est pour toutes les nations la voie la plus directe vers l’harmonie et la paix. Et malgré des reculs navrants çà et là, elle progresse d’un bon pas, entre autres parce que la mondialisation des échanges tend à renverser les antiques barrières ethniques, raciales et religieuses. On ne peut pas faire de bonnes affaires avec quelqu’un qu’on ne comprend et qu’on ne respecte pas.

À plusieurs endroits, des obstacles à la coexistence pacifique qui passaient pour insurmontables ont été balayés du jour au lendemain. Qui aurait dit, il y a quelques années, que les blancs et les noirs d’Afrique du Sud se donneraient la main pour construire un pays neuf sur les ruines de l’apartheid, ou que les frères ennemis d’Irlande du Nord déposeraient les armes et pénétreraient sans crainte dans les quartiers qui leur étaient interdits?

Nous aurions grand tort, toutefois, de nous imaginer que le combat contre l’intolérance se déroule uniquement sur des champs de bataille lointains. L’ennemi est sournois: il peut s’infiltrer dans les meilleures familles, les meilleurs pays. Il se rit des frontières. La première ligne de défense passe donc par nos maisons et nos quartiers, là où se forgent nos réflexes et nos attitudes. Nous ne sommes pas mieux immunisés que les autres peuples: nous devons nous battre aussi, ne serait-ce que pour leur tracer la voie.