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L’honneur est un bien trop coûteux pour trouver facilement preneur dans notre société complaisante, mais si nous n’en réapprenons pas la valeur, nous pourrions finir par payer un prix personnel et social exorbitant.

L’honneur est-il tombé en désuétude ? On le croirait volontiers, tant il se fait rare depuis quelques années. Comme le corset et la plume d’oie, il semble avoir été définitivement remisé au placard des accessoires périmés de l’histoire.

Quand avez-vous lu ou entendu pour la dernière fois le récit d’une ambition personnelle sacrifiée aux impératifs de l’honneur ? La chronique de notre temps abonde au contraire en gestes honteux aux conséquences scandaleuses, tragiques ou monstrueuses. Des générations entières ont déjà grandi sans connaître le sens d’expressions consacrées comme « l’honneur du nom » et « parole d’honneur ».

Mort, ou à tout le moins moribond, l’honneur fait pourtant… les honneurs de la conversation. Sans qu’on sache trop bien, du reste, de quoi on parle tant. Car enfin, quel rapport peut-il y avoir entre un tableau d’honneur et une demoiselle d’honneur, la légion d’honneur et une garde d’honneur, un diplôme honorifique et le point d’honneur qu’on met à arriver à l’heure ? Il faut avoir l’esprit curieusement tourné pour croire que faire honneur à un plat et à une promesse, c’est du pareil au même.

En fait, le mot a deux sens interdépendants. L’honneur, c’est d’abord un code de conduite, ce que Vigny appelait « la poésie du devoir »; c’est ensuite une distinction accordée à une personne ou à un groupe. La polysémie du terme suggère que si vous vous conformez à l’un, vous mériterez les autres. Voilà la finalité des actes publics « en l’honneur de… »

Que le mot soit dans toutes les bouches ne signifie pas que son sens premier soit bien compris. Si le concept semble désuet, c’est justement parce qu’il est étranger à la psychologie matérialiste d’une société de plus en plus imperméable aux choses de l’esprit.

Les Occidentaux ont tendance à croire que ce qui n’a pas d’existence physique – ce qui ne peut être vu ou palpé – n’a pas d’existence du tout. Dans leur scepticisme, ils font volontiers l’amalgame entre abstraction et illusion.

L’honneur a beau n’exister que dans l’esprit de ceux qui le vénèrent, il a été l’un des moteurs de l’histoire humaine. La quasi totalité des philosophes précontemporains ont vu en lui un ingrédient essentiel au bonheur individuel et collectif.

Il était jadis la valeur suprême, celle qui primait tout : ambitions, désirs, espoirs… Les sages y attachaient plus de prix qu’à leur vie, et beaucoup l’ont dit hautement.

Pour comprendre comment une idée pouvait ainsi dicter aux hommes leur façon de vivre et de mourir, il faut remonter aux sources de notre civilisation. Car l’honneur guidait la conduite de nos ancêtres bien avant qu’ils ne sachent en coucher la chronique sur le papier.

Composée au septième siècle avant Jésus-Christ, mais basée sur des mythes beaucoup plus anciens, l’Iliade donne un éclatant témoignage du culte que les anciens Grecs vouaient à l’honneur. Dans leur mythologie, il était en effet un don des dieux, un bien sacré que les hommes doivent défendre à tout prix. L’épopée d’Homère sur la reconquête de l’honneur perdu est considérée comme le premier chef-d’oeuvre de la littérature européenne.

Nous devons aussi au sens de l’honneur grec la démocratie qui nous régit; l’existence d’un régime de ce type présuppose en effet entre gouvernants et gouvernés un lien de confiance que seule peut inspirer une pratique sincère des règles de l’honneur. Voilà pourquoi, dans l’Athènes antique, le principal garde-fou contre les abus des hommes politiques et des grands commis de l’État était un serment solennel devant les dieux.

Le mythe des deux temples

L’Empire romain est l’inventeur d’un autre type d’honneur, sans doute le plus vivace de tous : celui du soldat. Exaltant la victoire et méprisant la défaite, l’instrument de conquête des généraux romains a inspiré au cours des siècles les exploits les plus hardis et les sacrifices les plus héroïques. Dans toutes les armées modernes, la dégradation constitue toujours la peine la plus infamante qui soit.

Tandis que les légionnaires romains versaient leur sang pour l’honneur de la patrie, leurs concitoyens lettrés méditaient sa nature. Pour le poète Ovide, par exemple, ce ne sont pas la richesse et le lignage qui font la grandeur d’un homme, mais son sens de l’honneur et la noblesse de son caractère.

Le mythe des deux temples de Rome exprime la même idée. Selon cette légende, ils étaient construits en enfilade, de sorte que pour se rendre au sanctuaire consacré à l’Honneur, il fallait passer par celui de la Vertu. La morale est évidente : l’honneur ne peut être ni légué ni acheté; il doit se mériter.

Honneur et honnêteté étaient si inextricablement liés dans l’Europe médiévale que la parole à elle seule pouvait emporter l’acquittement dans un procès civil : l’accusé dont la protestation d’innocence était solennellement avalisée par un nombre suffisant de personnes était blanchi. Principe certes inadmissible selon nos règles de loi, mais qui reposait sur le postulat qu’un homme d’honneur ne mentirait pas sous serment même pour sauver sa vie.

Le Moyen-Âge a donné naissance à ce qui est peut-être le symbole le plus brillant de l’honneur : le chevalier. Celui qui embrassait cet état devait jurer sur les reliques du saint enchâssées dans le pommeau de son épée de mettre sa vie au service de la foi, de la justice et des opprimés. Il est arrivé qu’un chevalier désobéisse en pleine bataille à son seigneur pour ne pas commettre une action qu’il jugeait avilissante, comme aujourd’hui on peut choisir de démissionner pour une question de principe.

L’idéal chevaleresque n’a pas été confiné au continent européen. Les samouraïs japonais et les Rajputs indiens étaient deux autres élites guerrières célèbres pour leur conception inflexible de l’honneur. En fait, toutes les sociétés, même les plus primitives, ont développé ce concept sous une forme ou une autre, signe que l’être humain aspire instinctivement à la justice et à la dignité.

Les anthropologues ont relevé quantité de similitudes entre les codes de conduite de sociétés anciennes qui n’avaient aucun contact les unes avec les autres. Ainsi, les langues celte et chinoise emploient le même mot pour désigner l’honneur : face. Le Celte qui faisait perdre la face à un autre Celte était puni d’une amende; encore aujourd’hui dans la culture chinoise, rougir, c’est mourir un peu.

Le rapport entre l’honneur et la vie fait partie des grands thèmes de Shakespeare. Ôtez-moi l’honneur, et ma vie est finie, s’écrie le grand dramaturge dans Richard II. Mais son oeuvre n’est pas une ode sans nuances à l’honneur. Othello, par exemple, tue sa femme parce qu’il la croit à tort coupable de l’avoir déshonoré. Et une tirade de Henri V déplore ouvertement le sacrifice inutile des hommes au « champ d’honneur ».

« L’honneur doit être un éperon pour la vertu, non un étrier pour l’orgueil ». Cette phrase de l’écrivain anglais Joseph Addison trouve une confirmation tragique dans l’histoire du duel. L’habitude de régler les « affaires d’honneur » à la pointe de l’épée a ensanglanté toute l’Europe, mais particulièrement la France, du dix-septième au dix-neuvième siècle, en dépit des sanctions sans cesse plus sévères des États, parce qu’elle exaltait l’esprit de caste d’une noblesse persuadée que l’honneur primait toute autre considération.

L’épidémie s’est répandue jusqu’aux confins de l’Amérique, et comme le coût modique des armes à feu y autorisait tout un chacun à jouer du pistolet comme Cyrano de Bergerac du fleuret, le duel s’est, pour ainsi dire, démocratisé. A la moindre blessure d’amour-propre, les balles sifflaient dans toutes les directions. Ces fusillades étaient illégales, mais qu’est-ce que la loi au regard de la vanité masculine ?

Le fait est que l’honneur et la loi forment parfois des mélanges détonants. La mafia sicilienne ne se dénomme-t-elle pas l’ « honorable société » ? De tout temps, les hors-la-loi ont lavé affronts et trahisons dans le sang. Malheur à celui qui livrait ses camarades à la police ! Aujourd’hui encore, le milieu exècre les mouchards.

De la Corse aux Appalaches en passant par l’Écosse, cet honneur mal placé a causé maintes vendettas familiales, mais c’est à l’échelle des nations qu’il a produit ses effets les plus cruels. Car l’honneur national n’est pas moins chatouilleux que celui d’un clan.

En 1870, Napoléon III et ses ministres décrètent que la Prusse a offensé l’honneur français dans l’affaire de la succession espagnole et lui déclarent la guerre. S’ensuit une défaite humiliante que la France paie de lourdes réparations et de la perte d’une vaste portion de son territoire. L’honneur français exigeant que les provinces occupées soient reprises à l’ennemi, la guerre se rallume en 1914, avec un solde de dix millions de morts. Cette fois, c’est l’Allemagne qui a perdu la face, et il faudra le bain de sang de la Deuxième Guerre mondiale pour éteindre cette nouvelle « dette d’honneur ».

La face noire de l’honneur est intacte.

En vérité – les documents d’époque l’attestent – le régime napoléonien se préoccupait moins de l’honneur que des intérêts politiques et stratégiques de l’Empire français; l’invocation rituelle avait pour unique but de mobiliser l’opinion en faveur de la guerre. Ce n’était ni la première ni la dernière fois que l’honneur servait de paravent. « Quand l’invité parle de son honneur, ironisait Ralph Waldo Emerson, l’hôte doit compter ses petites cuillers. »

Qu’en reste-t-il aujourd’hui ? Sa face sombre est intacte : les motards et autres bandes urbaines lavent encore dans le sang les insultes qu’ils ont subies, les dictateurs n’hésitent pas à invoquer la fierté nationale pour justifier leurs agressions. Le mouchard n’est pas plus aimé entre les murs d’une école que derrière les barreaux d’une prison, et les atteintes à la réputation requièrent toujours réparation, sinon à la pointe de l’épée, du moins en espèces sonnantes et trébuchantes.

Un code plus ancien et plus simple que l’éthique

La face claire de l’honneur, par contre, a été sacrifiée sur l’autel de la légalité. Mais la loi tolère quantité d’actes que l’honneur défend, pour paraphraser Sénèque. De là son côté tatillon et tortueux qui nous exaspère tous tellement. Point n’est besoin d’une loi pour obliger l’homme d’honneur à respecter ses engagements. Son code lui impose de tenir parole quel qu’en soit le prix. Les tribunaux n’auraient guère de travail si la majorité réglait sa conduite sur l’honneur.

Au lieu de nous interroger sur la légalité de nos actes, nous ferions bien de nous demander s’ils sont honorables. En privé comme en public. On entend souvent dire que le manque d’estime de soi est la cause profonde de beaucoup des problèmes psychologiques que sécrète notre époque tourmentée; si c’est vrai, l’honneur semble un remède tout indiqué. Ceux qui sont sûrs d’avoir bien agi ne doutent pas de leur propre valeur. Et ceux qui ne commettent pas d’action déshonorante n’éprouvent pas les remords qui dégénèrent si souvent en mépris de soi.

Pour choisir la voie honorable, il faut bien sûr la connaître. On ne peut donc que s’inquiéter de constater que celle-ci s’enseigne désormais sous la rubrique « éthique » dans les écoles plutôt qu’à la maison. Car l’honneur est à la fois plus ancien et plus simple que l’éthique. Ses règles tiennent en quelques lignes : dire la vérité, traiter avec autrui sans tricher ni dissimuler, refuser les avantages indus, cultiver la loyauté, remplir ses promesses, payer ses dettes, tenir parole.

Le code de l’honneur ne se prête pas aux raffinements des débats sur l’éthique. N’y cherchez pas les subtilités, les finesses qui vous permettraient de justifier quelques entorses discrètes à ses principes. Il ne se plie pas aux circonstances. L’éthique est relative, l’honneur absolu.

Quand donc verra-t-on un homme ou une femme politique faire campagne sans camoufler la vérité, voire la fausser carrément pour promouvoir une cause trop belle pour supporter la franchise ? Nos députés ont toujours le mot « honneur » à la bouche, mais l’observateur lucide de leurs débats serait en droit de se demander si l’épithète « honorable » dont ils s’affublent à tout bout de champ vise à décrire ou à prescrire un comportement.

L ‘honneur demeure la pierre angulaire des affaires.

La politique n’est pas le seul domaine de l’activité humaine affligé de la sorte, hélas ! De grands corps de l’État se livrent à des manoeuvres sordides pour dissimuler leurs erreurs, l’école militaire, jadis bastion d’intégrité, se transforme en nid de tricheurs et de menteurs. Des personnalités violent sans scrupules le secret professionnel pour faire la une; des industriels vendent sciemment des produits défectueux. A croire que le culte contemporain du succès a fait oublier la règle que prêchait déjà Sophocle au huitième siècle avant Jésus-Christ : mieux vaut perdre dans l’honneur que triompher par traîtrise.

La preuve suprême de la désuétude dans laquelle le concept est tombé nous est donnée par les mots qu’on emploie pour en parler. Droiture, sérieux, les euphémismes foisonnent. Parmi les plus couramment usités, il en est un qui a le mérite de bien cerner la nature profonde de l’honneur : c’est « intégrité », du latin integer, entier. « L’honneur ressemble à l’oeil, note le chancelier suédois Oxenstiern dans ses Réflexions et maximes, il ne saurait souffrir la moindre impureté sans s’altérer entièrement. » Une femme ne peut pas être à demi-enceinte, ni un homme à moitié honorable.

Indivisible, l’honneur est également intransmissible. Il dépend de vous, et de vous seulement, que vous en ayez ou non. De même que les chevaliers d’antan refusaient les ordres avilissants, de même vous devez résister à ceux qui tentent de vous faire prendre la voie large, douce et enrichissante du déshonneur. Obnubilée par le psychologique, notre culture ne demande pas mieux que d’excuser nos fautes en les rejetant sur les « autres » – parents, éducateurs, milieu, « système ». L’honneur interdit de se décharger ainsi de ses responsabilités.

La grande excuse des sans-honneur, c’est que « tout le monde le fait ». Le regard omniprésent et impitoyable des médias a fini par donner aux citoyens le sentiment que la société était complètement rongée par la duplicité et la corruption. Blasés, ils ne s’étonnent plus guère de l’abîme qui sépare leurs idéaux de la réalité. Et ils voient encore moins pourquoi ils devraient être exigeants pour eux- mêmes quand cela ne fait ni chaud ni froid à qui que ce soit.

Ce divorce entre théorie et pratique peut même amener les cyniques à ne voir dans l’honneur qu’une habile invention des élites destinée à subjuguer le peuple. Et il est vrai que beaucoup de soi- disant nobles chevaliers ont commis les pires exactions au nom de leurs beaux principes. Mais le dévoiement d’un idéal ne rend pas celui-ci caduc. Les principes de la chevalerie étaient admirables : ils prescrivaient explicitement aux membres de l’ordre de sacrifier leur intérêt personnel au bien commun.

Et pendant que les chevaliers s’affrontaient en tournoi et secouraient les demoiselles en détresse, dans le clair-obscur des échoppes et des comptoirs, les marchands bourgeois des cités médiévales, appliquant l’honneur à leurs propres fins, mettaient au point un système qui règle encore la conduite des affaires aujourd’hui.

Une opération économique qui n’est pas dénouée sur-le-champ par la livraison d’un bien ou le paiement d’une somme repose en effet implicitement sur la foi en la parole donnée. De nos jours, toutes les transactions financières et commerciales internationales sont ainsi faites « sur l’honneur ». Des milliards de dollars changent quotidiennement de mains sans autre garantie que l’intégrité des parties.

Désuet, l’honneur ? Autant que le satellite et l’ordinateur, en somme. S’il venait à disparaître, notre civilisation s’effondrerait. Aussi avons-nous tout intérêt à nous interroger un peu plus sur sa nature et ses exigences.

Le monde tournerait plus rond si, à tous les échelons de la société, nous étions plus nombreux à dire toute la vérité et rien que la vérité, à tenir parole contre vents et marées, à refuser les privilèges indus. Bref, à moins parler d’honneur et à y penser plus.